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Concurrence entre établissements, ségrégation et discriminations à l’école : réflexions et propositions pour une école plus égalitaire, Françoise Lorcerie, directrice de recherche au CNRS

texte et vidéo de l’intervention à la journée d’étude "De l’(in)égalité de traitement dans le champ éducatif ?" organisée le 3 octobre 2011 à l’IFé

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimabledimanche 24 février 2013

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L’échec scolaire, Ce qu’il dit et ce qu’on lui fait dire - Françoise Lorcerie

Texte publié dans "Après-Demain", Organe de la Fondation Seligmann, 1er trimestre 2012, p. 14-17

Les enfants d’immigrés font baisser le niveau à l’école : c’est une idée tenace depuis l’installation massive en France des familles des travailleurs immigrés, après le blocage de l’immigration de main d’oeuvre en 1973. On peut régulièrement entendre dire que les deux tiers des échecs scolaires seraient l’échec d’enfants d’immigrés. Autrement dit, la présence de ces enfants handicaperait la performance de l’école française. Donc, l’école ne serait pas en cause, c’est une question plus large, une question d’intégration comme on dit, ou une question de culture.

Cette représentation est ancrée dans le sens commun, pour qui les immigrés sont foncièrement différents des Français « normaux », par nature ou par culture. C’est ce qu’on nomme, dans le jargon des sciences sociales, ethniciser la question de l’échec scolaire : expliquer les difficultés scolaires des enfants d’immigrés par leur culture ou leur origine différentes. Toutes les recherches empiriques conduisent à minimiser cette explication simple. Trois constats majeurs se dégagent en effet de ces travaux.

1. A position sociale semblable, il n’y a pas de différence entre les parcours scolaires des enfants d’immigrés et ceux de la population majoritaire

Si l’on tient compte du statut social des élèves, y a-t-il ou non une différence entre les parcours scolaires des enfants d’immigrés et ceux des élèves qui n’ont pas d’ascendance migratoire mais dont les parents sont socialement aussi désavantagés qu’eux ? Les premiers travaux affinés sur cette question datent du milieu des années 1990. Ils sont dus à Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille, chercheurs à la DEP, l’organe statistique du ministère de l’Education nationale [1]. La DEP menait à l’époque un programme ambitieux d’évaluation de l’école, sous la direction de Claude Thélot. L’étude fait encore référence car Vallet et Caille ont assuré la qualité de leurs résultats en innovant de plusieurs façons.

Tout d’abord, l’étude porte sur le panel 1989 de l’Education nationale, c’est-à-dire un échantillon de près de 27 000 élèves, représentatifs de la population scolaire française, suivis depuis leur entrée en sixième en 1989 et jusqu’à la fin de leurs études secondaires. Le panel permet donc une approche longitudinale des parcours scolaires. La scolarité primaire est connue par l’âge des élèves à l’entrée en 6ème et leurs performances aux évaluations standardisées en mathématiques et français à l’entrée en 6ème. Autre innovation, la catégorisation des enfants d’immigrés est complexifiée pour prendre en charge autant que possible la variation culturelle des contextes familiaux. Les auteurs prennent en compte non seulement la nationalité (détaillée en sept postes) et le lieu de naissance des enfants, mais aussi le nombre d’années scolaires effectuées hors de France, l’ancienneté résidentielle des parents, et la langue parlée à la maison. A ce compte, les élèves de nationalité étrangère forment 7,8 % du panel, tandis que ceux ayant au moins une « caractéristique étrangère » sont 21 %, – une estimation proche de celle à laquelle parvient Michèle Tribalat dans une étude récente sur la base de données INSEE : les jeunes de moins de 18 ans nés en France d’au moins un parent immigré forment 18,1 % de leur tranche d’âge [2]. Troisième innovation, l’usage de l’analyse de régression pour apprécier le poids statistique propre de chaque facteur dans l’explication des variations. Les calculs à l’aide de modèles de régression permettent de spécifier l’effet causal de l’origine étrangère au regard des autres facteurs, tels que la catégorie sociale ou le niveau de diplôme des parents.

