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Vers une politique française de l’égalité, texte du rapport issu groupe de travail "mobilités sociales"

III. Ce que nous savons des processus

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablesamedi 14 décembre 2013, par Fabrice DHUME, Khalid HAMDANI

Les travaux accumulés depuis quelques dizaines d’années sur l’école, sur l’emploi et le travail, sur les trajectoires d’un univers à l’autre, et plus largement sur les processus d’ethnicisation, convergent pour établir ce fait : globalement, il n’y a pas de spécificité intrinsèque aux populations vues comme « issues de l’immigration », si ce n’est justement que certaines d’entre elles sont vues et traitées comme toujours-étrangères. Les processus d’assimilation au sens sociologique se font avec le temps et de manière usuelle à travers les interactions sociales et l’expérience du lieu où l’on vit. Ce qui les limite par contre, ce sont les obstacles et frontières que dresse la « société d’accueil » afin de ne pas les reconnaître comme des membres légitimes et normaux de la collectivité. Les différences objectivement observables à un moment donné ne sont pas des éléments stables et primordiaux initialement importés par des populations immigrées [1]. Ce sont les produits de compromis en situation migratoire (pour ceux qui ont migré) et de réactions construites là où les gens vivent (donc, en France), en large part en réponse aux expériences répétées de minorisation, de stigmatisation ou de discrimination. S’il existe en conséquence des singularités de certains groupes socio-ethniques – comme le montre la recherche sur le rapport à l’école, à l’orientation, à l’emploi... - celles-ci ne peuvent être comprises comme relatives à l’immigration en général, ni même comme liée seulement aux conditions de migration spécifique de tel groupe. Les dimensions socio-professionnelles et économiques, et les rapports dits de « classe sociale » sont toujours déterminants et le plus souvent co-déterminants des situations. De ce fait aussi, il est nécessaire de considérer l’existence codéterminante de plusieurs grands rapports sociaux – dits de « classe », de « sexe », de « race », d’« âge », notamment.
›› Au-delà de considérations théoriques, qui relèvent d’enjeux de recherche et de connaissance, ces éléments ont une conséquence essentielle pour notre affaire : ils pointent vers l’idée qu’une politique publique sur ces questions n’a pas à les aborder par le présupposé (le préjugé) de la « migration », de « l’origine », de la « différence » - entendus comme des spécificités intrinsèques et stables. Inversement, elle ne doit pas occulter les dimensions ethniques, raciales, migratoires, etc. sous prétexte de ne regarder que la « question sociale ». Elle doit s’attacher prioritairement à combattre – d’abord en son sein – des tendances lourdes à altériser et stigmatiser, à produire des inégalités et des minorités, à discriminer, ségréguer et racialiser.

 Le rapport de la société française à l’immigration : la fabrique de minorités

La référence d’un « Nous idéal »

Les discours sur « Eux » (les personnes visées par « l’intégration »), se réfèrent à une conception du « Nous » (les nationaux vus comme « les Français normaux »). Nous savons, par des travaux d’historiens et de sociologie politique, que ce « nous » national repose principalement sur un attachement affectif. Le sociologue Max Weber, au début du 20è siècle déjà, attirait l’attention sur le fait que « le concept de “nation” nous renvoie constamment à la relation avec la “puissance” politique. Il est donc évident, si tant est que “national” signifie quelque chose d’unitaire, que ce sera (...) une sorte de passion spécifique » (Weber, 1995, p.143-144). Nous savons par ailleurs que la base matérielle à laquelle cette communauté se réfère est, elle, très variable dans le temps, et que cette base matérielle est l’objet d’un récit plus ou moins mystificateur : la représentation usuelle de la France comme « hexagone », par exemple, occulte le fait que la réalisation de cet ensemble territorial n’est que très récente et ignore de surcroît dans la représentation classique les départements d’outre-mer. La communauté nationale est toujours une communauté « imaginée » (Anderson, 2006). Cet imaginaire occulte ou altérise certains acteurs, certaines données, des pans et parts de l’histoire, pour ne retenir qu’un grand récit (un « roman national », disait-on à propos de l’enseignement « républicain » de l’histoire de France à l’école). C’est bien pour cela que l’assimilation est un mythe : « dans les faits, cette politique [d’assimilation nationale] n’a jamais réussi à éliminer les diversités. L’homogénéité des individus et des groupes à l’intérieur de la nation n’a été qu’un idéal, jamais concrètement réalisé » (Schnapper, 1991).

