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La majorité des travaux de recherche explique les inégalités socio-éducatives et scolaire par les qualités différentes des publics. Si l’on a progressivement abandonné les références les plus visiblement naturalisantes, appuyées sur la mesure d’un « quotient intellectuel », une grande partie des études, y compris les plus récentes, maintient cette focale : on interroge la mobilisation et la participation des familles, on questionne la socialisation première des enfants, et leurs dispositions à l’égard de l’école ou plus généralement des normes, etc. On explique cela d’abord par des variables « sociales », c’est-à-dire en fait des positions socioprofessionnelles prises comme des caractéristiques des individus (et plus vraiment des rapports de classe).
Cette approche trouve également un large écho au niveau des acteurs publics, dont le travail est généralement défini par des populations cibles à éduquer, à insérer... Ces populations sont officiellement définies par des « difficultés » ou une « vulnérabilité sociale ». Pour expliquer ces positions sociales déclassées, les acteurs publics – et parfois aussi les chercheurs - recourent aisément à des théories culturalistes ou handicapologiques (inégalité des dons, des intelligences, etc.).
Lorsqu’on introduit dans cette réflexion la question des catégories ethnico-raciales, il semble se produire une réaction particulière, et ceci pour deux raisons combinées. Premièrement, la doxa républicaine veut que l’on bannisse ces catégories, et que l’on utilise préférentiellement celles qui biaisent, comme le « territoire ». Il pèse un tabou sur les catégories ethnico-raciales, que la recherche comme l’action publique partagent souvent sans mettre en question les présupposés idéologiques de cette affaire (ou en y adhérant). Deuxièmement, le rejet de ces catégories, sous prétexte qu’elles « dénaturent » des questions avant tout « sociales » indique un rapport particulier à ces questions. On dénie l’existence de « races » naturellement inégales, mais on semble visiblement continuer à croire dans le sens naturaliste de cette catégorie. Tabou d’un côté, mais maintien d’une croyance primordialiste de l’autre : voilà bien une situation de prescription contradictoire.
Les usages du concept « d’origine », et le recours même à cette notion (qui euphémise à bien des égards la question) en témoignent : on pense « l’origine » comme une appartenance et une qualité primordiales des individus et des groupes. De là que la recherche s’escrime, depuis les années 1990, à objectiver une « origine » (quand elle ne combat pas avec force toute référence à cette question), en discutant de la meilleure manière de s’y prendre. Tout en reconnaissant que ce n’est qu’un pis-aller, on privilégie selon les cas : une entrée géographique (migration), généalogique (génération antérieures), juridique (nationalité), et souvent, bien qu’en contrebande : une lecture ethnico-raciale qui fait de la « différence » un problème.
La question de la discrimination ethnico-raciale vient renverser cette approche, en pointant d’abord le fait que ce regard sur le public conduit à le minoriser. C’est-à-dire que, par l’approche même de la question, on impute au public un statut social de mineur, par définition en-deçà de la norme ; ce faisant, on lui transfert une large part de la responsabilité de cette situation. Ce processus de minorisation fait écho, plus généralement, à l’idée d’éducation, qui suppose d’assujettir des populations pour produire des individus (FOUCAULT M., « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976 , Paris, Seuil/Gallimard, 1997 ; RANCIERE J., Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, 10/18, 2004) - de là, peut-être, une difficulté particulière du champ éducatif à penser la discrimination. A travers ce mécanisme très banal de minorisation se produit et se confirme un ordre social fondé sur des inégalités de statut, de considération, de légitimité politique... qui justifient un traitement différent ou « adapté ».
La question de la discrimination est celle des pratiques et des fonctionnements institutionnels qui produisent les inégalités. Elle prend donc à contre-pied l’explication des inégalités par les publics, en montrant que ce regard même participe de reproduire et justifier un statut disqualifié ; cela concourt à tout le moins à occulter, des inégalités effectives de traitement. En s’appuyant sur le paradigme de l’ethnicité, la problématique de la discrimination prend dans le même temps à rebours l’approche de « l’origine », en montrant que cette construction sociale prend sens et forme dans des interactions entre des groupes, ou entre des individus et des institutions. C’est au fond la discrimination et l’ethnicisation qui (re)produisent de la différenciation.
A défaut d’opérer cette culbute dans la façon de formuler les problèmes, point de discriminations. Tout au plus verra-t-on d’exceptionnels épisodes « racistes », dans lesquels des professionnels s’en prennent ouvertement à leurs publics ; mais la forme singulièrement brutale de ces interactions, et leur exceptionnalité même, au regard de la banalité des mécanismes d’ethnicisation, semblera confirmer que le secteur éducatif n’est en soi pas concerné par le problème des discriminations.
A contrario, adopter des « lunettes sociales » adéquates, et se pencher sur la façon dont le fonctionnement des institutions éducatives et les pratiques de leurs agents traitent les publics conduit à voir des formes d’inégalité de traitement mettant en jeu les catégories ethnico-raciales. Une série de travaux sur ces questions, menées parfois de longue date, montre que ces processus sont souvent très banalisés, et aussi qu’ils s’inscrivent dans la plupart des dimensions qui constituent le fonctionnement des institutions éducatives et des interactions autour d’elles. L’hypothèse de la discrimination ethnico-raciale est donc une invitation à renouveler notre regard pour penser la façon dont les inégalités s’articulent à partir de l’action.