Il ressort de l’étude princeps de Vallet et Caille que les enfants d’immigrés ont des scolarités primaires plus marquées par la difficulté que leurs pairs (plus de redoublements, moins bons scores aux évaluations en 6ème, notamment pour les garçons), mais ils comblent l’écart au collège. Toutes choses égales par ailleurs, leurs orientations à l’issue de la 3ème sont analogues à celles de leurs pairs sans ascendance migratoire, sinon même un peu plus favorables. Les études ultérieures réalisées sur des échantillons plus récents (le panel d’élèves 1995 de la DEP, l’enquête « Génération 2004 » du CEREQ) ont confirmé ces résultats en prolongeant l’investigation jusqu’au baccalauréat [3]. Une autre recherche, portant sur les punitions au collège, conclut pareillement que l’origine n’est pas statistiquement explicative de la sur-punition constatée chez les garçons. Le milieu social, le sexe, le niveau de classe ainsi que le passé scolaire sont les principaux facteurs [4].

2. Les parcours scolaires et les acquisitions des enfants de milieux défavorisés sont très inférieurs à ceux des enfants des milieux sociaux favorisés

Si l’origine n’a pas globalement d’impact spécifique sur les parcours scolaires, n’est-on pas fondé à conclure que l’école française est aveugle aux différences, qu’elle est juste socialement ? La comparaison internationale démontre le contraire. Les épreuves PISA font ressortir la forte inégalité sociale des niveaux scolaires des élèves de 15 ans en France. Les élèves des milieux sociaux défavorisés sont nombreux à avoir des niveaux scolaires bas ou très bas, qui obèrent leur avenir. Malgré son unité de structure, l’école française apparaît comme l’une des plus inégalitaires socialement de l’OCDE [5].

Sur ce point, la situation scolaire des jeunes d’ascendance maghrébine peut servir de révélateur. Ils sont suffisamment nombreux pour être saisis statistiquement comme une catégorie [6]. En 1998, plus de la moitié des jeunes issus des flux migratoires maghrébins sont sortis de l’école avec au plus un CAP ou un BEP (53,6 % au niveau V ou en-dessous), contre 30 % pour les jeunes sans ascendance migratoire [7]. Pour 2002, le panel 1995 de la DEP, prolongé par des données INSEE pour couvrir l’ensemble de la formation initiale des individus, donne des chiffres analogues. Mais en outre, les chercheuses ont effectué une décomposition des résultats des garçons et des filles. Celle-ci débouche sur un constat important :

Diplôme le plus élevé obtenu à la fin du secondaire par les élèves entrés en 6e en 1995 [8] :

 

 

Elèves d’origine maghrébine

Elèves d’origine française

 

garçons

filles

garçons

filles

Baccalauréats

43

74

64

74

CAP, BEP, BT

22

11

21

16

Brevet des collèges

7

6

6

5

Sans diplôme

28

9

9

5

 

La difficulté scolaire dans ces courants est fortement « genrée ». Si les filles issues des flux maghrébins ont (à ce niveau de généralité [9]) des résultats plutôt satisfaisants en comparaison avec la population majoritaire, les garçons d’origine maghrébine sont en difficulté marquée. 57 % en moyenne terminent leur formation initiale avec un niveau V ou en-dessous, et parmi eux une moitié n’a aucun diplôme. Les élèves d’origine maghrébine ont donc un sort scolaire inégal selon leur sexe.

Encore faut-il pouvoir apprécier statistiquement ce biais ethno-genré. Une étude à paraître montre que la mauvaise réussite scolaire des garçons, marquée par leur taux de sortie élevé aux niveaux les plus bas de diplômes, n’est pas spécifique aux garçons d’origine maghrébine une fois pris en compte le niveau social des familles. Elle ne fait que révéler le marasme scolaire des garçons des milieux sociaux défavorisés [10]. Par contre, les filles d’origine maghrébine sont moins nombreuses qu’attendu, au regard notamment de leur niveau social, à sortir de leur formation initiale sans diplôme, lorsqu’on les compare aux filles sans ascendance migratoire. Elles jouissent d’un avantage spécifique sur ce critère.

