Comme tout concept normatif (donc, de même que ceux d’inégalités, de ségrégations, etc.), la discrimination se réfère à une norme qui fixe ce qui est légitime ou non. Etant initialement issu des domaines psychosociologique et juridique, le concept de discrimination est au carrefour de deux référents normatifs : un référent politique qui emprunte à la logique mathématique, qui oppose égalité/inégalités (entendues ici comme hiérarchies psycho-socio-politiques entre des groupes) d’une part, et le droit qui oppose autorisé/interdit, d’autre part.
Le droit intervient ici à deux niveaux :
- D’abord, comme principe, le droit décrète l’égalité des citoyen.ne.s ; c’est ce que l’on appelle l’égalité civile (ou formelle), au sens où le discours de droit énonce et décrète l’égalité et par là même la réalise en tant que postulat et en tant que principe organisateur du droit.
- Ensuite, le droit intervient comme norme pratique, c’est-à-dire comme discours qui a par principe le pouvoir de contraindre, et d’arbitrer concrètement ce qui est légitime (légalement autorisé) ou pas. La discrimination désigne en droit « la distinction ou la différence de traitement illégitime : illégitime parce qu’arbitraire, et interdite puisqu’illégitime » [1].
Le droit est une ressource active à deux niveaux, comme l’illustre par exemple le droit pénal.
- Premièrement, le droit définit la nature du problème. Il distingue entre des catégories de faits (discrimination≠ injure ≠ violence...). Il fournit une méthode d’évaluation de la légitimité des actes (discriminant≠discriminatoire). Il fournit une définition globalement praticable : selon l’article 225-1 du code pénal, « constitue une discrimination toute distinction opérée entre des personnes (physiques ou morales) à raison d’(une liste de critères a priori prohibés) ».
- Deuxièmement, le droit interdit la discrimination, et il peut intervenir comme recours en cas de transgression de cet interdit. Dans son versant judiciaire, ce recours suppose de se conformer au cadre strict du droit. Celui-ci impose un seuil et des conditions à partir desquels la discrimination est tenue pour un problème en droit. Si ces conditions ne sont pas remplies [2], le droit ne se prononce pas, et donc au sens propre ne reconnaît pas tels faits comme juridiquement discriminatoires.
Ceci dit, l’évolution du droit français conduit à identifier deux sources différentes, générant en réalité deux définitions différentes qui se rejoignent en partie dans la représentation du problème, sans renvoyer exactement aux mêmes logiques ni se recouper : l’égalité de traitement, et la non-discrimination.
1° Le principe d’égalité de traitement est un fondement ancien du droit, et de la conception même de l’Etat de droit. L’évolution du droit du travail, notamment, a conduit à construire cette norme, en considérant comme illégitime toute différence de traitement à situation comparable, à partir notamment du principe « à travail égal salaire égal » [3]. Le concept d’inégalité de traitement relève d’une « conception extensive » [4] de la distinction illégitime, qui exclut tendanciellement toute différence de traitement non justifiable par une différence de situation (sauf enjeu spécifique relevant de l’intérêt général). Appliqué en droit public, par exemple dans le recrutement des fonctions publiques, il limite de façon importante les catégories admises comme légitimes et contraint les procédures (concours).
2° Le principe de non-discrimination (raciale, nationale, religieuse et syndicale) est présent dans le préambule de la Constitution de 1946. L’évolution du droit pénal a conduit à définir dès 1972 (loi Pleven) le délit de discrimination raciale, prohibant notamment le refus de vente ou d’embauche fondé sur l’usage des critères relatifs à « l’origine, l’ethnie, la race ou la religion ». Cette définition s’est enrichie d’une protection progressivement étendue aux critères de « sexe » et de « situation de famille » (1975), de « moeurs » (1985), de« handicap » (1989), etc. jusqu’à couvrir aujourd’hui quelques 20 critères. « Ce que le principe de non-discrimination perd en généralité par rapport au principe d’égalité, il le gagne en effectivité. La montée en puissance de la catégorie juridique de discrimination marque le passage à une vision plus pragmatique de l’égalité » [5]. Le droit antidiscriminatoire est en effet un « droit pour l’action », à condition « de mobiliser le droit, de constituer son sens pour lutter contre les discriminations » [6].