Que l’on se réfère à un idéal et des valeurs pour définir un Nous n’est pas en question. Mais que celui-ci soit l’aune à laquelle on cherche à juger de l’intégration des individus à la collectivité pose un considérable problème, tant politique que pratique. Ce problème est lié au fait que le discours du Nous (et de l’intégration) repose sur l’occultation des principes inégalitaires qui organisent ce récit, ainsi que sur la minimisation du caractère inévitablement pluriel et conflictuel de la société. Le récit renforce la croyance dans une cohérence pacifiée, comme le montre la célébration de la « France Black Blanc Beur » consécutive à la victoire en coupe du monde de football en 1998 [2]. Par conséquent, l’on pense rarement l’histoire de France comme toujours internationale et jamais autonome – alors que cette histoire est par définition celle de migrations, et c’est aussi en partie celle de l’Algérie ou de la Tunisie et réciproquement, etc. C’est ainsi, aussi, que l’on privilégie l’histoire des « Grands de ce monde » au détriment d’une histoire populaire. La conséquence de cet oubli est double. D’abord, le référent collectif est idéal et il n’a de liens que relatifs avec l’histoire et la réalité concrètes. Ce qui, en période de crise sociétale, comme aujourd’hui, accroît les contradictions et les tensions, entre ceux qui veulent maintenir à toute force une représentation idéale et ceux qui réclament que leurs voix soient entendues et prises en compte. La reconnaissance de ces autres récits a certes avancé, dans les programmes scolaires ou par un travail muséographique (Cité nationale de l’histoire de l’immigration, etc.), mais les contradictions ou les impensés demeurent. Ensuite, ce récit mythique repose sur l’occultation de certains acteurs, sur le silence imposé à certaines voix. Il se construit donc sur la minorisation de certains groupes sociaux ; l’idéalisation de la nation française produit des minorités... en même temps que le discours officiel nie à ces groupes toute légitimité (c’est le refus français de reconnaître les langues minoritaires, par exemple, au nom de l’unitarisme).

Cette contradiction majeure est aujourd’hui au cœur de la mésentente et des tensions de la société française : elle se lit à la fois dans le développement d’une extrême-droite qui a capté l’électorat populaire (lequel n’en peut plus d’un discours de principe des élites si éloigné de la réalité vécue), et dans la construction politique de l’immigration comme un problème, dont nous avons rappelé la généalogie. Ces deux questions ne sont pas symétriques, pas plus que l’une n’explique l’autre : ce n’est pas l’immigration qui est la cause, pas plus que l’existence de groupes ethniques n’est à l’origine du racisme. La question immigrée et la question ethnique sont des produits de cette crise politique. La résolution de cette crise passe par le changement de statut de ces questions, ce qui suppose la redéfinition d’une manière de considérer les groupes concernés (de milieu populaire, comme immigrés). Or, on l’a dit, l’instrumentalisation politique de cette histoire produit exactement l’inverse : la cristallisation d’un problème qui devient tendanciellement insoluble, parce que de plus en plus fantasmé.

Des mécanismes concrets d’altérisation et de minorisation

La production d’altérité et de minorité opère à partir de mécanismes et dispositifs concrets, tels que le jeu juridique avec les catégories de nationalité et de citoyenneté, le discours public de représentation nationale qui stigmatisent certains groupes, le traitement de la question linguistique et du plurilinguisme, ou encore l’instrumentalisation de la laïcité.

- L’usage politique du lien entre nationalité et citoyenneté.

