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Les défis d’une régulation institutionnelle des discriminations dans l’espace scolaire, recherches et expériences

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablejeudi 13 novembre 2014, par Cécile KELOUMGIAN, ENS Media, Françoise LORCERIE, Isabelle LOHRO-LEMAIRE, Ismahane CHOUDER, Joëlle BRAEUNER-MAGAR, Laurence UKROPINA, Stéphane Kus, chargé d’études centre Alain-Savary IFé/ENS de Lyon, Stéphanie BAUER

textes et vidéos des interventions de l’atelier animé par le réseau le 20/10/2014 à la première rencontre du RIED.
Les interventions de cet atelier ont cherché à croiser les différents points de vue (professionnels, militants, de recherche) pour proposer un espace de réflexion autour de la question des régulations des discriminations qui se produisent dans l’espace scolaire.

- comment dépasser la difficulté pour les professionnels portant cette question de trouver un espace légitime de travail pour sortir de l’« éducation à » ?
- comment faire en sorte que lorsqu’un espace légitime existe, il permette la régulation des phénomènes de racismes/sexismes, d’ethnicisation/sexisation, de discrimination, en interrogeant les systèmes normatifs de l’institution ?
- comment s’emparer de la question de la discrimination institutionnelle dans le champ scolaire pour construire et partager une réflexion systémique sur le fonctionnement de l’école en lien avec son environnement social ?

L’atelier était animé par Joëlle Brauener, doctorante en études de genre à Paris 8 et en sociologie à l’UQAM (Montréal) et formatrice auprès de professionnel-le-s de l’éducation dans le champ de la lutte contre les discriminations, le genre et l’égalité.

 Présentation du réseau national de lutte contre les discriminations à l’école, Stéphane Kus, chargé d’études au centre Alain-Savary / IFé -ENS de Lyon

Le réseau national de lutte contre les discriminations à l’école, porté par l’Institut Français de l’Education / ENS de Lyon, a vu le jour en novembre 2012 grâce à la volonté d’acteurs de terrain qui ont amorcé un travail sur la discrimination dans le champ scolaire. Il a une fonction d’intermédiation entre des chercheurs qui ont le souci de la régulation concrète du système, des professionnel-le-s qui sont en réflexion sur leurs pratiques au regard des fonctionnements de leur institution, et des acteurs associatifs engagés sur la question des discriminations dans le champ scolaire.

Les discriminations à l’école :

Il s’agit de développer un point de vue sur la question de la production des inégalités scolaires : passer de la question de la diversité des publics (sous-entendu, bien souvent, les « publics problèmes », ou à « besoins éducatifs particuliers ») à la production des catégories de publics par les pratiques et fonctionnements ordinaires, normatifs, de l’institution.

Mais la question est difficile à ouvrir :
- dans l’institution scolaire, du fait : d’une conception formelle de l’égalité dans l’école républicaine, des logiques de compétition, d’un fonctionnement qui tend à renvoyer aux publics la responsabilité de la réussite ou de l’échec, de conceptions moralistes autour des questions de racisme, de sexisme…, d’une absence de lieux de régulation et de discussion sur le travail, du poids du fonctionnement hiérarchique, etc. ;
- dans les champs de la recherche en éducation, du fait : d’un certain déni des rapports sociaux de race notamment au regard des rapports de classes sociales, de préjugés quant à la notion de discrimination, de segmentations dans le champ académique, etc.

La stratégie du réseau :
- Appuyer par le bas un travail dans l’institution ;
- Accompagner pour dépasser la culpabilisation et/ou le déni ;
- Articuler les différents discours de la recherche avec les pratiques et les savoirs professionnels, et les vécus et les savoirs des publics discriminés ;
- Permettre de réfléchir ensemble, entre enseignant-e-s, professionnel-le-s de l’Education nationale non enseignant-e-s, cadres des différents échelons, associations, parents…

 Les discriminations à l’école : de leur évidence à leur régulation, Laurence Ukropina, professeur de Lettres, coordonnatrice du pôle égalité au rectorat de l’Académie de Nancy-Metz

L’Académie de Nancy-Metz a mis en place un plan de lutte contre les discriminations, notamment ethnico-raciales, depuis 2008 qui fait suite à un projet européen. Elle est passée par l’étape du dévoilement de ce qui reste encore trop souvent un tabou en France : l’école discrimine, bien que souvent à son corps défendant. Elle s’est posée la question des actions à mener pour faire reculer la discrimination, diminuer l’impact de certains critères sur la réussite scolaire (cf. PISA 2012) et viser à davantage d’égalité.