Notons que ce schéma dual se retrouve approximativement dans le débat scientifique sur la mesure des inégalités. D’un côté, les méthodes quantitatives qui cherchent à appréhender « toutes choses égales par ailleurs » l’effet statistique d’une variable (donc les inégalités de traitement à situation comparable). De l’autre des méthodes souvent qualitatives qui s’intéressent à l’usage sélectif des catégories prohibées dans les processus de travail et d’action (discrimination et/ou sexisation ou ethnicisation des normes...). A l’une l’extensivité – la saisie d’effets globaux concernant potentiellement toutes inégalités à situation comparable -, et à l’autre l’intensivité, avec une capacité à articuler la subtilité des pratiques à une lecture des rapports sociaux.
Le droit a pour conséquence de limiter la portée du concept à son domaine propre - une sorte de monopole de la qualification des actes et des situations, dès lors qu’elles relèvent du droit. L’une des conséquences globales est que la loi protège moins des discriminations en général qu’elle n’intervient dans la réglementation et l’organisation d’un ordre discriminatoire, dont elle cherche à limiter les effets les plus outranciers. Prise en tant que telle, la loi offre « la possibilité de mettre de l’ordre dans la discrimination et non pas de l’abolir » [7].
En fait, le droit est à la fois un allié dans la définition du problème (car il donne une perspective inédite sur les inégalités et représente potentiellement un pouvoir de dissuasion et de contrainte), et un obstacle dans la saisie du phénomène (car il impose des conditions socialement et politiquement exorbitantes à la reconnaissance des discriminations). Ces conditions, si elles sont logiques et légitimes dans l’ordre du droit, ont cependant plusieurs conséquences problématiques, et ceci au niveau même de l’effectivité du droit :
- une sélection draconienne des cas juridiquement recevables,
- une considérable difficulté d’établissement de preuves,
- un risque de retournement en diffamation [8] ou en dénonciation calomnieuse [9], etc.
Le recours au droit, dans une analyse en sciences sociales comme dans l’action publique, implique de tenir compte de trois limites importantes, propre à l’ordre juridique.
Premièrement, dans une approche sociologique et politique, le seuil constitué par le droit est un problème, dans la mesure où cela entérine des formes de discriminations légales [10] et aussi dans la mesure où cela occulte des formes de « micro-discriminations » [11]. On peut qualifier ces micro-discriminations de discriminations infra-légales, dans le sens où elles relèvent de la définition des discriminations mais sont en-deça du seuil que le droit fixe pour interdire de telles pratiques. Or, d’une part, dans l’univers scolaire, la majorité des actes d’ordre discriminatoire relèvent de telles micro-discriminations infra-légales. Par exemple, le fait de solliciter plus certains élèves que d’autres dans les interactions de cours n’est pas punissable par la loi. Pourtant, nous savons que ce type de micro-différenciation contribue à produire d’importantes inégalités d’apprentissage. Plus généralement, les effets de ces micro-discriminations sont au moins aussi déterminants des inégalités et des rapports sociaux que les cas légalement répréhensibles. A cet égard, les cas juridiquement punissables constituent même souvent l’exception, la « part émergée de l’iceberg », qui est bien loin de représenter l’extension du problème.
Deuxièmement, travailler avec le droit implique de ne pas se limiter à sa conception individualiste (le droit cherche à attribuer le tort à des individus pris isolément). La discrimination est l’effet de rapports entre des groupes, qui impliquent certes des individus (« auteurs » ou « victimes »), mais dans la mesure où ils s’inscrivent dans des groupes, ou des institutions, et donc qu’ils agissent aussi en fonction de normes sociales et de schéma collectifs. D’une part, les discriminations sont souvent produites par une chaîne d’acteurs (cf. la notion de coproduction), et d’autre part nos actes discriminatoires même individuels parlent à travers nous d’un ordre social plus général, un héritage historique et collectif [12].