Les travaux historiens et politologiques nous montrent que la société française n’a eu de cesse, dans son histoire depuis la Révolution, de distinguer « l’homme » et le « citoyen », de jouer du rapprochement ou de la distinction entre « nationalité » et « citoyenneté »... Cette instrumentalisation, à des fins largement électorales, conduit à faire de la nation une sorte de « club » de plus en plus sélect, dont l’entrée est conditionnée par diverses sortes de normes « culturelles », morales, linguistiques, etc. Ces normes ont pour fonction de maintenir une prééminence et une préséance de ceux qui ont le bénéfice d’être « Français », autrement dit, les membres présumés légitimes et indiscutés de ce club. Certains discours des pouvoirs publics sur la nationalité, ainsi que certains dispositifs dits « d’accueil » le traduisent explicitement, dans l’idée qu’être français se « mérite » et que c’est une dignité particulière.
Cette conception élitiste, loin de résoudre le problème de la pluralité, repousse au contraire la possibilité de trouver une solution pragmatique (car la tentation est de recourir à une logique antipolitique d’expulsion ou d’élimination des populations construites comme indésirables). Cette altérisation des populations vues comme étrangères a en même temps pour conséquence de restreindre la définition du « Nous », comme le constatent de plus en plus de membres de la collectivité, qui pensaient leur statut de « Français » indiscutable, et qui se retrouvent dans la dramatique position de devoir (sans toujours pouvoir) faire la preuve de leur nationalité. C’est particulièrement le cas avec des membres nés dans des pays ex-colonisés, dont l’Algérie, ce qui va là encore dans un sens contraire à une logique d’apaisement des rancoeurs héritées de la colonisation. Le durcissement des règles met en cause la possibilité de réaliser la communauté elle-même.

- Le problème des discours publics de stigmatisation.

De nombreux travaux montrent que le racisme contemporain est clairement lié à une situation de cristallisation autour de la question de savoir qui peut légitimement faire partie du « club » que serait la nation. Les discours publics ont ici un rôle clé, car ils légitiment l’ordre et produisent de la stigmatisation.

Les effets concrets des discours sur le « communautarisme »
La dénonciation du « communautarisme » est un thème issu de l’extrême-droite, qui a colonisé les discours publics entre 1994 et le début des années 2000. Pour ce faire, il s’est appuyé sur une dramatisation des peurs liées au terrorisme « islamiste » (Dhume, 2010). Ces discours ne parlent guère de la concrétude des problèmes de la société. Ils visent au contraire à imposer, au mépris du réel, une position idéologique assimilationniste, et ainsi rendre indiscutable un durcissement policier des frontières de la société française. Les effets ne sont pas que symboliques. D’une part, on observe que le mot a un pouvoir performatif sur la réalité sociale et sur l’organisation de l’intervention de l’Etat. C’est en son nom qu’a été justifiée l’instauration de l’état d’urgence dans les « banlieues », fin 2005 [3]. C’est aussi par lui que l’on justifie les lois sur le « voile à l’école » ou la « burqa », ou encore le « débat sur l’identité nationale », etc. D’autre part, le mot joue comme un signal du rapport de force nationaliste : il pousse les populations minorisées à taire des revendications d’égalité pour ne pas justement être accusées d’avoir un comportement « communautaire » ; et il pousse les individus à surjouer les codes de l’adhésion au discours « républicain », pour ne pas être taxés d’infidélité à la nation. Ce mot empêche donc clairement de discuter des problèmes d’inégalités et de discrimination, en même temps qu’il ethnicise et durcit le référent nationaliste du débat public.

La stigmatisation de l’immigration, de l’islam ou des populations dites Roms permet de renforcer et relégitimer le « Nous » nationaliste en stigmatisant des groupes tenus pour des « outsiders » (Elias et Scotson, 1995). Ces discours produisent de l’ethnicisation ou de la racialisation [4], c’est-à-dire qu’ils créent des groupes ethniques (définis par une origine supposée primordiale et essentielle) voire des groupes raciaux (définis par une nature présumée différente). Ils renforcent en retour l’identification des populations stigmatisées à un groupe minoritaire, qui se caractérise par un vécu commun de la stigmatisation, la discrimination, la ségrégation... Ces discours autorisent au final à nier les règles mêmes qui fondent la collectivité, comme on le voit concernant les « Roms » : négation du statut d’Européen et des droits afférents ; objet de harcèlement, de violences, de ségrégation ; légitimation de la destruction de biens privés ; injonction contradictoire à « s’intégrer » dans le même temps qu’on empêche en pratique toute stratégie de scolarité, d’habitation ou qu’on leur interdit de travailler, etc. Nous sommes là encore dans un cercle vicieux, une prophétie autoréalisatrice : ces discours qui dénoncent créent eux-mêmes, par la stigmatisation, ce qu’ils dénoncent.

