Les deux approches que sont la psychologie sociale et le droit ne coïncident pas. Chacune privilégie une face (mentale vs pratique) du problème, et chacune définit à sa manière la norme de ce qu’elle considère comme discriminatoire. Mais ces deux approches gagnent à être articulées. Outre l’emprunt à la psychosociologie et au droit, il faut aussi inscrire ce concept à l’articulation avec deux autres approches, historico-politique et sociologique, afin de prendre en compte les problématiques de l’égalité politique et des rapports sociaux. En conséquence, pour saisir les processus de discrimination, nous gagnons à adopter une approche multidimensionnelle (si ce n’est pluri- ou interdisciplinaire). Cette approche multidimensionnelle s’articule à la dimension politique, qui est première au double sens du terme : elle constitue à la fois le point de départ (le postulat d’une égalité des citoyens, édicté en 1789) et le centre de gravité, avec la problématique des rapports sociaux (i.e. de grands principes ou systèmes d’inégalités).
Dans une perspective de sociologie politique, il faut insister sur le fait que le « traitement » des publics, c’est la matérialité même des rapports de pouvoir institutionnels. En effet, si l’on suit Michel Foucault [1], les populations sont le produit d’un rapport de pouvoir, elles ne lui préexistent pas. S’intéresser à l’(in)égalité de traitement, c’est donc se pencher sur les manières dont l’institution produit des « publics » (les circonscrit, les définit, les catégorise,...) et les traite (les classe, les trie, opère sur eux, etc.), (re)produisant ainsi des inégalités. La problématique des discriminations scolaires doit ainsi être envisagée comme une modalité des rapports de pouvoir qui traversent et structurent l’école, et qui s’expriment potentiellement à tous les niveaux du système scolaire.
Ce qui caractérise le concept de discrimination, c’est :
- 1° Un point de vue sur les inégalités, qui les aborde prioritairement comme produit et dimension de rapports sociaux institués. Et donc, comme fruit, en premier lieu, de l’action des institutions [3] : effet de leurs normes, de leur fonctionnement, de leurs activités, et des interactions dans/autour d’elles. La question des discriminations vise donc principalement l’action des « puissances » et des « puissants », la manière dont le pouvoir produit et traite des populations. Pour cette raison, parler de discrimination entre élèves n’a pas grand sens ; c’est confondre des mécanismes plus généraux de stigmatisation [4] avec la question des discriminations.
- 2° Une référence à la pluralité des grands rapports sociaux – de classe, de race, de sexe et d’âge principalement. Les inégalités n’étant pas réductibles à la question dite des « classes sociales ». Cela se matérialise, dans la définition juridique, par la série des critères prohibés que le législateur suppose recouvrir approximativement l’expression des rapports d’âge, de classe/travail/handicap [5], de sexe/genre/sexualité, de race/ethnie/culture/religion. Ces différents rapports sociaux interagissent les uns les autres et structurent ensemble l’ordre social ; autrement dit, ils « sont consubstantiels : ils forment un nœud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales (...) ; et ils sont co-extensifs : en se déployant, les rapports sociaux de sexe, de classe, de "race", se reproduisent et se co-produisent mutuellement » [6].
- 3° Une référence pluridisciplinaire. Le concept est en effet forgé par des emprunts à la philosophie politique (la question de l’égalité), à la psychosociologie (concept de discrimination, processus de catégorisations, etc.), à la sociologie (rapports sociaux, analyse des institutions, etc.) ainsi qu’au droit.
Même dans l’histoire du droit, le concept de discrimination est d’abord politique. Au niveau européen, il a historiquement été construit à travers des tactiques d’usage du droit, parfois aussi qualifiées d’« utilisation stratégique des prétoires » [9]. La fameuse affaire opposant Gabrielle Defrenne, hôtesse de l’air, à son ex-employeur, la Sabena, inaugure une telle approche. Cet article a été introduit sous pression du patronat français, pour éviter des désavantages concurrentiels dans la compétition intracommunautaire, entre des entreprises établies dans des Etats où prévaut le principe d’égalité des rémunérations, et les autres.
Dans cet exemple inaugural, qui fera jurisprudence, la norme juridique est utilisée non pas comme finalité, mais comme outil tactique permettant de démontrer et de dénoncer des inégalités effectives, dans un contexte où l’égalité est pourtant affirmée comme principe.
Cela revient à aborder l’égalité à la manière de Jacques Rancière, non pas comme « une valeur que l’on invoque mais (comme) un universel qui doit être présupposé, vérifié et démontré en chaque cas » [12]. Le concept d’égalité (comme l’usage du droit) a ici une double valence : c’est à la fois une référence que l’on présuppose, et « un opérateur de démonstration ». Ce concept fournit l’occasion à n’importe qui de pouvoir interpeller les institutions sur la légitimité (et parfois la légalité) des manières dont il a été traité.
En résumé, la discrimination peut être appréhendée à partir du schéma suivant [13], qui indique le montage spécifique du concept (pluridisciplinaire, pluriréférentiel) et le mouvement réflexif/pratique spécifique qui en résulte.
Si l’on admet que le droit sert de référence première pour évaluer la légitimité des pratiques et sert de norme pour les contraindre, cela revient à faire du droit le pivot sur lequel repose le mouvement de l’action antidiscriminatoire : au nom d’un principe d’égalité politique (1), on utilise le référent de droit pour sa dimension normative (3) afin d’influencer des pratiques ou des fonctionnements concrets (4). Ces fonctionnements et pratiques contraires au principe d’égalité politique résultent et/ou s’expriment en partie à travers une dimension cognitive (2) dans laquelle des catégories (et des schémas mentaux de type stéréotypes, préjugés...) soutiennent, organisent, et justifient des traitements concrètement inégalitaires (4).
Par son usage du droit et son rapport à l’égalité, le référentiel politique antidiscriminatoire se distingue d’autres approches, également présentes dans les politiques publiques. Pour Didier Fassin, « la discrimination établit une sorte de chaînon manquant entre le racisme et l’inégalité, là où chacune des deux notions a l’autre pour point aveugle » [14]. Dans un autre sens, la notion de discrimination peut sembler être un passeur entre l’idée de ségrégation (dont une certaine lecture historique la rapproche [15]) et celle d’inégalités. Cet élément de mise en tension est important, car cela indique le statut spécifique de la notion de discrimination : une figure nouvelle émergée par le droit (textes internationaux, au départ) et positionnée très exactement au point de passage et d’articulation entre des référents théoriques et des registres pratiques distincts. L’idée de continuum entre ces concepts sous-évalue cependant le fait qu’ils se réfèrent à des ordres normatifs distincts, et donc qu’ils mettent en jeu des rapports d’évaluation différents des pratiques sociales.