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La discrimination : une idée qui est l’objet de préjugés

Le concept de discrimination : éléments de repères et de clarification - partie 1

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablevendredi 28 février 2014, par Fabrice DHUME

« Il ne parait pas incongru de se demander si le principe même d’égalité de traitement est respecté, voire si une discrimination négative n’est pas à l’œuvre. »

(Rapport de la concertation « Refondons l’école de la république », La Documentation française, page 14.)

- La question des discriminations fait l’objet d’une reconnaissance-limite, tant dans le champ politique et institutionnel que dans le champ scientifique. Si, en France, le terme est de plus en plus utilisé, la légitimité de cette problématisation politique demeure faible. Le rapport cité en exergue en témoigne pour ce qui concerne l’institution scolaire : cette formulation hypothétique des plus prudentes, dans un rapport récent et censé faite l’état des lieux des enjeux politiques pour l’école, est pourtant à ce jour l’une des plus audacieuses que l’on trouve dans les rapports publics sur l’école. Ce déficit de reconnaissance pèse, à l’évidence, sur la légitimité, comme sur les capacités à agir.

- Dans le champ scientifique aussi, il pèse sur ce mot un certain soupçon. D’abord, le concept de discrimination n’est pas nécessairement reconnu comme pertinent - ni comme un concept. De nombreux chercheurs y voient un « effet de mode » plutôt qu’un renouvellement possible des manières d’aborder et de comprendre la construction des inégalités. On lui reproche en particulier de se substituer au paradigme des inégalités sociales et/ou d’ethniciser la question sociale, autrement dit de lire sur un registre ethnique ce qui ne serait qu’inégalités socio-économiques. Ensuite, ce terme est régulièrement vu comme un produit d’importation, censé illustrer la colonisation de notre monde vécu par une norme ou des catégories « anglo-saxonnes ».

L’argument d’un concept inadapté au « modèle français » (cliquez pour déplier)

Précédemment, un tel soupçon d’importation d’un concept « étranger » avait déjà concerné l’idée de ségrégation. Les chercheur.e.s qui ont utilisé ce concept ont dû alors se prémunir de cette accusation, en indiquant par exemple que parler de ségrégation « ne revient pas à accréditer la thèse d’une discrimination “raciale” organisée, à l’instar des modèles américains et sud-africains » [1]. Selon cet argument, l’idée de discrimination est implicitement assimilée à un « modèle étranger », supposé inadapté voire antagonique au « modèle français ». (Soulignons au passage, dans l’exemple ci-avant, le transfert du problème, de la ségrégation vers la discrimination, ce qui montre que l’importation d’un concept ne va pas nécessairement de pair avec une adaptation du paradigme scientifique : on prolonge la croyance dans une « exceptionnalité française »).

La référence « étrangère » [2] couramment utilisée est en outre tout à fait particulière : on se réfère à des exemples historiques, lointains et correspondant à des systèmes politiques institués, à l’instar de l’apartheid en Afrique du Sud ou de la ségrégation dans les Etats-Unis des années 1960. Ce préjugé scientifique a son équivalent dans la conception enseignante qui sous-tend couramment le traitement du racisme à l’école. En effet, dans les situations observées empiriquement [3], les enseignants font principalement référence au nazisme, à l’apartheid, etc., pour expliquer le racisme. Autrement dit, ils prennent pour référence des situations d’exception qui se produisent toujours ailleurs, dans le passé et qui relèvent de politiques instituées.

Cette conception est très liée à la confusion de l’idée de discrimination dans le schéma antiraciste. En effet, elle renvoie aux grandes figures de référence de l’anti-racisme qui voudrait convaincre en donnant à voir les « conséquences » ultimes possibles de l’idéologie raciste. Mais ces conséquences restent toujours très théoriques voire rhétoriques, et ainsi le racisme que l’on enseigne est fort éloigné de l’expérience qu’en ont les élèves. Alors qu’en bonne logique, de tels exemples historiques « ne peuvent être tenus, sans examen approfondi, pour paradigmatiques » [4] de la question des discriminations (ou de la ségrégation, du racisme...).