Une difficulté importante à laquelle la politique publique devra faire face est que cette logique de stigmatisation est aujourd’hui très banalisée. La récurrente instrumentalisation politique de quelques populations construites en « bouc-émissaire » se retrouve à peu de choses près dans les discours de tout l’échiquier politique. La croyance que l’on peut combattre l’extrême-droite en se réappropriant un discours de stigmatisation montre de façon patente aujourd’hui son échec, et il est temps d’en prendre acte pour renverser cette tendance. Cela indique au passage l’une des difficultés majeures : la construction d’un Nous inclusif et solidaire se heurtera inévitablement à des stratégies contraires, visant à maintenir les privilèges que certains tirent du bénéfice de cette « propriété nationale » au détriment des autres.

- Le traitement du plurilinguisme.

La question de la langue joue aujourd’hui plusieurs rôles simultanés entre lesquels il est nécessaire de distinguer [5] : elle est utilisée comme instrument de contrôle de l’immigration (Contrat d’accueil et d’intégration, référentiel « Français langue d’intégration [6] », etc.) ; elle est vectrice de repères et de ressources pour pouvoir accéder aux codes autochtones, afin que les gens puissent se sentir suffisamment à l’aise là où ils vivent ; elle est sous des formes et à des degrés divers un objet d’apprentissage scolaire ; etc. Le plurilinguisme – soit, une pluralité de langues reçues en héritage – est une des rares particularités d’une partie des populations immigrées ou descendants d’immigrés ; mais cette particularité n’est ni générale ni spécifique à la migration (langues régionales), comme le montre l’enquête TéO : « Sur dix résidents du groupe majoritaire en France âgés de 18 à 50 ans, un seul se déclare plurilingue pendant l’enfance alors que le plurilinguisme concerne quatre immigrés (39 %) et cinq descendants d’immigrés sur 10 (49 %) » (Beauchemin et alii, 2010, p.31).

Y a-t-il un problème du multilinguisme ? Non, pas en soi. Tous les travaux scientifiques sur le multilinguisme ou sur le fait que les enfants apprennent à l’école une autre langue que celle parlée à la maison montrent que cela n’est pas un obstacle à la réussite scolaire. C’est au contraire un potentiel de réussite tant scolaire que professionnelle (en développant des compétences linguistiques, en ouvrant des horizons de mobilité, etc.). Cependant, le multilinguisme peut devenir un obstacle dès lors que ce potentiel est réduit par une stigmatisation de l’allophonie, plutôt que de soutenir et de développer des compétences. C’est le statut en France du multilinguisme qui crée le problème. On sait que sa stigmatisation peut générer de l’échec scolaire, en induisant deux phénomènes : une perte de confiance des enfants dans leurs repères familiaux, qui empêche la transmission d’une légitime confiance en soi ; une tentative des parents de répondre à la stigmatisation en s’obligeant à parler « français » à la maison, mais un français bricolé et mal maîtrisé qui est très éloigné de la langue normée de l’école.

Un problème mal posé : l’exemple du « rapport Benisti » (2004-2005)
Paradoxalement, le rapport dirigé par le député Jacques-Alain Benisti sur la « prévention de la délinquance » produit du problème là où il prétend en résoudre. En effet, en projetant sur le « bilinguisme » une logique de soupçon au titre que ce serait un facteur secondaire de déviance, et en prônant par conséquent de « faire en sorte que l’enfant assimile le français avant de lui inculquer une langue étrangère » (Benisti, 2004, p.17), le rapport a plusieurs conséquences problématiques : 1° il projette sur les familles une logique scolaire qui est négatrice de leurs ressources, et les pousse à singer l’école en niant leurs ressources spécifiques, alors que l’on sait que leur transmission est au contraire nécessaire au bien-être élémentaire des enfants. 2° Il conduit à médicaliser – et donc à déscolariser - une question d’apprentissage, en poussant à traiter les cas où l’échec scolaire serait associé au « bilinguisme » par le recours « aux orthophonistes, aux linguistes, comme aux pédopsychiatres ». En réalité, le « problème » que croit déceler ce rapport n’a pas grand-chose à voir avec une question linguistique. Il semble que ce soit surtout une question de rapports ethniques et de maintien de la prééminence de la norme vue comme « française » : les représentants du groupe majoritaire qui rédigent ce rapport craignent manifestement qu’une langue maternelle qui ne soit pas la « langue dominante », autrement dit « notre langue », soit « surreprésentée » (Benisti, 2005, p.40).

