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Le modèle républicain d’intégration : implications pour la psychologie des relations entre groupes

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablevendredi 24 juillet 2015, par Rodolphe Kamiejski, Serge Guimond, Pierre De Oliveira, Abdelatif Er-Rafiy et Markus Brauer

Article initialement paru dans L’Année Psychologique, 2012, pp.51-85 et republié par ses auteurs sur le site d’archives ouvertes de l’Université de Clermont-Ferrand (hal-00983089) en avril 2014.

Résumé : Des analyses historiques et sociologiques ont mis en évidence les caractéristiques du modèle républicain en tant que tradition spécifiquement française d’intégration et d’organisation de la vie collective. Cependant, très peu de recherches en psychologie ont examiné les perceptions, les attitudes ou les croyances des individus à l’égard de ce modèle. Nous présentons les résultats d’une série d’études qui mettent en évidence deux dimensions distinctes et orthogonales structurant l’idéologie républicaine, l’une reliée à la citoyenneté et l’autre reliée à la laïcité. De plus, nous montrons que l’adhésion à ces principes républicains est non seulement très élevée mais qu’elle a des implications importantes pour comprendre les perceptions et les attitudes intergroupes des Français(es), ainsi que les orientations d’acculturation de Français(es) issus de l’immigration maghrébine.

Extraits

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« Le modèle républicain : l’intégration à la française

Le modèle républicain français repose sur un système politique où l’identité collective est créée par une adhésion volontaire de la communauté des citoyens à des principes et valeurs partagées (Bénichou, 2006). La France affiche ainsi les termes de son contrat pour la citoyenneté dans l’article premier de la Constitution française de 1958 déclarant que : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». En s’appuyant sur ces quatre fondements, ce système vise à assurer l’union fraternelle d’une nation de citoyens libres et égaux en droits. Mais ce projet politique fixe également par sa définition certaines limites aux droits et reconnaissances qu’il accorde. Ainsi, il affirme que le citoyen est l’unité de base de la République, avec pour conséquence, que seuls les individus et non les communautés soient reconnus et intégrés (principe d’indivisibilité). Autre principe fondateur, la laïcité s’accorde avec l’indivisibilité de la nation sur la place fondatrice (voire exclusive) de l’individu, en incitant au dé- passement des particularismes originels et notamment religieux. Ces deux principes affirment que « le lien social doit transcender les liens sociaux primaires » (Reynier, 2000). Seulement, ces principes, piliers du modèle français, se confrontent à une réalité souvent complexe (économique, migratoire et sociale), et bien différente de celle qui prévalait lors de leur édiction en 1958 (voir Bertossi, 2006 pour une perspective historique du modèle républicain). Ce système révèle dans les faits un certain nombre de dysfonctionnements au regard de ce qu’il promettait initialement.

Ainsi, l’intégration égalitaire prônée se trouve fortement mise à mal par l’existence de discriminations multiples (logement, travail, loisirs . . .) rencontrées par les franges les plus fragiles de la population (immigrés, chômeurs ... : Beauchemin, Hamel, Lesné, Simon, et al., 2010). Les études réalisées par Amadieu (2004, 2006) pour l’Observatoire des Discriminations viennent rendre compte à ce titre d’un tel phénomène. Utilisant la méthode du testing, il montre par exemple qu’un candidat dit « de référence » (homme, patronyme français, blanc, sans traits particulièrement disgracieux) aura entre trois et cinq fois plus de chance d’être convoqué à un entretien d’embauche qu’un candidat au patronyme maghrébin. Les Nord-Africains sont même une cible privilégiée d’hostilité en France (Pettigrew, Jackson, Ben Brika, Lemaine, Meertens, Wagner, & Zick, 1998). Le modèle républicain qui montre des difficultés, dans sa mise en œuvre, à prémunir ses citoyens face à ces injustices, porte également une certaine responsabilité dans le malaise ambiant au travers de ses orientations à l’efficacité discutable. Illustrations concrètes de telles situations, citons par exemple l’interdiction de produire en France des statistiques d’ordre ethnique (loi du 6 janvier 1978) ou bien encore l’intransigeance de l’État français face au port du voile à l’école (loi du 15 mars 2004). Ces mesures se voient contestées car elles seraient en fait susceptibles de masquer l’ampleur de certaines réalités (inégalités, exclusions. . .) vécues par ceux que la République s’est donnée pour mission de protéger. Comme le précise Reynier (2000), « initialement, la laïcité n’est pas pensée contre la religion » mais, comme le rapporte l’Observatoire Européen des Phénomènes Racistes et Xénophobes (EUMC) en 2006 sur la perception de la discrimination et de l’islamophobie par les membres des communautés musulmanes : « en France, les personnes interrogées estiment que l’interdiction dans les écoles publiques [du voile] a contribué à la création d’un climat d’hostilité envers les musulmans ». On est donc en droit de se demander si dans une plus large mesure, le principe de laïcité ne se traduit pas dans les faits par une certaine intolérance envers les religions et en particulier aujourd’hui à l’égard de l’Islam (voir Barthélemy & Michelat, 2007 ; Brouard & Tiberj, 2005 ; Mayer & Michelat, 2007). Ainsi sous un angle plus politique, alors qu’historiquement ce principe a pu constituer un élément fondamental de l’identité de gauche, depuis 1989 l’absence de vision commune de la laïcité n’en structure plus l’identité. La « défense de la laïcité menacée » est désormais reprise par une partie de la droite, des laïcs de droite étant plus intolérants que ceux de gauche (Baubérot, 2010 ; Barthélémy & Michelat, 2007).

