Le contexte
Dans une petite ville, une école primaire accueille les enfants d’un quartier stigmatisé où sont concentrées les familles issues de l’immigration et en situation de grande précarité sociale. Cette école n’est pas en Éducation prioritaire en raison du refus de la municipalité. Les enseignants de l’école se sentent démunis face à une situation où la violence et le racisme entre enfants s’exacerbent et qui engendrent chez eux un mal-être au travail. La directrice a cherché à organiser un temps de formation au sein de l’école pour aider l’équipe à trouver les pistes de réflexion et d’actions pour faire face à ces problématiques. Il lui aura fallu cependant deux ans avant de pouvoir trouver un intervenant qui puisse traiter avec eux de ces questions.
Cette formation de trois heures a réuni les 12 enseignants du CP au CM2, dont un maître supplémentaire, la psychologue scolaire qui travaille sur 19 établissements, et la directrice de l’école.
En parler...
L’équipe pédagogique a pu décrire plusieurs types de situations problématiques rencontrées et discuter de celles-ci.
Les enseignants ont remarqué que les élèves ne se mélangeaient pas. Ils restent groupés en fonction de leur origine ethnique, excluent les autres élèves jusqu’à refuser de les toucher. Le phénomène est surtout visible dans la cour de récréation. « Il y a des groupes d’élèves qui ne se mélangent pas ». « Dans la cour, il y a le groupe nord Afrique / Afrique Noire, avec l’exclusion des non-maghrébins, non-africains. » « Il y a le coin des froms, le coin des arabes. » Ici, l’appellation "from" est utilisée par les enfants pour décrire « les français », blancs de peau, qui ne sont pas issus de l’immigration extra-européenne. « Les instit’ aussi sont traités de froms. » « Je me mets pas avec toi parce que t’es un from. ». « Il y a un nouveau jeu, le « je te contamine ». Il y en a qui sont sales, d’autres propres, des non-musulmans, des musulmans. » « La vaccination, ça vient du C. Quand on habite au C., on est vacciné. » Le C., c’est le quartier ségrégué, au pied de laquelle l’école est implantée et où vivent majoritairement des populations immigrées ou issues de l’immigration du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.
Les enseignants ont relevé chez les enfants des questionnements sur leur identité, qui entraînent parfois des réactions violentes qu’ils ont du mal à gérer. « On voit beaucoup de violence sur l’identité. ». « Ils disent « moi je suis pas français, je suis musulman » ». « On entend des propos : « toi t’es pas un vrai musulman ». J’ai essayé de leur parler de laïcité, mais j’ai rien trouvé d’adapté aux enfants. » « Ils ont des gros problèmes d’identité. Ils ne savent pas leur nationalité. « - J’habite au Sénégal / au Maroc. - Non tu habites à... ». »
Le corps enseignant explique que leur école est très stigmatisée dans leur ville et qu’ils accueillent de publics difficiles, précaires, des enfants issus de l’immigration, ou en situation de handicap. « C’est l’école des arabes dans la tête des gens. » « Il n’y a pas le même public ailleurs, pas ces problèmes. » « Les élèves en difficulté dans d’autres écoles atterrissent chez nous. » « On fonctionne comme une éponge. » « On a une saturation d’élèves en difficulté. C’est plus 1 mais 2-3 par classes. » « On a des enfants handicapés. On a un questionnement sur ce qu’on lui laisse faire de plus que les autres. » « Il y a beaucoup de choses qu’on lui permet à cause de son handicap, elle a un statut particulier. On sent que les élèves se comportent avec elle comme une extraterrestre. »
Ils observent de nombreux problèmes de l’extérieur qui selon eux viennent impacter le climat au sein de l’école, des problèmes de communautarisme, de racisme, de violence. « Les problèmes du C., de la société se transposent dans la cour. » « Je n’ai jamais vu autant de familles qui marquent leurs différences, des femmes voilées. ». « On voit une augmentation du communautarisme. » « L’école arabe le renforce aussi. Il y a ceux qui y vont, et ceux qui n’y vont pas. On retrouve le Coran au fond du bureau. » « C’est difficile de jongler avec toutes ces différences. » « Il faut dire que dans le contexte d’élections municipales, il y a aussi des discours fachos qui reviennent dans la bouche des enfants. » « On entend des propos « il est noir, je lui donne pas la main ». » « On n’emmène plus nos enfants dans le centre-ville. On entend « ils font du bruit tous ces petits noirs / arabes ». » « Il y a un déni au niveau de la ville, de l’existence d’une population en difficulté. Ils ont refusé qu’on ait l’étiquette ZEP. » « Il y a des phrases « j’te tape », « j’te tue » venant d’un enfant du C. Des