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Un concept à visée égalitariste, fondé sur un usage politique du droit

Le concept de discrimination : éléments de repères et de clarification - partie 4

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablevendredi 28 février 2014, par Fabrice DHUME

- Les deux approches que sont la psychologie sociale et le droit ne coïncident pas. Chacune privilégie une face (mentale vs pratique) du problème, et chacune définit à sa manière la norme de ce qu’elle considère comme discriminatoire. Mais ces deux approches gagnent à être articulées. Outre l’emprunt à la psychosociologie et au droit, il faut aussi inscrire ce concept à l’articulation avec deux autres approches, historico-politique et sociologique, afin de prendre en compte les problématiques de l’égalité politique et des rapports sociaux. En conséquence, pour saisir les processus de discrimination, nous gagnons à adopter une approche multidimensionnelle (si ce n’est pluri- ou interdisciplinaire). Cette approche multidimensionnelle s’articule à la dimension politique, qui est première au double sens du terme : elle constitue à la fois le point de départ (le postulat d’une égalité des citoyens, édicté en 1789) et le centre de gravité, avec la problématique des rapports sociaux (i.e. de grands principes ou systèmes d’inégalités).

- Dans une perspective de sociologie politique, il faut insister sur le fait que le « traitement » des publics, c’est la matérialité même des rapports de pouvoir institutionnels. En effet, si l’on suit Michel Foucault [1], les populations sont le produit d’un rapport de pouvoir, elles ne lui préexistent pas. S’intéresser à l’(in)égalité de traitement, c’est donc se pencher sur les manières dont l’institution produit des « publics » (les circonscrit, les définit, les catégorise,...) et les traite (les classe, les trie, opère sur eux, etc.), (re)produisant ainsi des inégalités. La problématique des discriminations scolaires doit ainsi être envisagée comme une modalité des rapports de pouvoir qui traversent et structurent l’école, et qui s’expriment potentiellement à tous les niveaux du système scolaire.

Penser les inégalités de traitement dans toutes leurs dimensions (cliquez pour déplier)

Au niveau de l’institution scolaire, ces normes et fonctionnements peuvent conduire à catégoriser et traiter inégalement des publics (élèves, parents) en leur attribuant :
- des légitimités différentes (à être dans l’école, à réussir dans telle matière, à accéder à telle filière, etc.) ;
- des statuts socio-scolaires hiérarchisés (« bon » vs « mauvais » élève, classes « CAMIF » vs « difficiles », établissement « poubelle », etc.) ;
- des capacités ou des compétences différentes et/ou inégalement valorisées dans les normes et les formes scolaires (« intelligence », « maturité », « discipline », etc.).

Mais ces normes et fonctionnements influent également sur le traitement des agents de l’institution (considération, carrière, etc.), sur l’organisation du travail et la distribution des tâches, etc. [2]

Le concept de discrimination invite ainsi à penser globalement la façon dont les institutions traitent les individus et les groupes, en sortant de la simple opposition instituée entre publics et agents – car on peut penser que le traitement de l’une de ces deux catégories n’est pas sans lien avec le traitement de l’autre.

- Ce qui caractérise le concept de discrimination, c’est :

  • Un point de vue sur les inégalités, qui les aborde prioritairement comme produit et dimension de rapports sociaux institués. Et donc, comme fruit, en premier lieu, de l’action des institutions [3] : effet de leurs normes, de leur fonctionnement, de leurs activités, et des interactions dans/autour d’elles. La question des discriminations vise donc principalement l’action des « puissances » et des « puissants », la manière dont le pouvoir produit et traite des populations. Pour cette raison, parler de discrimination entre élèves n’a pas grand sens ; c’est confondre des mécanismes plus généraux de stigmatisation [4] avec la question des discriminations.
  • Une référence à la pluralité des grands rapports sociaux – de classe, de race, de sexe et d’âge principalement. Les inégalités n’étant pas réductibles à la question dite des « classes sociales ». Cela se matérialise, dans la définition juridique, par la série des critères prohibés que le législateur suppose recouvrir approximativement l’expression des rapports d’âge, de classe/travail/handicap [5], de sexe/genre/sexualité, de race/ethnie/culture/religion. Ces différents rapports sociaux interagissent les uns les autres et structurent ensemble l’ordre social ; autrement dit, ils « sont consubstantiels : ils forment un nœud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales (...) ; et ils sont co-extensifs : en se déployant, les rapports sociaux de sexe, de classe, de "race", se reproduisent et se co-produisent mutuellement » [6].
  • 3° Une référence pluridisciplinaire. Le concept est en effet forgé par des emprunts à la philosophie politique (la question de l’égalité), à la psychosociologie (concept de discrimination, processus de catégorisations, etc.), à la sociologie (rapports sociaux, analyse des institutions, etc.) ainsi qu’au droit.

