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Racisme et travail

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablejeudi 21 mai 2015, par Lise Gaignard

Cet article ouvre et présente le numéro 16 de la revue "Travailler" (2006) dont l’intérêt ici, même s’il ne traite pas du travail des agents scolaires, est de ne pas porter un regard moral sur le racisme et les discriminations raciales au travail, mais de montrer comment le racisme se construit dans le travail comme une idéologie défensive qui permet de "tenir" dans le travail et de rendre acceptable le maintien d’inégalités entre des groupes... avec l’hypothèse que plus le principe d’égalité est affirmé dans une institution, plus on a besoin d’une idéologie raciale qui justifie les traitements d’exception.

Une hypothèse féconde pour mieux penser l’action anti-discriminatoire dans l’école ?

Références

Gaignard Lise, « Racisme et travail », Travailler 2/2006 (n° 16) , p. 7-14, URL : www.cairn.info/revue-travailler-2006-2-page-7.htm, DOI : 10.3917/trav.016.0007, accès libre

Extraits

"Chacun a pu faire l’expérience du racisme au travail : soit comme témoin, soit parce qu’il l’a lui-même subie, soit parce qu’il a pu se trouver pris dans un « effet de système » assignant l’autre à une place définie par sa race. En ne mettant pas de guillemets au mot race, je ne l’emploie évidemment pas dans son sens de stigmate pseudobiologique, mais dans son sens de rapport hiérarchique entre des groupes humains, au même titre que la classe ou le genre. Utiliser le mot race plutôt que les mots ethnie ou culture est un parti que j’ai fini par prendre, car cela présente l’avantage de ne jamais perdre la qualité profondément inégalitaire de ce qu’on veut décrire dès qu’on parle de ce rapport social, source de traitement différentiel. Il ne s’agit pas d’examiner les différences entre les cultures ni entre les peuples et les difficultés qu’il y aurait à se connaître du fait d’un éloignement ou d’une méconnaissance, mais de tenir la question des inégalités quand elles sont essentialisées. On sait par les très nombreuses enquêtes récentes sur les discriminations que la couleur de la peau, des cheveux, mais aussi le nom ou une origine minoritaire supposée peuvent compliquer gravement l’accès au logement, à l’emploi, et à de nombreux services ou lieux publics. Considérant ainsi la race comme un rapport social fondamental, nous avons voulu instruire, dans ce dossier, la question de l’action contre les conduites racistes au travail et chercher comment le racisme pouvait se trouver au centre de la construction de ce que la psychodynamique du travail appelle « des idéologies défensives » contre lesquelles les dénonciations et préconisations ne suffisent pas.

L’expérience montre qu’il est souvent difficile de saisir et de rendre visibles les traitements différentiels (discrimination, restriction, voire privation du droit commun, délégitimation) : on ne voit pas, par définition, ce qui est écarté. J’ai eu la chance de participer à un groupe de recherche pluridisciplinaire « Le sens social des discriminations raciales : logiques... qui tentait de mettre en évidence les signes « en négatif » de la discrimination raciale, qu’elle se présente sous la forme de la négligence, de l’oubli ou encore sous la forme du déni d’une ségrégation nettement stigmatisée. Qu’il s’agisse « d’une mise à l’écart » de populations entières ou d’une altérisation méprisante (les bronzés), les mécanismes en sont occultés. Des dénégations du « Je ne suis pas raciste, mais… » aux dénis de « la discrimination raciale n’existe pas chez nous » (sans oublier le « simple » mensonge), le négatif marque à plus d’un titre les attitudes racistes. C’est pourquoi nous consacrons aujourd’hui un dossier à la mise en visibilité du racisme au travail.

[...]

Si l’on avait besoin de plonger au cœur de la « vraie vie », Olivier Noël Sociologue à l’Institut social et coopératif de recherche... nous en donne l’occasion, sa longue expérience de terrain examine les conduites de discrimination raciale des responsables des chambres des métiers et des responsables des chambres de commerce et d’industrie. Il « met en lumière des processus ordinaires qui concourent à des inégalités de traitement » d’une part et d’autre part l’organisation du « mensonge institué » qui leur fait écran. Les verbatim sont parlants :

« Je n’ai aucun problème avec les autres cultures, une fois j’ai même visité une mosquée en Turquie. Vous voyez, il n’y a aucun problème. Et en plus (en me montrant une photo de journal)… Regardez bien, ce monsieur à côté de moi est noir et nous sommes les meilleurs amis du monde. Alors vous voyez ? »

Ou encore :

« C’est vrai que certains [patrons du secteur] ont une certaine philosophie qui les amène à ne pas recruter de… de… mais cela n’est pas rédhibitoire. Non, le problème franchement n’existe pas. »

Déni, dénégation, mensonges, confusion, il ne nous fait grâce d’aucun mécanisme. Il décrit tour à tour la transmutation. Ce qu’il appelle dans ses ouvrages une « politique... du problème public (d’accueil, d’accès au droit) en problème du public (qui ne s’intégrerait pas), les différentes rationalisations (ce serait la clientèle qui serait raciste) pour finir sur le mensonge institué qui occulte (tant bien que mal) les discriminations. « Les discriminations raciales sont toujours considérées comme un “moindre mal” résultant d’autres enjeux (les élections consulaires), d’autres contraintes (la satisfaction d’une clientèle “raciste”) et d’autres objectifs (faire du profit) », nous dit-il.