La formation, l’information, la sensibilisation se sont imposées comme des évidences, comme des étapes premières et incontournables. Et elles le sont. Mais elles ne suffisent pas. La lutte contre les discriminations exige de réfléchir au mode de régulation des pratiques problématiques et déviantes par rapport à la norme d’égalité.

A partir de situations concrètes, il s’agit d’esquisser un début de cartographie de ce qui peut faire obstacle à la régulation des faits discriminatoires qui, lorsqu’on les décontextualise, sont unanimement condamnés.

Dans un premier temps, l’analyse porte sur la manière dont les situations potentiellement discriminatoires ne bénéficient pas forcément de l’espace de parole, de l’écoute et de la prise en compte dont elles ont besoin. Cela conduit à réfléchir plus largement à la manière dont l’école accueille la parole des élèves et des familles, mais également celle des professionnels.

Un second temps, vise à décrire ce qui, contre toute attente, annihile l’aspect révoltant, immoral et illégal de la discrimination pour la faire disparaître dans une chaîne de gestes professionnels qui visent à éviter les conflits, les désaccords, les tensions et qui empêchent donc que les auteurs de discrimination – volontaires ou non, conscients ou non – rendent compte de leurs actes, réparent et modifient leurs pratiques discriminatoires.

 Gérer les publics en difficulté plutôt que les difficultés d’apprentissages, quels effets sur les questions de discrimination ? Isabelle Lorho-Lemaire, professeure des écoles, titulaire d’un Master en sociologie Université Paris 7 Diderot « Migrations et Relations interethniques »

La recherche, menée dans le cadre d’un Master de sociologie, portait sur la mobilisation de critères ethniques dans la construction des publics de la difficulté scolaire. Une série d’entretiens avec les enseignants d’une école élémentaire sur leurs élèves en difficulté a permis de constater que le repérage et la remédiation de la difficulté scolaire se concentraient sur une minorité d’élèves vus par les enseignants notamment à travers des jugements ethniques.

Les publics de la difficulté scolaire sont construits à partir des politiques éducatives, qui conduisent à identifier les besoins de publics segmentés. La culture managériale s’impose dans l’institution scolaire, gérée sur la base d’objectifs ambitieux et détaillés d’acquisition des compétences, d’une obligation de résultats et d’une politique d’évaluation rigoureuse. A l’échelle d’une école, les enseignants identifient leur public en difficulté selon des indicateurs de réussite très normés. Ils évaluent les performances, décident des passages et orientations, et sont eux même jugés sur leurs résultats. Lors de l’enquête, les entretiens avec les enseignants ont mis en évidence des discours qui dépassent les constats purement didactiques ou pédagogiques. Lorsque les difficultés inhérentes aux apprentissages mettent en échec le professionnalisme des enseignants, elles sont interprétées en déficit éducatif des familles, ou expliquées par une incapacité culturelle ou sociale.

Ainsi, les enseignants sont amenés à activer toute une série de préjugés ethniques, qui s’enracinent dans le référentiel de valeurs de l’école Républicaine mais aussi dans les processus ordinaires de catégorisation. Or, le basculement dans la stéréotypie ou le jugement de valeur contrecarre l’effet propre des pédagogies mises en œuvre : l’assignation d’une identité supposée, ou le regard dévalorisant qui affecte la relation enseignant-élève ou enseignant-parents ne peuvent que perturber les conditions d’apprentissage. Plus encore, lors des décisions d’orientation, les anticipations négatives des enseignants, liées à l’ethnicité, peuvent être déterminantes.

Comment contrecarrer les effets de stigmatisation et de discrimination d’une gestion par les publics de la difficulté scolaire ? Être formé en tant qu’enseignant sur les processus de catégorisation ethnique et mieux se concentrer sur les gestes professionnels, seuls garants d’une pédagogie réellement neutre ? Lâcher prise dans la définition des objectifs et critères de la réussite scolaire ?