Quelques conséquences théoriques et pratiques de cette approche (cliquez pour déplier)

Les remarques précédentes ont des conséquences pratiques et théoriques très importantes. Par exemple, cela invite à penser que :

- la discrimination n’est pas d’une autre matière que les rapports de pouvoir. Et donc, ce n’est pas un phénomène intrinsèquement nouveau ni qui prend une forme nécessairement particulière ou différente des mécanismes de sélection sociale valables en général ;

- la discrimination se produit de manière très incorporée aux processus habituels de fonctionnement d’institutions telles que l’école. Ainsi, si certaines situations sont très « visibles » parce que le référent sexiste, raciste, classiste, etc., est marqué et/ou explicité, la plupart du temps ce sont des pratiques et mécanismes collectifs à bas bruit – peu conscientisés, tenus pour normaux, et/ou qui font l’objet d’une activité d’invisibilisation (dénégation, effacement de traces, non constitution de traces...) [7]

- les pratiques et processus discriminatoires ne sont a priori pas concentrés à un ou des endroits spécifiques. Ils peuvent se trouver à tous les niveaux où opèrent des formes de différenciation ou de sélectivité. La discrimination n’est donc pas à rechercher uniquement dans « l’accès à » un bien, une ressource ou un espace, mais dans toutes les dimensions possibles de la vie et du fonctionnement des institutions [8].

- Même dans l’histoire du droit, le concept de discrimination est d’abord politique. Au niveau européen, il a historiquement été construit à travers des tactiques d’usage du droit, parfois aussi qualifiées d’« utilisation stratégique des prétoires » [9]. La fameuse affaire opposant Gabrielle Defrenne, hôtesse de l’air, à son ex-employeur, la Sabena, inaugure une telle approche. Cet article a été introduit sous pression du patronat français, pour éviter des désavantages concurrentiels dans la compétition intracommunautaire, entre des entreprises établies dans des Etats où prévaut le principe d’égalité des rémunérations, et les autres.

L’affaire Gabrielle Defrenne vs Sabena (cliquez pour déplier)

A la Sabena (compagnie belge), comme dans la plupart des compagnies aériennes depuis les débuts de l’aviation civile, la fonction d’hôtesse de l’air érige les attributs de la féminité en qualité professionnelle. (Boeing sélectionnait par exemple des jeunes filles de nationalité américaine, avec critères d’âge, de poids, de taille, d’apparence physiques, en outre célibataires et sans enfants - ces deux derniers critères n’étant pas appliqués aux hommes.) A mi-chemin entre l’ordre domestique familial et la nouvelle norme commerciale reposant sur la séduction, l’idée est que la présence de femmes dans un univers de norme très masculine rassurerait les voyageurs [10]. Pour que les hôtesses correspondent à la norme esthétique de la compagnie, une clause dans leur contrat prévoit leur licenciement lorsqu’elles atteignent l’âge de 40 ans (alors que pour les hommes, la fin de contrat normale est la retraite). Si la rémunération elle-même est formellement égale entre hommes et femmes, ce qui est assez rare à l’époque, un arrêté royal de 1964 exclut par ailleurs les femmes du droit à une pension de retraite. A partir des années 1960, le combat du personnel navigant de cabine féminin sera de faire entendre qu’à l’origine du service commercial à bord de l’avion se trouvent un contrat et un salaire et non les qualités innées de la femme.