Au vu des diverses contradictions soulevées au sujet du modèle républicain français, mais aussi de l’ambiguïté liée à son interprétation, il semble assez indiqué de chercher à comprendre plus exactement ce qu’il recouvre. Cela implique notamment de définir précisément ses contours, son contenu. Et également, de chercher à savoir si ce modèle fondé sur la place de l’individu préserve efficacement des haines et des conflits, et possède une influence positive réelle sur les relations intergroupes, à l’instar d’autres modèles influents tels que le multiculturalisme. Or, si les effets spécifiques liés au modèle républicain sont peu connus, de nombreux travaux issus de la psychologie sociale, plaçant de manière centrale la question des relations intergroupes et de leur nature conflictuelle nous permettent d’entrevoir certains de ses aspects. »

[...]

Etude 2

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Discussion

Notre premier objectif devait permettre la création d’un outil mesurant l’adhésion aux principes du modèle républicain d’intégration. La cohérence des résultats obtenus dans les deux premières études indique qu’il est important de distinguer deux principes lui étant reliés : la citoyenneté républicaine, facteur distinct et indépendant du principe de laïcité. Le niveau d’adhésion à ces principes est très élevé, plus élevé que l’adhésion au multiculturalisme, ce qui semble valider l’existence de cette tradition spécifique à la France. Contrairement au discours ambiant, il n’y a pas forcément de contradiction entre le multiculturalisme et certains aspects fondamentaux du modèle républicain français (objectif 2). Ces deux idéologies, rappelons-le, divergent pourtant dans leurs approches : l’une défend la reconnaissance des identités et l’autre l’élimination des catégories psychologiquement construites qui pourraient se référer aux diverses appartenances ou origines. Certains auteurs (Ryan, Hunt, Weibe, Peterson, & Casas, 2007) étudiant l’adhésion à l’idéologie color-blind « aveugle à la couleur » et au multiculturalisme aux États-Unis ont déjà pu observer un tel lien positif entre des conceptions a priori antagonistes. L’idéologie color-blind est ici à rapprocher du principe français de la citoyenneté. En effet, toutes deux reconnaissent et prônent l’égalité des individus sans que la couleur de peau ou encore l’origine ne soit considérée. Ainsi, les analyses de Ryan et ses collègues (2007) montrent que cette idéologie color-blind, bien que conceptuellement distincte, est reliée positivement et non négativement au multiculturalisme (pour les participants Noirs comme pour les Blancs). Toutefois les auteurs n’avancent que peu d’éléments pour expliquer cette corrélation positive. Nos résultats reliés à l’ODS (Orientation à la Dominance Sociale) suggèrent en revanche une voie de réponse possible : le principe de citoyenneté en France (comme le color-blind aux USA) partagerait avec le multiculturalisme le fait de relever d’une orientation égalitaire et donc, dans les faits, d’être relié négativement à la dominance sociale (objectif 3).

Dans l’ensemble, les résultats obtenus confirment les caractéristiques du « modèle républicain » décrites par Schnapper (2004) incluant l’idée que ce modèle « n’a jamais interdit le « multiculturalisme » dans la vie sociale » (p. 177). En revanche, le principe de laïcité, qui a dominé le débat public récemment, apparaît lui comme incompatible « psychologiquement » avec le multiculturalisme et comme un facteur d’ethnocentrisme et non d’ouverture et de tolérance. Ces résultats reflètent la perspective des membres du groupe majoritaire ou dominant. Tel que mentionné précédemment, une troisième et dernière étude a été menée afin d’examiner, à l’exemple de ce que suggère le modèle d’acculturation interactif (Bourhis, Moïse, Perreault, & Sénécal, 1997), le point de vue de Français d’origine maghrébine en tant que membre d’une minorité culturelle.”

