La question des discriminations fait l’objet d’une reconnaissance-limite, tant dans le champ politique et institutionnel que dans le champ scientifique. Si, en France, le terme est de plus en plus utilisé, la légitimité de cette problématisation politique demeure faible. Le rapport cité en exergue en témoigne pour ce qui concerne l’institution scolaire : cette formulation hypothétique des plus prudentes, dans un rapport récent et censé faite l’état des lieux des enjeux politiques pour l’école, est pourtant à ce jour l’une des plus audacieuses que l’on trouve dans les rapports publics sur l’école. Ce déficit de reconnaissance pèse, à l’évidence, sur la légitimité, comme sur les capacités à agir.
Dans le champ scientifique aussi, il pèse sur ce mot un certain soupçon. D’abord, le concept de discrimination n’est pas nécessairement reconnu comme pertinent - ni comme un concept. De nombreux chercheurs y voient un « effet de mode » plutôt qu’un renouvellement possible des manières d’aborder et de comprendre la construction des inégalités. On lui reproche en particulier de se substituer au paradigme des inégalités sociales et/ou d’ethniciser la question sociale, autrement dit de lire sur un registre ethnique ce qui ne serait qu’inégalités socio-économiques. Ensuite, ce terme est régulièrement vu comme un produit d’importation, censé illustrer la colonisation de notre monde vécu par une norme ou des catégories « anglo-saxonnes ».
De ces représentations sociales découle probablement cette tendance, récurrente dans les discours de la recherche française sur l’école, à vouloir croire que la discrimination « désigne une opération de séparation volontaire » , délibérément « organisée », ayant un « caractère systématique » ou un « effet ouvertement discriminatoire », que ce serait « le caractère délibéré, et perçu comme tel, qui permet de parler de discriminations », etc., pour prendre quelques exemples de formulations glanés dans la littérature sociologique sur l’école.
Si l’on restreint ainsi la discrimination à un traitement intentionnel, systématique et institutionnalisé, nul doute que le concept n’ait pas grand intérêt et trouve mal à s’appliquer à l’école en France. Pour ce que nous en savons, les processus discriminatoires à l’école ne sont pas massivement intentionnels ni majoritairement directs [5]. Et ils sont d’autant moins systématiques que la discrimination n’est pas un phénomène entièrement autonome à l’égard des normes habituelles de fonctionnement et de référence de l’école (norme « bourgeoise », hiérarchie adultes/enfants, etc.). Cela étant dit, il ne faut par pour autant occulter l’existence de formes institutionnalisées de discriminations dans l’école française – ayant donc un caractère organisé et relativement délibéré et systématique -, concernant des populations historiquement construites par l’institution comme des cas particuliers (enfants dits « handicapés », « roms », « nouvellement arrivés en France », etc.) peuvent être traités selon des régimes d’exception organisés et durables [6].
Renvoyer la discrimination en général à un traitement institutionnel ou professionnel délibéré et systématique, c’est faire bien peu de cas des nombreux travaux qui existent en France sur la discrimination dans l’emploi, le logement, les services publics, etc. Ces travaux convergent souvent pour proposer une lecture systémique de la discrimination, en montrant que les formes délibérées sont seulement la « partie émergée de l’iceberg », et que la discrimination est généralement le produit d’une combinaison de logiques et d’actions qui, prises individuellement, ne sont souvent pas imputables à du racisme, du sexisme, etc. Il en va exactement de même dans les théories sur les inégalités sociales... Alors pourquoi l’application de cette question au domaine scolaire et aux questions ethniques ou de genre devrait-elle intrinsèquement être différente ? A tout le moins, cela mérite examen.
Invoquer l’intentionnalité pour définir le concept, c’est également faire peu de cas du droit, qui est pourtant souvent cité en référence. En effet, le concept juridique de discrimination n’implique en soi nulle intentionnalité. (C’est par contre, et seulement dans la juridiction pénale, une contrainte de procédure portant sur l’accusation : prouver qu’il y a eu intentionnalité de discriminer ; cette contrainte ne vaut pas dans les juridictions civiles tels que le tribunal administratif, les prud’hommes, etc.) C’est enfin faire peu de cas de la psychosociologie, qui montre que la discrimination est souvent le fruit de mécanismes cognitifs qui échappent à notre intention voire à notre conscience, et qui sont souvent le produit de schémas mentaux collectifs.
En réalité, le concept de discrimination est utilisé dans certains travaux scientifiques sur l’école en France depuis la fin des années 1970 [7], dans un contexte (postcolonial, d’intensification du racisme...) où l’institution scolaire faisait l’objet d’une critique politique concernant sa norme implicitement ethnocentrée. Mais, pour diverses raisons, cette approche critique est demeurée assez confidentielle dans les champs scientifique et politique.
C’est un renversement de perspective que propose l’analyse des discriminations à l’école, en invitant à s’interroger sur le rôle de l’institution et de ses normes dans la production des inégalités. Mais paradoxalement, la diffusion récente de la notion de discrimination dans la littérature scientifique française résulte moins d’un changement de paradigme scientifique que d’une « découverte » récente de la question ethnique, par divers sociologues, suite aux révoltes urbaines de l’automne 2005 [9]. Ceci est d’autant plus paradoxal que, à ce moment, ceux qui se révoltent invoquent moins la discrimination que cela n’a pu être le cas dans des épisodes précédents. C’est donc d’un étonnant contre-temps de la recherche par rapport aux voix politiques minoritaires qu’émerge une part importante de l’usage scientifique actuel du terme de discrimination [10]. Mais son usage dans le discours des sciences sociales n’implique pas pour autant sa réappropriation conceptuelle – c’est pourquoi une bonne part des travaux récents s’en tiennent à parler d’un « sentiment de discrimination », évitant ainsi de rentrer de plain- pied dans le problème de l’objectivation des discriminations scolaires.
Bref, la légitimité de ce concept demeure limitée. Les préjugés ou malentendus – voire la mésentente [11] – autour de ce concept sont donc autant, sinon plus politiques que scientifiques. Ils ont pour effet de minoriser l’analyse en termes de discrimination, et de limiter le potentiel de connaissance que nous avons des phénomènes, et ce de plusieurs manières :
- Les recherches et résultats qui pourraient alimenter une telle problématique ne sont souvent pas lus sous l’angle des discriminations. Cela nécessite donc une importante réappropriation des connaissances accumulées ; - Quasiment aucune équipe ni programme de recherches ne se sont réellement emparés de cette question... sauf, récemment, mais en la traitant comme un effet de subjectivité des élèves (« sentiment de discrimination ») ou des professionnels (« justification par rapport à une culpabilité professionnelle »...) sans se positionner toujours clairement sur les soubassements objectifs de ce ressenti.
- Le concept de discrimination est peu travaillé pour son intérêt heuristique et/ou pour ses problèmes théoriques, épistémologiques et méthodologiques, ce qui contribue à maintenir du flou, des malentendus et de l’impensé, et ce qui maintient la question dans un statut pseudo- ou infra-scientifique.
Compte-tenu de ces problèmes de représentation ou de réception, ainsi que du faible investissement théorique de ce concept, mon propos vise à poser quelques repères, afin de lever si possible des malentendus, et de rendre le concept de discrimination utilisable et praticable dans le domaine scolaire, ou plus largement dans le champ éducatif.