En 1968, Gabrielle Defrenne, ex-hôtesse de la Sabena remerciée le jour de ses 40 ans, prête son cas et son nom à la cause en attaquant la compagnie en justice. Elle s’appuie sur le fait que l’article 119 du Traite de Rome47, fondateur de l’Union européenne (1957), impose aux Etats membres de faire respecter « l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail ou un travail de même valeur ». Elle est appuyée par deux avocates engagées dans le combat de l’égalité de traitement, E. Vogel Polsky et M.-T. Cuvelliez, dans une procédure qui va s’étaler de 1968 à 1978.

Cet usage conflictuel et politique d’un principe juridique global et formel aura permis de faire valoir trois choses, ouvrant la voie à une politique antidiscriminatoire européenne :
- 1° Ce principe formel a une valence normative et pratique dans les rapports de travail, et donc, l’article du traité ouvre, « en dehors de tout [autre] texte, le droit aux travailleurs d’intenter une action en justice devant les juridictions nationales pour faire respecter le droit » ;
- 2° Les impératifs faits aux Etats de faire respecter l’égalité « s’imposent non seulement à l’action des autorités publiques mais s’étendent également aux actes relevant de l’autonomie privée ou professionnelle, tels que les contrats individuels et les conventions collectives du travail » ;
- 3° La lutte contre les inégalités et les discriminations « relève des objectifs sociaux de la Communauté, celle-ci ne se limitant pas à une union économique, mais devant assurer en même temps, par une action commune, le progrès social » [11].

- Dans cet exemple inaugural, qui fera jurisprudence, la norme juridique est utilisée non pas comme finalité, mais comme outil tactique permettant de démontrer et de dénoncer des inégalités effectives, dans un contexte où l’égalité est pourtant affirmée comme principe.
Cela revient à aborder l’égalité à la manière de Jacques Rancière, non pas comme « une valeur que l’on invoque mais (comme) un universel qui doit être présupposé, vérifié et démontré en chaque cas » [12]. Le concept d’égalité (comme l’usage du droit) a ici une double valence : c’est à la fois une référence que l’on présuppose, et « un opérateur de démonstration ». Ce concept fournit l’occasion à n’importe qui de pouvoir interpeller les institutions sur la légitimité (et parfois la légalité) des manières dont il a été traité.

- En résumé, la discrimination peut être appréhendée à partir du schéma suivant [13], qui indique le montage spécifique du concept (pluridisciplinaire, pluriréférentiel) et le mouvement réflexif/pratique spécifique qui en résulte.

Si l’on admet que le droit sert de référence première pour évaluer la légitimité des pratiques et sert de norme pour les contraindre, cela revient à faire du droit le pivot sur lequel repose le mouvement de l’action antidiscriminatoire : au nom d’un principe d’égalité politique (1), on utilise le référent de droit pour sa dimension normative (3) afin d’influencer des pratiques ou des fonctionnements concrets (4). Ces fonctionnements et pratiques contraires au principe d’égalité politique résultent et/ou s’expriment en partie à travers une dimension cognitive (2) dans laquelle des catégories (et des schémas mentaux de type stéréotypes, préjugés...) soutiennent, organisent, et justifient des traitements concrètement inégalitaires (4).

- Par son usage du droit et son rapport à l’égalité, le référentiel politique antidiscriminatoire se distingue d’autres approches, également présentes dans les politiques publiques. Pour Didier Fassin, « la discrimination établit une sorte de chaînon manquant entre le racisme et l’inégalité, là où chacune des deux notions a l’autre pour point aveugle » [14]. Dans un autre sens, la notion de discrimination peut sembler être un passeur entre l’idée de ségrégation (dont une certaine lecture historique la rapproche [15]) et celle d’inégalités. Cet élément de mise en tension est important, car cela indique le statut spécifique de la notion de discrimination : une figure nouvelle émergée par le droit (textes internationaux, au départ) et positionnée très exactement au point de passage et d’articulation entre des référents théoriques et des registres pratiques distincts. L’idée de continuum entre ces concepts sous-évalue cependant le fait qu’ils se réfèrent à des ordres normatifs distincts, et donc qu’ils mettent en jeu des rapports d’évaluation différents des pratiques sociales.

revenir à la partie précédente : Quels usages du droit pour appréhender la discrimination ?lire la suite du texte : Antidiscrimination et antiracisme

Notes

[1FOUCAULT Michel, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard/ Seuil, 2004.