- De ces représentations sociales découle probablement cette tendance, récurrente dans les discours de la recherche française sur l’école, à vouloir croire que la discrimination « désigne une opération de séparation volontaire » , délibérément « organisée », ayant un « caractère systématique » ou un «  effet ouvertement discriminatoire », que ce serait « le caractère délibéré, et perçu comme tel, qui permet de parler de discriminations », etc., pour prendre quelques exemples de formulations glanés dans la littérature sociologique sur l’école.

- Si l’on restreint ainsi la discrimination à un traitement intentionnel, systématique et institutionnalisé, nul doute que le concept n’ait pas grand intérêt et trouve mal à s’appliquer à l’école en France. Pour ce que nous en savons, les processus discriminatoires à l’école ne sont pas massivement intentionnels ni majoritairement directs [5]. Et ils sont d’autant moins systématiques que la discrimination n’est pas un phénomène entièrement autonome à l’égard des normes habituelles de fonctionnement et de référence de l’école (norme « bourgeoise », hiérarchie adultes/enfants, etc.). Cela étant dit, il ne faut par pour autant occulter l’existence de formes institutionnalisées de discriminations dans l’école française – ayant donc un caractère organisé et relativement délibéré et systématique -, concernant des populations historiquement construites par l’institution comme des cas particuliers (enfants dits « handicapés », « roms », « nouvellement arrivés en France », etc.) peuvent être traités selon des régimes d’exception organisés et durables [6].

- Renvoyer la discrimination en général à un traitement institutionnel ou professionnel délibéré et systématique, c’est faire bien peu de cas des nombreux travaux qui existent en France sur la discrimination dans l’emploi, le logement, les services publics, etc. Ces travaux convergent souvent pour proposer une lecture systémique de la discrimination, en montrant que les formes délibérées sont seulement la « partie émergée de l’iceberg », et que la discrimination est généralement le produit d’une combinaison de logiques et d’actions qui, prises individuellement, ne sont souvent pas imputables à du racisme, du sexisme, etc. Il en va exactement de même dans les théories sur les inégalités sociales... Alors pourquoi l’application de cette question au domaine scolaire et aux questions ethniques ou de genre devrait-elle intrinsèquement être différente ? A tout le moins, cela mérite examen.

- Invoquer l’intentionnalité pour définir le concept, c’est également faire peu de cas du droit, qui est pourtant souvent cité en référence. En effet, le concept juridique de discrimination n’implique en soi nulle intentionnalité. (C’est par contre, et seulement dans la juridiction pénale, une contrainte de procédure portant sur l’accusation : prouver qu’il y a eu intentionnalité de discriminer ; cette contrainte ne vaut pas dans les juridictions civiles tels que le tribunal administratif, les prud’hommes, etc.) C’est enfin faire peu de cas de la psychosociologie, qui montre que la discrimination est souvent le fruit de mécanismes cognitifs qui échappent à notre intention voire à notre conscience, et qui sont souvent le produit de schémas mentaux collectifs.

- En réalité, le concept de discrimination est utilisé dans certains travaux scientifiques sur l’école en France depuis la fin des années 1970 [7], dans un contexte (postcolonial, d’intensification du racisme...) où l’institution scolaire faisait l’objet d’une critique politique concernant sa norme implicitement ethnocentrée. Mais, pour diverses raisons, cette approche critique est demeurée assez confidentielle dans les champs scientifique et politique.

Une approche occultée ou marginalisée (cliquez pour déplier)

Trois raisons principales expliquent que cette approche soit demeurée assez confidentielle :

- Premièrement, l’invention puis la focalisation politique sur un « problème de l’immigration », entre les années 1960 et 1980, ont accompagné le retour en force d’un discours nationaliste, qui a fait de l’école une institution à valoriser (au nom de « l’intégration »), puis à défendre (face au dit « communautarisme »). Dans ce contexte, la critique de l’ethnocentrisme scolaire n’avait plus d’espace et devenait caduque, puisqu’il s’agissait au contraire d’en durcir le référent ethnico-national.