Le discours sur l’unicité de la langue et sur la primauté du français se traduit dans le rapport des Français au défi du multilinguisme, et ceci de plusieurs manières :
- Premièrement, ce sont les résistances à considérer que les langues maternelles des migrants sont une ressource légitime et normalement constitutive de la pluralité linguistique réelle de la France. Cela génère un paradoxe que l’on connait bien à l’école : l’usage des langues minoritaires par les élèves est souvent prohibé de fait, alors même que l’école prétend apprendre des langues étrangères aux élèves...
- Deuxièmement, le statut formel de l’enseignement des langues des groupes minoritaires dans les apprentissages contribue à les minoriser : l’enseignement de l’arabe, du turc, etc. est en nombre réduit et est en pratique fortement déconsidéré. Au point que les établissements craignent parfois que l’ouverture d’une section ne se traduise dans une étiquette négative. Tandis que d’un autre côté, on cantonne le travail sur/avec ces langues à des dispositifs spécifiques – tel le dispositif ELCO (Enseignement des langues et cultures d’origine), mis en place à partir des années 1970 – en les réduisant à un sous-apprentissage réservé à un public spécifique, et en accentuant concomitamment un effet de stigmatisation. Ce dispositif a bien des limites. Mais les critiques qui lui ont été adressées, souvent au nom de « l’intégration », ont accru la stigmatisation du plurilinguisme, alors que c’était malgré tout l’un des rares dispositifs à tenter de prendre en compte cet enjeu de transmission et d’identification positive à une pluralité.
- Enfin, on peut se demander si le rapport problématique de la France au plurilinguisme n’explique pas pour une certaine part le rapport compliqué des Français à l’apprentissage de « langues étrangères » à l’école... Si tel est le cas, cela montre encore une fois que le traitement réservé aux groupes minorisés a des effets sur l’ensemble de la collectivité, en l’empêchant de « grandir » - de cette « grandeur qui ne serait plus martiale, mais sociale » (Tuot, 2013, p.75).

- L’usage problématique de la laïcité.

La laïcité est sans arrêt présentée comme une valeur, ce qu’elle n’est pas. Elle est par ailleurs posée comme une norme primordiale et systématique de l’école publique, ce qui ne correspond pas à la réalité de l’histoire : les discours politiques surévaluent souvent le laïcisme des « hussards de la République », en oubliant les tolérances pratiques et les compromis avec les « petites patries » (Chanet, 1996). Cela ne correspond pas plus aux expériences diverses qu’en ont les élèves aujourd’hui. Car en réalité, cette norme fait l’objet de divers compromis juridiques, comme par exemple dans les écoles et collèges d’Alsace et de Moselle : des cours de religion (de référence chrétienne [7]) y sont données à tous les élèves, sauf désaccord des familles, tandis que l’on enseigne par ailleurs un discours laïc de principe. Au-delà de cette contradiction, que l’on interroge peu, l’existence de compromis pratique montre bien que la technique juridique offre plus de souplesse qu’on ne veut bien le voir.

A contrario, la réaffirmation incessante de la « laïcité » comme un pré-requis produit l’inverse de ce que l’on voudrait : elle fabrique de la distance là où l’on prétend souder la communauté. Et elle stigmatise de fait certaines populations (musulmanes, en particulier), qui sont les cibles implicites de ces discours. De ce point de vue, le grand retour du thème de la laïcité est moins lié à un enjeu de religion (et de rapport de l’Etat avec les religions, problème qui est globalement réglé) qu’avec un enjeu idéologique pour le nationalisme : utiliser la question de la religion pour maintenir à distance la reconnaissance des populations vues comme « musulmanes ». Nous savons, à travers le travail historien et politologique, que cet usage de la laïcité comme question polémique et clivante est le fruit d’entreprises politiques de groupes proches du pouvoir pour asseoir leur position (Lorcerie, 2005). Cet usage polémique a radicalement modifié l’interprétation de la laïcité, comme nous l’avons vu concernant le voile : d’une limitation du pouvoir des institutions (avec en conséquence une tolérance pour les pratiques religieuses, y compris publiques), à une normalisation des publics (au nom de la séparation public/privé).