 Réinscrire l’éthique professionnelle dans la formation des enseignants, Françoise Lorcerie, Directrice de recherches au CNRS, IREMAM Aix-En-Provence

L’éthique professionnelle est à considérer comme une composante de la compétence enseignante. Il faut donc lui faire une place en formation. Etre enseignant implique d’adopter des postures et d’engager des pratiques à l’égard d’autrui qui ne sont pas forcément en place antérieurement ; et de s’y référer avec ses collègues ou ses partenaires pour ajuster les coordinations au sein des équipes. Aujourd’hui, ce sont les biographies personnelles qui constituent les principales ressources de l’action éthique puisqu’il n’y a pas de formation instituée… Jérôme Deauvieau fait la même remarque à propos de la pédagogie mise en œuvre en classe dans une matière qu’il observe : la centration du travail des enseignants sur les apprentissages des élèves est très inégale, et elle varie en fonction de la biographie des enseignants et non des principes qu’ils énoncent en entretien. En l’espèce la façon dont ils ont rencontré le savoir qu’ils enseignent apparaît comme la variable décisive, c’est chez eux « la seule ressource mobilisable face à l’incertitude professionnelle relative à la gestion des classes faibles » (Deauvieau, J., 2007, « Observer et comprendre les pratiques enseignantes », Sociologie du travail (49), p. 100-118.). Un tel constat accuse le manque en formation.
Luc Boltanski a analysé finement comment « l’amour » peut être appréhendé comme une compétence sociale, c’est-à-dire un ensemble de façons d’agir réglées par rapport à autrui. Son travail recèle matière à réfléchir en formation, d’autant qu’il compare « l’amour » et la « justice », deux compétences qui ont du sens dans le métier d’enseignant, et qui s’opposent sur bien des points (Boltanski, L., 1990, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Ed. Métailié.). Très précisément, l’essai de Boltanski peut aider à passer du code éthique à la pratique éthique, qui est ce qui importe in fine. Car s’il est crucial d’avoir un référentiel axiologique formel puisque cela gage de façon publique la mission des enseignants, c’est la formation, initiale et continuée, qui peut enraciner l’éthique professionnelle dans le geste professionnel et dans l’ensemble des conduites professionnelles.

L’expérience de Didier Moreau, philosophe de l’éducation et formateur, est précieuse ici. Laissons-lui la parole pour terminer : Le droit ne suffit pas, rappelle-t-il, « aucun code ne peut bannir les pratiques illégitimes qui ne respectent pas la personnalité morale de l’élève, son droit à l’éducation qui inclut d’être accueilli avec bienveillance dans une structure d’éducation ». D’autant que, d’expérience, les enseignants débutants sont très « réticents aux tentatives d’inculcation de valeurs ». Par contre le travail en formation à partir des situations qu’ils ont vécues en classe permet d’analyser ces situations comme des « épreuves herméneutiques », pour construire en commun une « éthique professionnelle appliquée » à ces situations. Les jeunes en formation adhèrent à cette démarche. D’où, pour le philosophe, « un optimisme raisonné dans les compétences des acteurs de l’éducation eux-mêmes à développer la dimension éthique de leur profession, dans la mesure où la formation qu’ils ont reçue leur permet d’accéder à la problématisation », ce qui est bien « la seule source légitime d’une éthique appliquée » (Moreau, D., 2007, « L’éthique professionnelle des enseignants : déontologie ou éthique appliquée de l’éducation ? », Les Sciences de l’éducation. Pour l’ère nouvelle (40), p. 53-76.).

 Parents d’élèves et école, quelle interaction ? Ismahane Chouder, formatrice à l’Ecole Supérieure de Journalisme, secrétaire générale de la Commission Islam&Laïcité, représentante des parents d’élèves FCPE

Le propos a abordé, à la fois du point de vue d’une expérience personnelle et militante, les difficultés des parents d’élèves à dialoguer avec l’institution quand se pose des problèmes de discriminations et/ou de stigmatisation, et sur l’intérêt - et la difficulté - pour les parents d’utiliser les espaces institutionnels (conseils d’école, de classes, réunions de rentrée, CA,...) pour amener l’école à réguler ces questions.

Il s’est agi aussi d’identifier et d’interroger les représentations et les stéréotypes mutuels à l’œuvre dans l’accueil/implication de certains parents ; les postures catégorisantes de l’institution à même de fonder un traitement différencié, inégalitaire, discriminatoire... et qui relèguent certaines familles dans une altérité identitaire (culturelle, sociale, religieuse...) visant, consciemment ou inconsciemment, à les mettre à distance et leur signifier leur non-appartenance à la communauté scolaire.

Il s’est agi enfin de proposer des pistes pour agir afin d’améliorer la coopération entre les parents et l’institution scolaire, notamment dans la lutte contre les discriminations.

