L’intégration et l’égalité formelle. La question de la discrimination a aussi émergé contre une approche de « l’intégration », référentiel politique dominant depuis la fin des années 1980. Le référentiel d’intégration pose l’égalité formelle en droit des citoyens, et explique en conséquence les inégalités comme liée à un défaut de citoyenneté. En réalité, contrairement au strict principe de droit qui conditionne la citoyenneté au statut de nationalité et de majorité légale – ce qui est déjà problématique du point de vue de l’égalité -, le discours de l’intégration rajoute une condition implicite supplémentaire, exorbitante, et spécifique aux minoritaires [1] : faire la preuve qu’ils sont moralement dignes de l’idéal « républicain » (sens moral de la citoyenneté). Ce discours revient à conditionner la citoyenneté à une normalisation [2] préalable mais extensive - potentiellement sans fin ; on conditionne l’obtention des droits et de l’égalité à une allégeance explicite à la norme civique nationale - cf. le discours des « droits et des devoirs » qui se substitue au discours juridique des droits (de l’homme et du citoyen [3]).
Si dans l’histoire, l’Etat français a régulièrement joué de la distance entre nationalité et citoyenneté, pour exclure ou au contraire s’allier certaines populations [4], ce discours du pouvoir resurgit depuis la fin des années 1980, dans un vaste mouvement de retour de la normalisation. Le thème de l’intégration est le consensus conservateur d’une époque, face à l’imposition de plusieurs problèmes combinés : le néolibéralisme, qui sape l’Etat social et produit un chômage de masse et structurellement durable fragilisant la société [5] ; l’émergence de l’extrême-droite sur la scène électorale et l’imposition de l’équation « immigration = problème » [6] ; l’affirmation de nouveaux acteurs politiques que sont les « secondes générations » post-immigration qui revendiquent l’égalité et la fin du racisme (cf. les Marches de 1983 à 1985)...
Dans ce contexte, la notion d’intégration représente une synthèse politique, qui repose sur un « consensus indicible » [7] entre la Gauche et la Droite : l’idée que l’immigration et la jeunesse des quartiers populaires sont un « problème ». Aussi renvoie-t-il ces derniers à l’idée que l’égalité et la citoyenneté s’acquièrent et se méritent par un travail préalable d’adaptation aux codes sociaux majoritaires (d’où ces dispositifs d’« accès à la citoyenneté » visant les jeunes, notamment ceux vus comme « issus de l’immigration »). A contrario, le discours intégrationniste porte une logique du soupçon, en taxant par principe toute demande de reconnaissance ou toute expression tenue pour minoritaire pour un potentiel « refus d’intégration » voire du « communautarisme ». En réalité, ce dernier argument vise à disqualifier les mouvements politiques qui exigent l’égalité, et c’est aussi pourquoi il sert en pratique à justifier des discriminations [8].
La diversité et l’égalité des chances. Le référentiel anti-discriminatoire, et sa logique d’égalité de traitement s’opposent enfin au discours de « l’égalité des chances », ainsi qu’à à ses avatars contemporains : « diversité », « mixité », « discrimination positive », etc. La notion d’égalité des chances a une longue histoire dans le domaine scolaire, où elle émerge après la Première guerre mondiale, en relation avec l’idée « d’école unique » (qui s’oppose au système d’école duale instauré par Jules Ferry) [9]. Contrairement aux apparences, cette notion n’a pas pour objet ou projet un égalitarisme politique. Si elle partage au premier abord avec l’égalitarisme la critique d’une élite fondée sur « la naissance » et « la fortune », c’est moins au profit d’une société égalitaire que de l’opposition à une élite « sans mérite ».