Les pratiques individuelles sont donc à penser en lien avec des processus de « discrimination institutionnelle ». Sans quoi, il y a un « risque anthropologique » [13] à réduire la discrimination au droit : celui de détacher les faits à l’égard des situations collectives qui les produisent. Dans les rapports de travail, le risque est notamment que, sous couvert de la loi, la politique antidiscriminatoire ne renforce un contrôle institutionnel sur le travail et ses inévitables micro-illégalités [14], au détriment d’une régulation collective des mécanismes de violence qui soutiennent généralement la production de discrimination.
Troisièmement, une limite du droit découle de sa conception positiviste, telle qu’elle sous- tend la lecture antiraciste traditionnelle. « Selon la conception traditionnelle, (...) il est possible de se conformer à une législation antidiscriminatoire et de réaliser les idéaux antiracistes et antisexistes simplement en s’abstenant de prendre en compte formellement dans la prise de décision le fait que l’individu visé soit membre d’un groupe défini à raison de la race ou du sexe, autrement dit en étant “indifférent à la catégorie” » [15] Or, ce que nous apprend la psychologie sociale, c’est « que, dans une culture où les stéréotypes relatifs à ces catégories sont omniprésents, il faut penser aux dites catégories pour ne pas faire de la discrimination » [16]. La logique de prévention des discriminations utilise ainsi le droit d’abord pour sa fonction de « mise en examen », au sens métaphorique et institutionnellement introspectif du terme. A savoir, non pas inciter à simplement respecter le droit, mais inciter plus largement à regarder et à problématiser nos usages des critères prohibés.
Tout cela invite à avoir un usage critique du droit. Pour fonder une approche des discriminations qui échappe aux limites inhérentes au droit, tout en travaillant « avec le droit », on peut lui emprunter sa définition, mais la mobiliser dans une approche extensive – c’est-à-dire sans ses effets de seuil ni domaine limitatifs. (Avec, bien sûr, cette conséquence pratique, qu’une part seulement de ce que l’on analyse comme discrimination relève formellement du droit et peut être légalement répréhensible.) Je proposerai donc, à partir du droit pénal, la définition opératoire suivante. Etablir une discrimination suppose trois conditions :
actes/procédures/processus/dispositifs
+
de sélection/distinction/traitement différencié
+
mettant en œuvre un critère prohibé ou ayant pour effet
le désavantage d’un groupe définissable par l’un de ces critères
L’action publique peut pour partie se revendiquer de la légitimité et de la puissance du droit. Dans la logique de « lutte contre les discriminations », le droit confère aux citoyens qui s’en revendiquent une force morale, même si le recours à la force juridique est, lui, bien plus limité – si tant est que le droit soit de ce point de vue efficace ou dissuasif, ce qui est aujourd’hui loin d’être le cas... Ainsi, la lutte contre les discriminations ne s’arrête pas à faire respecter le droit et donc à mettre fin aux discriminations légalement condamnables, mais plus largement, dans une approche politique, elle consiste à utiliser le droit comme vecteur d’exigence d’une égalité réelle de traitement, dont l’ambition ne se limite pas à la réalisation ou au maintien d’un ordre juridique.
Par extension, la légitimité de l’action publique antidiscriminatoire relève d’une logique de prévention. Celle-ci doit être entendue dans un sens lui-même extensif, en lien avec la définition précédente : non pas seulement prévention du « risque juridique » par une tentative de mise en conformation par avance aux attendus du droit, mais incorporation d’une logique réflexive dans le fonctionnement des institutions (soit une attention à la manière dont elles traitent les publics et les problèmes publics).