 Le rôle des directions d’établissement dans la gestion de la diversité culturelle : une comparaison Suisse‐Québec, Stéphanie Bauer : Université de Genève et Haute école pédagogique du canton de Vaud

La gestion de la diversité culturelle fait aujourd’hui partie de l’agenda politique de la plupart des systèmes éducatifs. Notre étude propose un regard comparé entre le canton de Genève et la province de Québec, où les classes des centres urbains sont, en majorité, multiculturelles. Les acteurs concernés par cette étude sont les directions d’établissements scolaires. Leur rôle dans la gestion de la diversité culturelle n’est que peu abordé par la recherche francophone. Pourtant, les directions d’établissement scolaire représentent des acteurs‐clés à l’heure où les nouveaux modes de gouvernance pilotent les systèmes éducatifs et la gestion axée sur les résultats rend leur fonction d’autant plus importante.

Notre perspective de recherche s’inscrit dans une démarche qualitative compréhensive qui se veut une quête du sens des actions et des phénomènes sociaux. En nous basant sur le cadre théorique de la reconnaissance qui nous permet de conceptualiser la relation à l’altérité que peut entretenir l’institution scolaire, nous donnerons à voir le sens que prend la gestion de la diversité culturelle pour les directeurs d’établissement. Au total, 44 entretiens semi¬directifs ont été réalisés auprès des directions d’établissement scolaires à Genève et à Montréal. Les premiers résultats de l’analyse mettront en évidence le rapport à la langue et à la religion qui diffèrent entre les deux contextes.

 Eléments de synthèse de l’atelier, Joëlle Braeuner

Le propos de l’atelier, dès son intitulé, laisse entendre la présence d’obstacles à la possibilité de penser la régulation institutionnelle des discriminations dans l’espace scolaire. Cependant les échanges, loin de se focaliser sur l’identification des obstacles, les ont dépassés pour évoquer des pistes porteuses d’espoir concernant le « comment » de la lutte contre les discriminations.

Il s’agit d’abord de s’attarder sur des pratiques, susceptibles ensuite de générer des transformations au niveau institutionnel. Elles ont été évoquées à un double niveau : d’une part sous l’angle de l’expérience concrète de la discrimination, de ses manifestations et de ses effets ; d’autre part sous l’angle de l’analyse des pratiques professionnelles, qui, si elle n’est pas actuellement inscrite dans la culture du métier d’enseignant, semble être une perspective nécessaire pour ancrer les actes du métier dans un référentiel de valeurs, autrement dit dans un cadre éthique qui pourrait s’ouvrir à une réflexion sur l’amour, en tant que valeur fondatrice de l’acte éducatif.

La dimension du réseau et du travail collectif apparaît, à l’expérience, comme un facilitateur et un étayage important pour la construction d’une posture professionnelle plus cohérente. Les partages d’expériences dynamisent et favorisent la mise en œuvre d’actions novatrices à partir de positions professionnelles diversifiées, y compris en y associant des partenaires au-delà des frontières traditionnelles de l’institution. Cette dimension collective permet d’éviter les affects de culpabilisation qui peuvent émerger dans un processus d’analyse réflexive, en resituant la question des discriminations, non pas dans une interprétation individuelle, mais dans le contexte des rapports sociaux qui organisent la société.

A cet égard, il est noté un déplacement de l’expression des discriminations dans l’espace de l’école, du rapport social de classe à celui de la race, puis de son recouvrement avec la religion. Ceci établit bien la porosité des murs de l’école, qui se trouve être une arène dans laquelle se manifestent toutes les tensions sociales. Aussi la prise en compte des parents ne se limite-t-elle pas à leur assignation comme source ou explication des difficultés rencontrées par les élèves sur le plan scolaire, mais en tant qu’acteurs et actrices de l’école qui revendiquent légitimement leur place dans le jeu démocratique et refusent la stigmatisation dont ils peuvent faire l’objet.

L’atelier, via les témoignages des participant-e-s, a permis aussi d’établir le déficit de savoir-faire en matière de conflit dialogique au sein de l’institution, et la nécessité d’outiller ses membres pour mettre en échec « l’impuissance démocratique ». Ce faisant il sera possible de dépasser les logiques de régulation habituellement mises en œuvre qui se manifestent en particulier par la sanction répressive ou la dénégation.

Cette remise en cause d’une culture professionnelle (car c’est bien de cela qu’il s’agit) peut trouver son terrain le plus judicieux à l’échelon de l’établissement, en raison d’une part du mouvement d’autonomisation des degrés intermédiaires dans les organisations, mais aussi d’autre part, parce qu’il autorise la contextualisation de l’analyse et de l’action, au plus proche des intérêts de ses protagonistes. La perspective comparatiste internationale qui nourrit la réflexion du RIED confirme, si besoin est, la nécessité d’analyser les rapports sociaux dans leur dynamique et leur inscription localisée, pour être à même d’en envisager les transformations.

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