C’est la raison pour laquelle on la retrouve dans la bouche du maréchal Pétain en 1942, qui prône le maintien d’une société hiérarchisée, concurrentielle et élitiste, seulement justifiée par une sélectivité méritocratique : il définit un « régime nouveau (qui) sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des chances données à tous les Français de prouver leur aptitude à servir (...). Ainsi renaîtront les élites véritables que le régime passé a mis des années à détruire. » [10]
Le retour de cette notion, dans le système scolaire des années 1960, peut donc à première vue sembler paradoxal, dans un contexte d’après-guerre. En réalité, elle est introduite au moment de la massification scolaire, alors que va s’organiser le passage d’une hiérarchie des écoles à une sélectivité au sein d’une école théoriquement devenue « unique » [11]. Le thème de la « diversité » apparaît à la même époque dans les discours politiques de l’école, avec un sens non pas ethnique, mais lié à la classe sociale. L’usage de cette notion dans le discours scolaire est en fait toujours le signe et le nom d’un problème (comme "l’hétérogénéité" des classes), car la « diversité » représente l’antithèse de "l’unité" (nationale ou du groupe-classe) que l’école voudrait produire et qu’elle présuppose en même temps. « Par la façon dont le terme de diversité est mobilisé à l’école, l’unité est la norme, une norme évidente, qui ne pose pas de problème de principe, mais qui est aussi la norme idéale. La question de la diversité vient donc désigner quelque chose qui est à la fois un écart à l’idéal et un problème pratique : l’irruption dans l’école d’un certain nombre de publics qui font problème. » [12]
Récemment, dans le contexte des années 2000, le discours de l’« égalité des chances » va reprendre du service, comme notion à mi-chemin entre la traduction de l’anglais equal opportunity et le retour d’un discours de la sélectivité méritocratique porté par la Droite au pouvoir. Divers avatars masquent l’embarrassante référence historique à l’époque pétainiste, tel le terme de « diversité », qui va s’imposer dans le discours politique. Promue à partir de 2003-2004 par une partie du grand patronat néolibéral français – notamment le think-tank Institut Montaigne et son « bras armé », l’Institut du mécénat social (IMS-Entreprendre) [13] – la notion de « diversité » s’est progressivement substituée à celle de « lutte contre les discriminations », à laquelle le patronat a toujours été réticent [14].
La notion de diversité est d’un côté un réinvestissement politique d’une question laissée en déshérence depuis les années 1980 : la représentation pluraliste que la société française peut avoir d’elle-même. Mais d’un autre côté, dans son usage de l’époque, cette notion joue contre le projet politique de la lutte contre les discriminations. Il substitue en effet à l’universel égalitaire un élitisme diversitaire (avec, par exemple, des politiques préoccupées surtout de l’accès aux Grandes écoles). Même s’il n’a pas entièrement évacué la question des discriminations, qu’il englobe, ce « nouveau » discours a globalement repoussé le projet d’infléchir les dimensions structurelles, institutionnelles, indirectes et/ou « systémiques » des inégalités et des discriminations [15]. De la question de l’égalité à la question de la diversité, on a « substitué à la référence à l’égalité, la référence à la norme » [16] et la question de la mesure des écarts à une norme de représentation calquée sur la « théorie du reflet » des médias - c’est-à-dire une théorie qui fait de la juste distribution des places celle qui « reflète » la société en représentant dans l’image les divers groupes sociaux, majoritaires et minoritaires. En ce sens, dans le contexte français, on peut penser que le thème de la « diversité » a largement joué contre le projet politique de la lutte contre les discriminations.
Nom du référentiel | Intégration (ou insertion) | Prévention/lutte contre les discrimination | Diversité, parité (ou discrimination positive) |
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Conception de l’égalité | Egalité formelle en droits des citoyens | Egalité en droits + égalité effective de traitement | Egalité des chances |
Raisonnement et explication des inégalités | L’égalité est postulée. Elle est formellement réalisée par le droit concernant les citoyens. En conséquence les inégalités résultent d’un défaut de citoyenneté soit de droit, soit lié à une incapacité (« handicap »), ou à un défaut de volonté) | L’égalité est postulée. Elle est assurée en droit mais celui-ci n’est pas toujours respecté (discriminations directes). En outre l’usage de certaines normes a pour effet de générer et/ou justifier des inégalités (discriminations indirectes) | Les inégalités sont postulées (ou constatées). Elles sont définies comme une réduction des opportunités de certains groupes. On corrige donc « à la base » les effets les plus criants pour maintenir un modèle concurrentiel |
Logique d’action | Action sur lepublic défini par des « handicaps » ou incapacités : conformation des individus aux normes sociales majoritaires | Action sur les pratiques des Majoritaires ou les normes de fonctionnement des institutions : régulation des pratiques par le droit | Action sur la représentation (ou visibilité) des minorités : promotion d’une élite et/ou définition de statuts/ de droits compensatoires |
Le tableau ci-dessus résume les divergences de ces trois grands référentiels politiques, avec leurs conceptions sous-jacente et opposées du droit et de l’égalité. Il permet de voir que la logique de lutte contre les discriminations ne se solde pas dans une lecture binaire, qui oppose généralement « modèle républicaniste français » et « modèle multiculturaliste anglo-saxon », mais que ce référentiel spécifique et singulier constitue au contraire une alternative politique, d’ordre égalitariste, à ces deux autres logiques.