[2Cf. par exemple : POIRET Christian, « Discriminations au travail : L’Éducation nationale, une entreprise comme les autres ? », VEI-Enjeux, n°135, 2003, p.149-163.

[3Par institution, il faut entendre des organisations instituée, quels que soient leur statut juridique (public, parapublic, privé), le domaine où elles exercent leur activité.

[4GOFFMAN Erving, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Les éditions de Minuit, 1975.

[5La catégorie de handicap (et très largement aussi le critère d’« d’état de santé ») émanent historiquement de l’organisation des rapports de production – le handicap étant un statut d’exception justifiant l’improductivité de certains individus. Cf. CASTEL Robert, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

[6KERGOAT Danièle, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in Dorlin E., Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, p.112.

[7DHUME-SONZOGNI Fabrice, Entre l’école et l’entreprise, op. cit., partie 2.

[8C’est la même chose dans les autres secteurs, comme l’emploi, si ce n’est que celui-ci concentre une partie des discriminations dans la sélectivité à l’entrée (questions qui focalise l’attention des chercheurs, au détriment des autres espaces et formes de production de discrimination au travail). L’école est moins concernée par cet effet de seuil dans la mesure où elle ne sélectionne en principe pas à l’entrée ; lorsqu’elle le fait – comme dans les filières post-bac sélectives – une discrimination « toutes choses égales par ailleurs » est statistiquement enregistrable. Cf. par exemple : DECHARNE Marie-Noëlle, LIEDTS Eric, Porter un prénom arabe ou musulman est-il discriminant dans l’enseignement supérieur ?, Lille, ORES, 2007.

[9DEHOUSSE Renaud, « L’Europe par le droit », Critique internationale, vol.2, n°2, 1999, p.133-150.

[10Comme le dit un représentant de la Sabena, en 1953 : « je ne pourrais mieux comparer une hôtesse de l’air qu’à une jeune maîtresse de maison qui doit recevoir à dîner des relations d’affaires de son mari et qui n’a pas les moyens d’engager une bonne. Cette maîtresse de maison devra se présenter sous un jour favorable, elle devra pouvoir participer de façon intelligente à la conversation, elle devra aussi se retirer de temps à autre dans sa cuisine pour surveiller la cuisson de son rôti et venir elle- même faire le service à table. Transportez la salle à manger et le salon dans une carlingue d’avion et appelez la maîtresse de maison : "hôtesse de l’air" et vous aurez une idée assez exacte de ce qu’on exige d’elle ». Cité par : D’HOOGHE Vanessa, « Le mythe de l’hôtesse de l’air. Le poids des stéréotypes de genre dans l’accès à l’égalité au sein d’une profession », Après midi d’étude du CEFA ASBL, « Images et stéréotypes de genre », 26 mai 2009.

[11CJCE, Arrêt de la Cour de justice, Defrenne/Sabena, affaire 43-75 (8 avril 1976).

[12RANCIERE Jacques, Au bord du politique, Paris, La Fabrique/Gallimard-Folio, 1998.

[13In DHUME Fabrice, Entre l’école et l’entreprise, la discrimination ethnico-raciale dans les stages. Une sociologie publique de l’ethnicisation des frontières et de l’ordre scolaires, thèse de doctorat de sociologie, Université d’Aix-Marseille , 2011, p.75.

[14FASSIN Didier, « L’invention française de la discrimination », op. cit.

[15SISTACH Dominique, « Archéologie du principe juridique de non-discrimination », in Mouchtouris A., Sistach D. (dir.), Discrimination et modernité, Presses universitaires de Perpignan, 2007, p.63-84.

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