Introduction
"Comme le remarque Patrick Simon (2005), la question des discriminations a subi une transformation assez sensible en France ces dernières années. L’accumulation d’enquêtes convergentes a en effet quelque peu dissipé une perspective qu’on peu qualifier, avec le recul, de « grossièrement morale ». L’approche du racisme s’en est trouvée, elle même, renouvelée : désindexée de la lutte idéologique contre les groupements racistes, elle peut se recentrer sur « cette somme de petites décisions, de comportements ou d’appréciations qui, enchaînées et répétées de façon routinières quasiment invisibles, composent un système dense d’actes discriminatoires et empêchent l’accès plein et entier à la jouissance des droits d’individus définis par leurs origines ethniques et raciales. » (p.1).
Comme l’avance plus loin l’auteur (p.2), cette définition implique de faire pivoter l’essentiel du regard des principes aux conséquences : il ne s’agit plus de partir du discours pour aboutir à ses effets, mais de remonter des effets à des causes dont on ne sait pas a priori quelles formes elles empruntent.
Vu sous cet angle, le déplacement semble important. « Discrimination » ne semble ainsi plus pointer une classe relativement restreinte de phénomènes dont la familiarité semblait acquise antérieurement au travail d’enquête.
Pourtant, il n’est pas du tout sûr que le concept soit expurgé autant que possible de ce que Passeron (1982) appelait « sa capacité de désignation directe ». A lire dans le texte cité, la définition de la discrimination indirecte de l’Union européenne servant de base à l’argumentation, on cherche « [...] une disposition, un critère, une pratique [...] ». Les causes sont ici singulières et mutuellement exclusives. Il semble au premier abord qu’on ne puisse pas trouver des dispositions, des critères, des pratiques ou, pire, un enchevêtrement pluriel de ces trois éléments. Ainsi, la « simplicité » présupposée des processus en cause nous semble être un bonne indication de la persistance des attentes que les discriminations doivent prendre une forme reconnaissable, en deçà du travail de description et de mesure. On ne s’attend plus à trouver directement un idiome raciste. Mais on s’attend toujours à une certaine dose de familiarité : à ce que la réalité, des discours ou des actes, se résolvent en une interconnexion de moments ayant chacun leur portée propre.
Ce faisant, on réintroduit la figure (certes clarifiée) d’une intention sous-jacente. Sans doute, la nature discriminatoire des actes n’apparaît plus au premier abord. Ils sont « apparemment neutres » (p. 1), « quasiment invisibles » (ibid.) et demandent à être « révélés » (p. 8). Sans doute également, cette « révélation » n’est pas facile. L’impression néanmoins demeure qu’il s’agit toujours de faire « tomber le masque », même si celui-ci est plus épais et que sa chute nécessite plus de moyens, notamment statistiques, que dans sa version « grossièrement morale ».
Congédiée à un niveau programmatique, l’intentionnalité hante ainsi le propos pour réapparaître sous une forme qui ressemble à quelque chose comme une sécularisation. Les habitudes prises découlent ainsi de toutes les façons des « formations historiques des sociétés postcoloniales et post-migratoires. » (p. 8, souligné par nous).
Se donne-t-on ainsi des chances d’analyser des discriminations vraiment systémiques ? Car la différence entre la discrimination directe et indirecte est moins alors une différence de nature qu’une différence de degré dans la complexité organisationnelle. Il s’agirait alors de réarmer le regard pour retrouver le bon réagencement des parties plutôt que de changer profondément de perspective.
Le texte qui suit sur le processus d’orientation des élèves de troisième d’un collège périphérique tente de donner un aperçu de ce que pourrait être ce changement de perspective : trouver le système dans la discrimination plutôt qu’un système (même « dense ») d’actes discriminatoires. Ainsi nous espérons mettre en évidence que cette discrimination, si elle peut être établie, n’offre néanmoins ni moments intrinsèquement signifiants (du moins dans la partie ethnique), ni intentionnalité maîtresse, qu’elle soit sécularisée ou pas.
Mais avant cela, il nous faut revenir sur les raisons qui nous ont fait nous intéresser à la discrimination au sein du système éducatif français. (...)"