- Deuxièmement, dans un contexte de résurgence du racisme, les sciences sociales ont pu penser qu’il était politiquement nécessaire de combattre l’argumentaire raciste en repoussant la question raciale et en maintenant l’hégémonie des explications par la « classe sociale ». Dans ce contexte, les travaux montrant qu’à situation familiale et sociale comparable les enfants d’immigrés réussissaient globalement au moins aussi bien que les enfants nés de parents français ont semblé suffire à expliquer les inégalités et ont permis de repousser la question des discriminations ethnico-raciales.

- Enfin, dans le champ scientifique, la question des discriminations est demeurée marginale sans doute parce qu’elle prend à rebours la tendance épistémologique majoritaire des travaux de sciences sociales sur l’école. En effet, ceux-ci expliquent généralement les inégalités par une discontinuité culturelle entre l’école et ses publics et, plus largement, expliquent la position scolaire des élèves par leurs dispositions socio-scolaires. Comme l’a constaté le sociologue Howard Becker, les « études sur l’éducation se sont souvent concentrées sur la question de savoir pourquoi les élèves n’apprenaient pas ce qu’ils devaient apprendre à l’école. Les chercheurs cherchaient presque systématiquement la réponse du côté des élèves : personnalité, capacités, intelligence et culture de classe étaient, et sont toujours, les facteurs d’explication les plus fréquemment annoncés. Ils ne cherchaient jamais de réponse du côté des professeurs ou de l’organisation de la vie scolaire » [8].

- C’est un renversement de perspective que propose l’analyse des discriminations à l’école, en invitant à s’interroger sur le rôle de l’institution et de ses normes dans la production des inégalités. Mais paradoxalement, la diffusion récente de la notion de discrimination dans la littérature scientifique française résulte moins d’un changement de paradigme scientifique que d’une « découverte » récente de la question ethnique, par divers sociologues, suite aux révoltes urbaines de l’automne 2005 [9]. Ceci est d’autant plus paradoxal que, à ce moment, ceux qui se révoltent invoquent moins la discrimination que cela n’a pu être le cas dans des épisodes précédents. C’est donc d’un étonnant contre-temps de la recherche par rapport aux voix politiques minoritaires qu’émerge une part importante de l’usage scientifique actuel du terme de discrimination [10]. Mais son usage dans le discours des sciences sociales n’implique pas pour autant sa réappropriation conceptuelle – c’est pourquoi une bonne part des travaux récents s’en tiennent à parler d’un « sentiment de discrimination », évitant ainsi de rentrer de plain- pied dans le problème de l’objectivation des discriminations scolaires.

- Bref, la légitimité de ce concept demeure limitée. Les préjugés ou malentendus – voire la mésentente [11] – autour de ce concept sont donc autant, sinon plus politiques que scientifiques. Ils ont pour effet de minoriser l’analyse en termes de discrimination, et de limiter le potentiel de connaissance que nous avons des phénomènes, et ce de plusieurs manières :

  • Les recherches et résultats qui pourraient alimenter une telle problématique ne sont souvent pas lus sous l’angle des discriminations. Cela nécessite donc une importante réappropriation des connaissances accumulées ; - Quasiment aucune équipe ni programme de recherches ne se sont réellement emparés de cette question... sauf, récemment, mais en la traitant comme un effet de subjectivité des élèves (« sentiment de discrimination ») ou des professionnels (« justification par rapport à une culpabilité professionnelle »...) sans se positionner toujours clairement sur les soubassements objectifs de ce ressenti.
  • Le concept de discrimination est peu travaillé pour son intérêt heuristique et/ou pour ses problèmes théoriques, épistémologiques et méthodologiques, ce qui contribue à maintenir du flou, des malentendus et de l’impensé, et ce qui maintient la question dans un statut pseudo- ou infra-scientifique.