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« Discussion générale

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Considérant que le modèle français est souvent présenté comme étant essentiellement un modèle assimilationniste (Barrette et al., 2004 ; Sabatier & Berry, 1999), ces résultats montrent les limites d’une telle conception. De toute évidence, il existe une composante d’assimilation dans la tradition française et on la retrouve dans la relation négative entre le principe de laïcité et les attitudes envers le multiculturalisme. La loi sur les symboles religieux à l’école a été défendue au nom de la laïcité mais elle porte une visée clairement assimilationniste qui revendique le conformisme aux valeurs de la majorité. Cependant, avec la citoyenneté républicaine, nos résultats montrent qu’il existe aussi une autre composante dans le modèle français qui n’est pas forcément assimilationniste. Ainsi, non seulement l’adhésion au principe de citoyenneté est reliée chez les membres du groupe majoritaire en France à des attitudes positives envers le multiculturalisme, mais les personnes d’origine maghrébine qui adhèrent davantage à ce principe souhaitent aussi moins s’assimiler et plus s’intégrer au sens du modèle de Berry (2005). Ces résultats ne sont donc pas compatibles avec l’idée que la politique française est exclusivement assimilationniste. Ils mettent en évidence une nouvelle dimension du modèle français qui semble des plus favorables à l’intégration sociétale au sens de Cohen (1999).

Les résultats du biais intergroupe des Maghrébins dans l’évaluation des Français et des Maghrébins viennent également plaider pour l’efficacité du modèle républicain, ou du moins de certains principes qui lui sont reliés. En effet, l’adhésion à la citoyenneté républicaine réduit le biais intergroupe des Maghrébins et se traduit par une évaluation positive et égalitaire des deux groupes. Dans une perspective assimilationniste, les Maghrébins devraient dévaloriser leur groupe et évaluer le groupe majoritaire plus favorablement. Or, nos résultats montrent qu’ils manifestent une évaluation positive de leur groupe. Le rôle de l’appartenance ethnique de l’expérimentateur apparaît ici comme important. Avec un expérimentateur membre du groupe majoritaire, les Maghrébins évaluent les deux groupes de manière égalitaire, alors qu’avec un expérimentateur maghrébin ils ont plus tendance à manifester un biais en faveur de leur propre groupe. Ceci suggère l’existence d’une saine estime de soi collective (Wright & Taylor, 1995). De la même manière, les participants maghrébins se disent davantage orientés vers l’assimilation avec un expérimentateur majoritaire. Ceci montre bien qu’il existe des normes dont il faut tenir compte dans l’étude des stratégies d’acculturation (voir Taillandier & Maisonneuve, 2005). Plus généralement, l’Étude 3 montre qu’il est primordial que les recherches futures contrôlent l’appartenance culturelle de l’expérimentateur. De nombreuses recherches qui observent un biais favorable à l’exogroupe rapportent des résultats qui sont probablement biaisés du fait que ce facteur n’ait pas été contrôlé (voir Guimond & Dambrun, 2003).

En conclusion, dans cette série de recherches, nous avons identifié deux dimensions indépendantes et orthogonales structurant l’idéologie républicaine, la citoyenneté et la laïcité. Les résultats suggèrent que ces deux composantes sont importantes pour comprendre les attitudes et les perceptions intergroupes en France. Dans la mesure où, comme le soutient Weil (2008) dans les propos cités en exergue, l’égalité est une valeur centrale de la nation française, c’est dans le principe de citoyenneté qu’on la retrouve aujourd’hui et non dans celui de laïcité.

L’incidence de ces principes en matière de préjugés laisse penser qu’ils pourraient intervenir à plus grande échelle dans l’évolution même des préjugés au sein de l’opinion publique en France. Ainsi, la cristallisation régulière du débat public autour de la question de la laïcité, à l’initiative de gouvernements de droite, plutôt que de la citoyenneté républicaine, permettrait peut-être de comprendre les évolutions de ces dernières années en matière d’ethnocentrisme (augmentation pour les Français les moins ethnocentriques, Mayer, Michelat & Tiberj, 2010). »

[...]

Voir en ligne : Consulter l’article intégral sur le site hal-clermont-univ.archives-ouvertes.fr

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