Ceci amène à repenser la question des discriminations dans le système scolaire.

3. Discrimination institutionnelle socio-ethnique : Un cumul d’inégalités diffuses

Un collectif de professionnels du développement social urbain a publié dernièrement un communiqué exaspéré après la diffusion d’un rapport de l’Education nationale (DGESCO) intitulé Discriminations à l’école. Le collectif écrit : « Les enjeux autour de la prévention et de la lutte contre les discriminations à l’école sont essentiels pour lutter contre les inégalités et développer la cohésion sociale, notamment dans les quartiers populaires. […] Comment expliquer que la question des discriminations à l’école ne puisse être posée et que, à la place, ce sont toujours les problèmes de harcèlement, de stigmatisation, d’injures – sexistes, homophobes ou racistes – entre élèves qui reviennent comme des antiennes irrépressibles ? » Il faut « s’intéresser aux normes et aux pratiques institutionnelles et professionnelles de l’éducation », souligne le texte qui conclut : « En focalisant le débat et l’action publique sur les relations entre élèves, les gouvernants occultent la responsabilité de l’institution scolaire dans la production des discriminations. […] Cessons de faire diversion en pointant du doigt les comportements des élèves et acceptons de travailler sur les politiques et les pratiques éducatives pour les rendre moins discriminatoires » [11].

Les données disponibles empiriquement soutiennent-elles cette analyse ? Il nous semble que oui. Mais avant de conclure en ce sens, il faut revenir sur la nature de ce qui est désigné ici par « discrimination ». Trois caractéristiques des scolarités se dégagent des paragraphes précédents, complétés par la littérature qualitative. D’une part, les garçons des milieux populaires, entre autres les garçons issus des immigrations non européennes, ont majoritairement des parcours scolaires malheureux, où le faible niveau d’acquisitions se combine à des expériences dégradées. D’autre part, les filles de ces milieux font mieux que leurs pairs masculins – c’est le cas dans toutes les catégories sociales. Mais de plus, les filles d’origine maghrébine échappent plus souvent qu’attendu (au vu de leur classement social) aux parcours les plus mauvais. L’enquête « Trajectoires et origines » permet d’affiner le tableau des origines concernées par ce plus relatif : ce sont les filles d’origine maghrébine sauf celles d’ascendance algérienne, et les filles d’origine africaine subsaharienne, mais pas les filles d’ascendance turque, lesquelles ont au contraire des parcours typiquement plus mauvais qu’attendu. Enfin, les enfants d’immigrés non européens, garçons et filles, expriment régulièrement à l’enquête un sentiment d’injustice [12] et un sentiment de discrimination en raison de leur origine. [13]

A quel système causal renvoient ces caractéristiques ? Un système complexe de toute évidence. On voit assez clairement ce qu’il n’est pas. Il n’est pas purement interne à l’école. On sait que les cultures juvéniles et les cultures familiales jouent un rôle dans l’investissement scolaire des élèves. Le cas particulier de l’avantage relatif des filles d’origine maghrébine amène ainsi à postuler une explication « coup de collier » (par la mobilisation de ces élèves) couplée à une explication « coup de pouce » (venant des professeurs, mus par une représentation de ces élèves comme plus méritantes que d’autres). La place nous manque pour développer. Le système causal des inégalités n’est pas non plus localisé à certaines étapes, cantonné à certains actes du système. Les travaux ont longtemps privilégié l’hypothèse d’une orientation inégalitaire, tandis qu’on ne questionnait pas le quotidien des interactions scolaires. On sait à présent que cela ne tient pas. L’orientation (aujourd’hui à l’issue de la 3ème) n’est pas responsable des inégalités observées massivement [14]. Ces inégalités s’inscrivent notamment dans l’agir pédagogique quotidien [15]. Les combattre impliquerait de réévaluer les fonctionnements ordinaires du système, à tous les niveaux (action pédagogique, formation, inspection, administration), et de les reformater pour qu’ils deviennent moins inégalitaires socialement.

