Cet ouvrage met en lumière deux types de processus de différenciations qui paraissent sources et vecteurs d’inégalités sociales et scolaires.
Processus de différenciation passive
L’enseignant installe des situations d’enseignement (entrée dans l’écrit, situation de recherche, résolution de problème...). Cependant, l’activité en elle même ne suffit pas pour provoquer un apprentissage. Il est attendu un certain nombre de prédispositions de la part de l’élève pour qu’il investisse ces situations et qu’il en comprenne les enjeux. Or, les élèves possèdent inégalement ces prérequis qui permettent ce saut cognitif entre l’exercice et le savoir, et sans doute parce qu’ils sont bien souvent « invisibles » ou non conscientisés ou difficilement « explicitables », ils sont peu ou pas enseignés. S’installent alors un certain nombre de malentendus entre l’enseignant et certains élèves. La notion de malentendus vient ici rompre avec une conception « déficitariste », voire déterministe, qui attribue les échecs scolaires de certains élèves à des causes sociales, ou à l’absence de travail personnel. Pour Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon ce sont davantage des processus institutionnels ou didactiques qui facilitent, gênent ou interdisent l’appropriation des savoirs par les élèves indépendamment du milieu socio-culturel auquel ils appartiennent.
Quand l’enseignant installe une situation, il dévoile rarement ses intentions en termes d’apprentissages à ses élèves. S’ils accomplissent la tâche demandée, certains élèves ne perçoivent pas forcément l’enjeu de l’activité, l’intérêt en terme d’apprentissage qui va permettre de construire du savoir. Bien souvent, l’enseignant priorise la forme de l’activité, pour la rendre attractive et appropriable, au détriment du savoir en jeu. Or, se méprendre sur l’enjeu d’une tâche empêche de comprendre et d’apprendre, permet tout au plus d’effectuer la tâche, en dépit même d’un investissement cognitif élevé. La reprise faite par l’enseignant après l’activité, permet rarement de revenir sur les processus intellectuels, les stratégies et les points d’appui utilisés. La charge est donc laissée aux élèves de mettre en relation les tâches entre elles, de percevoir les savoirs qui s’émancipent de ces tâches et d’anticiper sur d’autres tâches. Seuls certains élèves y parviennent. Ce sont ceux qui disposent de prédispositions pertinentes acquises en général hors de la classe, dans leur univers familial, ou lors d’une étape antérieure de leur cursus scolaire. Ces élèves initiés s’engagent dans le dispositif, non pas en respectant les consignes matérielles et chronologiques, mais en embrassant préalablement l’agencement général du dispositif pour entrevoir les étapes, les articulations par lesquelles il va falloir passer, et ensuite investissent chacune des tâches à la lumière de la conscience des sauts cognitifs qu’ils savent attendus.
L’enseignant peut croire que l’élève qui a réussi l’activité demandée a assimilé les savoirs visés. Or, le non-initié peut arrêter l’essentiel de son activité au terme du faire sans construire les savoirs et les connaissances liés à ce savoir-faire. Les élèves peuvent ne pas percevoir que le faire n’est qu’une étape pour accéder au comprendre, que la phase qui suit, où l’on tire le sens de l’expérience, est la phase la plus importante. Ils peuvent se réfugier dans les tâches faciles et mécaniques qui leur permettent de trouver une place dans la classe, et passent ainsi à côté des activités intellectuelles plus exigeantes. Ces connaissances non enseignées et ces compétences non prises en charge dans le cadre scolaire sont ainsi laissées au hasard des autres opportunités éducatives dans le milieu familial notamment. Ainsi Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon montrent que le système scolaire sélectionne les élèves pour une large part sur ce qu’il ne leur enseigne pas.
Processus de différenciation active
On a vu que les situations effectives dans lesquelles sont placés les élèves ne correspondent que rarement à celles que l’enseignant pense avoir installées. Cela permet de comprendre qu’il ne soit pas en capacité de mesurer l’écart qui existe entre sa compréhension de la situation et la représentation que ses élèves se construisent de cette même situation, ni de percevoir pourquoi certains élèves ne réussissent pas. L’enseignant va alors avoir tendance à différencier le type de tâches et de supports pour « aider » les élèves qu’il va juger les plus en difficulté. Cette volonté sans visée pédagogique différenciée relève plutôt de modes d’adaptation où se mêlent représentations sociales, souci de bien faire et rapports différenciés aux tâches. Ceux qui sont considérés comme étant les plus faibles ne vont pas être confrontés aux connaissances et aux savoirs de la même manière que le reste de la classe.
L’enseignant va décliner les situations effectives suivant le niveau supposé des élèves, à partir d’éléments tangibles ou ressentis . Pour les élèves présupposés « faibles, » il surinvestit plutôt la dimension technique et matérielle, pour viser une valorisation de ces élèves sur des réussites ponctuelles à des tâches simples engageant essentiellement des savoirs procéduraux à automatiser. L’enseignant va devoir guider pas à pas l’élève qui a des difficultés à faire de lui-même des liens entre les dispositifs. Il va segmenter les tâches pour lui permettre de réussir chacune d’entre elles, car leur agencement dans un cheminement d’ensemble lui apparaît comme hors de portée pour l’élève en difficulté. Confrontés, de manière répétitive, à des tâches et à des apprentissages différenciés, sur des temporalités longues, parfois depuis la maternelle, les élèves œuvrent dans des univers différents avec des modalités de travail différentes, ce qui contribue à creuser un écart entre les élèves présupposés « bons », plutôt issus de classes moyennes et aisées, et les élèves présupposés « en difficultés », majoritairement d’origine populaire et appartenant à des familles immigrées ou issues de l’immigration.
Le fait de faciliter les réussites ponctuelles des élèves en difficulté en leur évitant d’avoir à se confronter aux sauts cognitifs les prive de suivre le cheminement intellectuel complet, exigé pour les autres élèves et les enferme dans des activités de moindre niveau. Cela participe à la fabrication passive de difficultés de compréhension pour les non-initiés. De manière invisible, enfermés dans ces pratiques de différenciation les élèves les plus en difficulté sont condamnés à n’avoir que rarement l’occasion de décontextualiser leurs connaissances pour élaborer du savoir. Ce que l’on attend d’eux, les ressources qu’on leur fournit et celles dont on les prive ne leur permettent pas de développer les mêmes compétences et les mêmes connaissances que les autres puisqu’ils ne sont pas mis en situation pour progresser comme leurs camarades. S’ils sont les plus faibles, ce n’est pas, ou pas seulement, parce qu’ils sont moins capables que les autres d’apprendre, mais plutôt parce que c’est à eux qu’on enseigne le moins. Se renforce ainsi année après année la difficulté scolaire. Les inégalités qui résultent de ces processus produisent leurs effets à long terme. Au fil du temps les élèves pourront avoir des niveaux très différents, sans lien avec leurs capacités propres ou celles présupposées de leurs familles à les accompagner dans leur parcours scolaire. En fait, ils n’auront pas été confrontés aux mêmes situations.
Ainsi, on observe une organisation de la classe à plusieurs vitesses, productrice d’inégalités, mais qui maintient les élèves dans l’illusion de participer à une communauté d’apprentissage.