problèmes de racisme, des phrases violentes. » « Ils sont tout de suite dans la violence physique et mentale. Ils se castagnent. » « Il n’y a plus de communication entre élèves. Ils ne posent plus de mots : les claques partent, ils se battent, des fois en groupe. » « Il y a des parents qui disent « maintenant je lui dis de frapper ». Ça ne les gène pas. » La psychologue scolaire explique que les enfants sont partagés entre le modèle des aînés du quartier qu’ils cherchent à suivre, et ce qu’on attend d’eux à l’école. « Au C., le modèle est militaire et violent. C’est le modèle du clan des 18-20 ans qu’ils suivent. A l’école on leur dit que c’est tout le monde pareil. C’est compliqué. Ils ont tous encore envie de faire plaisir à l’enseignant. C’est des gamins secoués. »
Les enseignants rencontrent des sentiments d’injustice, voire de discrimination, des réactions de défense ou de rejet chez les enfants ou les parents qu’ils pensent infondés. « Les enfants : « De toute façon, vous interrogez que les froms ». » « Au "sou des écoles" [1], un parent a dit qu’on était pas une asso laïque parce qu’on fait une vente d’œufs à Pâques, et une vente de sapins à Noël. » « On a fait visiter une cathédrale, il y a des élèves qui ne voulaient pas rentrer. Ils se cachaient les yeux. Ils disaient qu’ils voulaient vomir. C’était ridicule. » « Les familles, des fois, quand ils sont convoqués, ils demandent « pourquoi vous me dites ça, c’est parce que je suis comme ça, parce que je suis arabe ? ». » « Moi aussi j’ai le papa barbu, la maman voilée qui me disent « vous êtes racistes » quand ils sont convoqués. » « Le problème de la religion vient vite dans les discussions. »
La psychologue scolaire pointe du doigt les tensions que ces problématiques font vivre aux enseignants. « Il y a une tension entre l’école égalitaire et la nécessité d’adaptation à tous, en fonction du handicap, de l’origine, de la famille. On a du mal à trouver un équilibre. » Elle explique que « Du coup, on fait un discours sur l’enfant, soit les problèmes viennent de l’enfant, soit l’enfant cristallise un mal-être. » « On va parler de trouble de comportement plutôt que de discrimination. »
Pour l’intervenant, la première étape dans la résolution de ces problèmes est de pouvoir en parler. Il explique que l’école s’est construite comme un monde clos qui serait hermétique à toutes ces problématiques, notamment ethno-raciales, d’où la difficulté de pouvoir en parler dans l’institution scolaire.
Quelques pistes d’analyse
Un handicap social ?
Jusque dans les années 70, l’école avait institué la catégorie « handicap social » et finalement, on a du mal à sortir de l’idée qu’il existe des handicapés sociaux à l’école. Quand on parle de ZEP, on garde cette idée qu’il y a d’un côté de bons élèves, et de l’autre mauvais. Au collège, on retrouve cette séparation avec les classes européennes qui ont été spécifiquement crées pour accueillir les élèves qui ne viennent pas de ZEP. Quand on regarde les résultats des enfants au brevet en fonction de l’école d’origine, on trouve des résultats très inégaux. On peut passer de 100% de réussite à 25-30% de réussite au brevet selon l’école d’origine. Comment peuvent s’expliquer ces inégalités en sortant de l’idéologie du handicap social ?
Certes, certains problèmes viennent de l’extérieur de l’école. Ici, l’école est implantée dans un quartier stigmatisé qui accueil des publics précaires. Mais l’école traite-t-elle vraiment tous les enfants de la même manière ? Leur donne-t-elle vraiment le même enseignement. L’école elle aussi produit et reproduit des inégalités. Les élèves eux-même se rendent compte qu’ils n’ont pas les mêmes chances scolaires que ceux de l’école d’à côté. Les injonctions paradoxales entre l’école égalitaire et l’enseignement différencié créent des tensions chez les professionnels de l’éducation. Pour dénouer ces tensions, il est nécessaire de ne plus penser en terme d’origine des problèmes, qu’ils soient dû aux origines des enfants, aux familles, à l’extérieur, pour réfléchir collectivement à la nature des problèmes (intrinsèques aux apprentissages).
Les questions d’ethnicisation et de racialisation
L’ethnie et la race ne peuvent pas se penser de manière naturalisée, comme une propriété des individus ou des groupes. Par exemple, ça ne veut pas dire la même chose d’être arabe à Alger ou dans la ville où se situe l’école. Ce sont les rapports sociaux, dont les rapports de domination, qui construisent l’identité. Il y a une interaction sociale entre le groupe majoritaire et les groupes minoritaires. On peut même parler de groupe « minorisé », à qui l’on dénie la même qualité de citoyen que le groupe majoritaire.