A cet égard, attribuer les faibles performances du système scolaire français à la présence des enfants d’immigrés semblent relever d’une logique de bouc émissaire.

Notes

[1Vallet, Louis-André, Caille Jean-Paul, Les élèves étrangers ou issus de l’immigration dans l’école et le collège français, une étude d’ensemble. Paris, MEN-DEP (Les dossiers d’Education et Formations n°67), 1996.

[2Aubry Bernard, Tribalat Michèle, « Les jeunes d’origine étrangère », revue Commentaire n°126, été 2009, p. 431-437.

[3Brinbaum Yaël, Kieffer Annie, « Les scolarités des enfants d’immigrés de la sixième au baccalauréat : différenciation et polarisation des parcours », Population (64-3), 2009, p. 561-610 ; Brinbaum Yaël, Guégnard Christine, « Parcours de formation et insertion des jeunes issus de l’immigration. De l’orientation au sentiment de discrimination », CEREQ, Net-Doc 78, Groupe d’exploitation Génération 2004, fév. 2011. Les enquêtes Génération du CEREQ étudient les modes d’insertion sur le marché du travail des jeunes trois ans après leur sortie de la formation initiale.

[4Grimault-Leprince Agnès, Merle Pierre, « Les sanctions au collège. Les déterminants sociaux de la sanction et leur interprétation », Revue française de sociologie (49-2), 2008, p. 231-267.

[5PISA-OCDE, Résultats du PISA 2009 : Surmonter le milieu social. L’égalité des chances et l’équité du rendement de l’apprentissage, OCDE, PISA 2009, Volume II, 2011.

[6L’enquête « Trajectoires et Origines », réalisée en 2008 par l’INED et l’INSEE, donne des informations encore plus fines, puisqu’elle permet de subdiviser les populations d’origine maghrébine selon leurs origines nationales. Voir Beauchemin Cris, Hamel Christelle, Simon Patrick, coords, Trajectoires et Origines. Enquête sur la diversité des populations en France. Premiers résultats, INED, Documents de travail 168, Octobre 2010. Un volume d’études approfondies paraîtra en 2012.

[7Enquête « Génération 1998 » du CEREQ, analysée par Alain Frickey et Jean-Luc Primon, Jeunes diplômés issus de l’immigration : insertion professionnelle ou discriminations ? Paris, La Documentation française, collection Etudes et Recherches, 2005, p. 86.

[8D’après Brinbaum et Kieffer, art. cit., p. 585

[9Les différents types de baccalauréat ne sont pas distingués ici, or ils sont associés à des probabilités différenciées d’insertion.

[10Brinbaum Yaël et Primon Jean-Luc, analyse des données scolaires de l’enquête « Trajectoires et origines », à paraître en 2012.

[12Caille Jean-Paul, « Perception du système éducatif et projets d’avenir des enfants d’immigrés », Education & Formations (74), avril 2007, p. 117-142.

[13Enquêtes « Génération 1998 » et « Génération 2005 » : Frickey et Primon, op. cit., 2005 ; Brinbaum et Guégnard, chap. cit., 2011. Et travaux qualitatifs de thèse.

[14(15) Vallet et Caille, art. cit., 1996 ; Broccolichi Sylvain, Sinthon Rémi, « Comment s’articulent les inégalités d’acquisition scolaire et d’orientation ? Relations ignorées et rectifications tardives », Revue française de pédagogie (175), avr-mai-juin 2011, p. 15-38

[15(16) Dhume Fabrice, Dukic Suzana, Chauvel Séverine, Perrot Philippe, Orientation scolaire et discrimination. De l’(in)égalité de traitement selon l’ "origine", La Documentation française, collection Etudes et Recherches, 2011.

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