[...]

Ce qu’on appelle souvent l’intériorisation des représentations (ici racistes) apparaît très clairement dans cet entretien comme une autocontrainte pour tenir au travail, non comme une sorte d’identification erronée, d’intégration passive de valeurs comme on l’entend fréquemment. Pas de place pour une quelconque erreur ici ni pour une passivité psychique, le racisme est non seulement un étayage, mais aussi une obligation pour coopérer, il est au centre d’une idéologie défensive de métier « L’idéologie défensive… émerge dans des situations... Un métier qui consiste à mettre en place et maintenir des inégalités, comme celui de « garde » ou de « gardien » peut-il s’effectuer sans catégorisation altérisante ?

Le racisme ne se présente-t-il pas ici comme un mode de régulation « naturelle » du travail ?

Jusqu’où pouvons-nous affirmer que certaines organisations du travail tolèreraient le racisme, certaines le solliciteraient, et que dans d’autres organisations il serait nécessaire de s’y conformer pour tenir ? Dans ce cas, les idéologies défensives ne guideraient pas seulement l’activité, elles en seraient l’émanation.

Nous ferions l’hypothèse que plus les conventions sociales sont égalitaires, plus le maintien des inégalités au travail a besoin d’idéologies essentialisantes présentant certains autrui (les immigrés en général, les sans-papiers, et bien sûr tous leurs descendants) comme originellement différents, pour justifier leur traitement d’exception. Sans cette opportune idéologie essentialisante, convoquée pour maintenir la position de dominant lors d’une extorsion de travail, la situation serait explosive, chacun serait en demeure d’avoir à justifier cet asservissement des corps du plus grand nombre pour le confort, l’enrichissement ou/et le pouvoir de quelques-uns. Le ressort fondamental du travail coextensif à la force est la naturalisation : certains sont là pour en servir d’autres, sans réciprocité, c’est naturel.

Les exemples développés ici par les différents chercheurs suggèrent que l’idéologie raciste participe de ce que la psychodynamique du travail appelle une idéologie défensive de métier. Alors que la sagesse pratique ou la prudence sont convoquées pour se protéger des risques de dangers ou d’erreurs pour soi ou pour les autres, l’idéologie défensive ne protège que des sentiments que la confrontation à ces risques engendre : la peur et la honte, ici la honte de participer à la reproduction des inégalités. Mais cette croyance, qui ne protège que de ses propres conflits internes, ne peut être maintenue qu’à la condition d’être partagée par tous dans une évidence muette et aveuglante. La moindre contradiction, mise en conflit ou simplement évocation du danger, de l’erreur, de l’injustice, sera écartée, violemment, par le mépris ou la moquerie.

[...]

Sans doute ressort-on de ces lectures plus embarrassés qu’on n’y était entrés, le racisme imprègne toutes nos représentations, la naturalisation des inégalités sociales est au cœur de nos catégories les plus habituelles. Le racisme n’est plus un mécanisme « des autres », nous avons à en reconnaître les ressorts dans notre propre conduite et dans notre manière de penser le monde."

Sommaire de la revue

- Pascale Molinier, Éditorial, Page 5 à 6
- Lise Gaignard, Racisme et travail, Page 7 à 14
- Olivier Noël, Idéologie raciste et production de systèmes discriminatoires dans le champ de l’apprentissage, Page 15 à 35
- François Vourc’h, Véronique de Rudder, De haut en bas de la hiérarchie syndicale : dits et non-dits sur le racisme, Page 37 à 56
- Estelle Carde, « On ne laisse mourir personne. » Les discriminations dans l’accès aux soins, Page 57 à 80
- Marc Bernardot, Le garde et l’interné : essentialisation des catégories et subversion des clivages dans les centres d’internement français de la guerre d’Algérie (1959-1962), Page 81 à 96
- Fatima Outaghzafte-El Magrouti, « Un métier pour les durs. » Entretien avec une chef de Service pénitentiaire, Page 97 à 110
- Laura Levine Frader, Séverine Sofio, Depuis les muscles jusqu’aux nerfs : le genre, la race et le corps au travail en France, 1919-1939, Page 111 à 144
- Christian Châtellier, Assistantes sociales de secteur : Humain, trop humain ?, Page 145 à 154
- Véronique Bénard, La souffrance éthique dans le travail des chargés de communication d’une administration, Page 155 à 170
- Valérie Ganem, Un processus d’assignation psychologique peut en cacher un autre. À propos de la couleur de peau en Guadeloupe, Page 171 à 182
- Hélène Y. Meynaud, De l’esclavage au travail forcé dans les prisons : apports d’Angela Y. Davis, Page 207 à 217

Accès à la revue sur Cairn.Info (accès libre)

Voir en ligne : Lire l’article de Lise Gaignard en ligne sur cairn.info (accès gratuit)

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