Que veut dire être musulman aujourd’hui, en France, ou dans telle ville ? Françoise Lorcerie, suite à une enquête menée à Marseille [2], explique qu’être musulman, ce n’est pas quelque chose de naturel. Il y a trois manière d’être musulman : parce qu’on est croyant, par solidarité, ou parce qu’on est musulman dans le regard de l’autre. Ces trois manières d’être musulman ne sont pas indépendantes les unes des autres.
Parler d’ethnicisation avec les enfants est un véritable enjeu. Ces questions sont très floues pour eux comme pour nous. Parvient-on à faire la part des choses entre la langue, la nationalité, l’origine, la religion, le quartier, comment la société nous perçoit...?
L’ethnicité est construite socialement. Et nous même ne sommes pas indemnes des catégories ethno-raciales, et ce malgré nos valeurs égalitaristes, laïques, anti-racistes. Par exemple, quand nous croisons quelqu’un dans la rue, nous le catégorisons. Discriminer, c’est faire des catégories, ce qui est essentiel chez l’être humain pour construire et se construire. Cependant, ces catégories deviennent problématiques quand elles orientent nos pratiques, mais nous avons du mal à en parler à l’école.
Les institutions, et notamment l’école, ne sont pas neutres dans la production de catégories. Elles produisent des publics. Les élèves de ZEP, les enfants du voyage sont par exemple des catégories officielles de l’Éducation Nationale. Et quand on parle des élèves de ZEP, c’est un euphémisme, car nous savons très bien quels enfants se cachent derrière ce terme. Ce sont notamment les enfants issus de l’immigration en situation de grande pauvreté. Françoise Lorcerie parle d’ailleurs d’un quasi-marché des postes dans l’Éducation Nationale [3], avec des établissements plus ou bien moins « côtés » en fonction du nombre d’enfants issus de l’immigration qu’ils accueillent. De même, les élèves de SEGPA représentent une catégorie dans laquelle on trouve entre autre des enfants nouvellement arrivés en France et des enfants en situation de handicap.
En tant qu’enseignant, nous devons faire face à ces problématiques, et pour y parvenir, nous devons en parler et y réfléchir collectivement.
Les inégalités construites à l’école
A l’école, nous produisons aussi des inégalités, et ce malgré nos valeurs d’égalité. Un enseignant concède : « notre boulot, c’est de trier les élèves. » Malgré la démocratisation scolaire et le fait que nous accueillons tous les élèves, nous continuons à trier. C’est un constat difficile à poser. Une enseignante commente : « quand un adulte pète un plomb, on se défoule sur l’élève, la famille ».
« Nous sommes tous dans la crainte du jugement, reprend l’intervenant, et c’est une souffrance professionnelle ». Il faut réfléchir à ce sur quoi on peut agir collectivement. Et il faut accepter l’idée que nous produisons à l’école une grande part de différenciation à notre insu.
Des travaux ont été réalisés dans des classes de ZEP qui ont été filmés. La chercheuse Marceline Laparra [4] a observé que les enseignant différencient leur explication en fonction de l’élève, et ce avec une préoccupation bienveillante. Cependant, à cause de cette différenciation, l’élève ne va pas construire les mêmes savoirs que les autres, ou parfois, il ne va pas pouvoir construire de savoirs du tout. Une enseignante explique que cet exemple lui fait penser aux cours de soutien pour les élèves considérés en difficulté. « On se rend compte que les élèves ça ne les aide pas. On a toujours fait les exercices avec eux pendant des années, alors ils deviennent « fainéants » et ils n’y arrivent pas tout seul. ». Bien souvent, nous prêtons des difficultés à des enfants en fonction de leur sexe, de leur origine ou de leur situation familiale. En tant qu’enseignant, nous ne pouvons pas nous rendre compte de ce processus de différenciation et nous avons besoin d’un outil médiateur comme la vidéo. Mais ce sont bien des processus qui sont de notre responsabilité et sur lesquels nous pouvons agir. Cette différenciation, active [5], bien qu’elle vienne souvent d’une intention bienveillante, ne profite pas forcément à ceux qui en bénéficient.
Les chercheurs ont également observé une différenciation passive par les enseignants. C’est « l’indifférence aux différences ». Nous présupposons en effet que tous les enfants possèdent un certain nombre de prédispositions qui sont essentielles pour réussir à l’école. Elles ne sont cependant pas toutes construites à l’extérieur de l’école, et nous ne pensons pas à les construire à l’école. Nous avons par exemple tous l’habitude de faire comme si c’était la quantité de travail qui produisait des résultats. On le voit encore aux nombreuses appréciations sur les bulletins qui stipulent : « manque de travail ». Nous présupposons ici de tous les enfants qu’ils savent ce à quoi nous pensons quand nous parlons de travail ou d’apprentissage scolaire. Ce n’est souvent pas le cas des enfants de milieu populaire. Quand nous travaillons à l’école, l’objectif n’est jamais de faire quelque chose, mais de construire un savoir à travers ce qu’on est en train de faire. Les enfants de milieux populaires ne le comprennent pas forcément. Cette question rejoint par exemple celle des devoirs à la maison...