Compte-tenu de ces problèmes de représentation ou de réception, ainsi que du faible investissement théorique de ce concept, mon propos vise à poser quelques repères, afin de lever si possible des malentendus, et de rendre le concept de discrimination utilisable et praticable dans le domaine scolaire, ou plus largement dans le champ éducatif.

lire la suite : La discrimination, un concept qui emprunte initialement à la psychosociologie et au droit

Notes

[1BARTHON Catherine, « Enfants d’immigrés au collège : intégration ou ségrégation scolaire ? », in Aubert F., Tripier M., Vourc’h F. (dir.), Jeunes issus de l’immigration. De l’école à l’emploi, Paris, Ciemi/L’Harmattan, 1997, p.97.

[2citation

[3Cf. DHUME-SONZOGNI Fabrice, Racisme, antisémitisme et « communautarisme » ? L’école à l’épreuve des faits, Paris, L’Harmattan, 2007, pp.244-247.

[4LEMAINE Gérard., « Le rejet de l’“autre” : quelques remarques sur les modèles et les techniques », in Wieviorka M. (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1993, p.190.

[5Sur l’exemple du domaine de l’orientation et des trajectoires scolaires : LORCERIE Françoise, « L’échec scolaire, ce qu’il dit et ce qu’on lui fait dire », Après-demain, n°121, 2012, p.14-17 ; DHUME Fabrice, DUKIC Suzana, CHAUVEL Séverine, PERROT Philippe, Orientation scolaire et discrimination. De l’(in)égalité de traitement selon l’"origine", Paris, La Documentation française, 2011 ; VOUILLOT Françoise (dir.), Orientation scolaire et discrimination. Quand les différences masquent les inégalités, Paris, La Documentation française, 2011.

[6Cela peut concerner le mode de « scolarisation » de populations institutionnellement stigmatisées, comme ce que l’on observe parfois pour les dits « gitans » ou « tsiganes ». Cf. BACHIRI Driss, « Alternatives à la fabrication des apartheids ethniques : déscolarisation et discriminations dans les "niches ethniques" », Relief, CEREQ, n°17,2006, p.63-73 ; DHUME Fabrice, « La "classe à la cave", un exemple de discrimination institutionnalisée », Diversité-VEI, n°168, 2012, p.142-147.

[7En particulier les travaux du sociologue Jean-Pierre Zirotti. Cf. DHUME Fabrice, « La sociologie de la discrimination ethnique à l’école, éléments d’une histoire française », Diversité-VEI, n°174, décembre 2013, p.135-141.

[8BECKER Howard, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002, p.77. Pour une mise en perspective concernant l’école en France, cf. BRIAND Jean-Paul, CHAPOULIE Jean-Michel, « L’institution scolaire et la scolarisation : une perspective d’ensemble », Revue Française de sociologie, n°34, 1993, p.3-42.

[9La référence à cette découverte tardive est explicite chez Marco Oberti (L’école dans la ville, 2007), Robert Castel (La discrimination négative, Seuil, 2007), ou encore François Dubet (La galère : jeunes en survie, Seuls/Points, réédition 2008). Robert Castel exprime par ailleurs « regrett[er] d’avoir auparavant beaucoup étudié le travail, mais d’avoir sous-estimé la question de l’immigration et de la discrimination ethnique » : CASTEL Robert, BOUCHER Manuel, « Le travail social au risque de la pacification sociale ? », Actualités sociales hebdomadaires, n°2627, 9 octobre 2009, p.40.

[10La question des discrimination a été construite dans un segment de la recherche française (au carrefour entre les questions d’immigration et de racisme) depuis le début des années 1990, mais ces travaux fondateurs sont resté assez peu diffusés (et ils ont été très largement « effacés » des bibliographies par le renouvellement de la thématique). L’analyse des choix éditoriaux de la littérature scientifique sur l’école (titres notamment) est éclairante sur le fait que c’est véritablement à compter de 2005 que la question apparaît avec une certaine légitimité thématique (sans que le cadre conceptuel ne suive toujours). Cf. DHUME Fabrice, DUKIC Suzana, CHAUVEL Séverine, PERROT Philippe, Orientation scolaire et discrimination, op. cit..

[11RANCIERE Jacques, La mésentente. Politique et philosophie , Paris, Galilée, 1995.

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