Les différenciations actives et les différenciations passives sont les deux manières dont nos pratiques créent malgré nous une différence de traitement des élèves.
Quelques pistes de travail...
Il est nécessaire pour les enseignants de s’emparer collectivement de cette question. Il leur faut prendre un point d’appui et le travailler. Le plus simple est peut-être de partir des questions que l’on se pose. Par exemple, ici, si l’on souhaite partir du problème de racialisation, il est important de sortir de « la morale ». Il faut s’intéresser à ce que produit la racialisation, les rapports de dominations et la violence symbolique qu’il y a derrière.
Il peut être intéressant de travailler de manière scolaire, en termes de production d’apprentissages et de savoirs scolaires, et de construction de disciplines scolaires, ces questions de racisme, d’ethnie, de religion et de mémoire. L’histoire et la géographie peuvent être les deux disciplines dans lesquelles on pourrait aborder ces questions, et ce dès les plus petites classes. Il est également essentiel de partir de ce que disent et pensent les enfants – et leurs parents - concernant leur(s) langue(s), leur culture, pour construire à partir de là une histoire commune.
On peut, par exemple, partir d’un questionnaire proposé aux familles pour recueillir les dates et lieux de naissance de l’enfant, de ses parents et de ses grand-parents (à condition de bien expliciter le sens de ce travail). On peut ainsi créer la carte d’identité des enfants et leur faire coller des gommettes sur une carte du monde avec trois couleurs pour lieux de naissance des enfants, parents, et grand-parents. On peut ainsi petit à petit mettre en avant les similitudes des parcours familiaux et les mettre en résonance avec les événements historiques et les concepts géographiques. Il est important de ne pas couper les savoirs de l’école de ce que les enfants vivent ailleurs, mais aussi de construire ces exercices avec les parents, afin d’avoir le moins de malentendus possible. Nous devons cependant être vigilants à ne pas plaquer des représentations toutes faites sur les enfants en fonction de leurs réponses à ces questionnaires.
Un autre exemple [6] vient d’un professeur d’histoire en SEGPA qui a demandé à ses élèves de répondre à la question : « D’où viennent les Hommes ? ». Tous les élèves devaient inscrire leurs réponses personnelles sur leur cahier. Le professeur leur a ensuite distribué une feuille avec plusieurs extraits : du Coran, de la Bible, d’une légende africaine, d’un texte scientifique sur l’évolution... dans lesquels les élèves pouvaient retrouver toute la typologie de leurs réponses. En faisant cela on montre que toute la palette de leurs réponses fait partie de la culture humaine et du coup est un objet légitime de travail scolaire... Il leur a ensuite parlé de l’étymologie du mot histoire, qui signifie enquête, et connaissances acquises par l’enquête, en expliquant la méthode de recherche des historiens qui consiste à construire l’histoire en regardant les traces du passé.
Enfin en ce qui concerne les comportements entre les enfants, il faut sans doute dépasser le simple discours « moral » sur l’égalité et le racisme... Pour construire de l’égalité entre les enfants, cette égalité il ne faut pas simplement la prescrire mais la leur faire vivre. On peut s’inspirer de différentes initiatives comme la pédagogie Frenet et la pédagogie institutionnelle, ou la gestion collective des conflits. Ces dispositifs pédagogiques ont fait la preuve [7] qu’ils impactent de manière positive l’ambiance à l’école, les relations avec les familles mais aussi la sérénité pour être plus disponible aux apprentissages....
Yves Reuter, qui a dirigé 5 ans de recherche dans une école Freinet, propose ce qui lui semble contribuer à faire réussir les élèves [8](et c’est peut-être aussi en faisant mieux réussir tous les élèves qu’on peut lutter contre le "racisme" entre enfants...) :
solidarité des enseignants, concertation maternelle-élémentaire,
construction collective de règle de fonctionnement, respect scrupuleux de la part des élèves et des maîtres,
information précise des parents, souci de leur implication,
accent mis sur la coopération et l’entraide, reconnaissance du sujet-élève
importance accordée à la notion de travail, à sa conscientisation, à la valorisation des efforts de chacun,
articulation entre production et attitude réflexive,
diversité des catégories d’activité face aux savoirs,
établissement d’un climat propice aux apprentissages (sérénité, droit à l’erreur, droit à l’aide),
recherche de clarté cognitive quant aux cadres, règles, tâches, objectifs…,
place importante attribuée au temps pour s’ajuster au cheminement de chacun,
construction d’une culture commune, inscription dans une histoire scolaire, capacité de mesurer l’évolution des progrès…