Nous savons, à travers des enquêtes empiriques, que cette confusion a des effets importants : la crispation idéologique à partir de situations concrètes empêche de rechercher des compromis locaux et donc de solutionner ces situations dans un sens favorable à la production du commun et de la tranquillité publique (concernant le voile, les menus des cantines scolaires, la place de la religion dans l’entreprise, etc.) ; un durcissement corrélatif des logiques de rejet, avec une autorisation de l’expression raciste par le thème de la « laïcité » (cela est confirmé, dans des écoles comme dans ses entreprises, par les observations des membres de notre groupe de travail) ; un refus, plus largement, de reconnaître l’expérience des populations ainsi stigmatisées, et donc un empêchement à travailler sur les mécanismes mêmes de stigmatisation, alors que ceux-ci produisent des problèmes de « religion » ou de « laïcité ».

L’incessante mise en doute de leur appartenance et l’altérisation de leur identité, vécues par des populations renvoyées à un statut toujours-étranger, se traduit dans un soupçon répété à l’égard de leur loyauté, de leur fidélité et de leur allégeance à la société française. Cela a ni plus ni moins pour effet de rendre impossible une société commune. Une politique publique soucieuse de construire un Nous inclusif et solidaire doit impérativement prendre en compte ce problème. Une telle politique ne peut se payer de discours globaux sur une société plurielle ; cela ne peut suffire à restaurer un lien si usuellement discrédité. Des discours et des signaux symboliques sont bien entendu impératifs. Mais, pour ne pas jouer comme une injonction contradictoire, ceux-ci doivent prendre sens et se traduire dans les normes concrètes, sur les différents plans dans lesquels se joue l’enjeu d’un assouplissement des frontières de la société. Il est nécessaire de changer le statut politique – symbolique et concret - que l’on donne aux populations aujourd’hui cibles des discours stigmatisants ; comme il est nécessaire de cesser de durcir les frontières en jouant de la nationalité contre la citoyenneté (et réciproquement). Il nous faut changer le rapport que nous avons avec les questions de plurilinguisme ou encore de laïcité, pour en faire des outils pratiques de reconnaissance et de potentialisation de la pluralité, plutôt que des objets de crispation et de clivage autorisant la maltraitance.

 Ce que nous savons des processus de discrimination

Discrimination et ethnicisation à l’école et dans l’orientation scolaire

Depuis les années 1970, une longue série de travaux scientifiques a mis en évidence que les « lunettes » ethnico-raciales sont présentes et actives dans le regard que portent les agents de l’institution scolaire sur les élèves et leurs parents, sur les territoires et les situations. L’école altérise, minorise, ethnicise et discrimine tendanciellement les publics vus comme issus de l’immigration, certaines catégories de façon plus intense que d’autres. Ce que l’on sait globalement, c’est que les effets de ce jugement ethnique sont d’amplitude très générale (ils se retrouvent à tous les niveaux du système scolaire et dans toutes les dimensions que la recherche a explorées) ; par contre, cela n’est, sauf exception, pas systématique ni le plus souvent conscient. C’est d’ailleurs une réalité difficile à admettre pour les professionnels du système scolaire, tant ils adhèrent par ailleurs globalement à une lecture antiraciste qui refuse de nommer (et donc de rendre visible) cette réalité. La discrimination ethnico-raciale scolaire semble être souvent d’ordre systémique, au sens où ce sont des mécanismes généraux, produisant plus globalement des inégalités socio-scolaires – et donc, au départ, non spécifiques aux populations vues comme immigrées –, qui se traduisent en fin de compte sous la forme de différenciations fortes des parcours et des expériences. Cette discrimination systémique est par contre tissée d’une multitude de micro-discriminations ethnico-raciales spécifiques (infra-légales, le plus souvent) et de logiques d’ethnicisation, que la recherche a mis au jour et que l’on peut synthétiser comme suit.

- Effets de représentations et traitements altérisants.

Des stéréotypes et préjugés, qui existent plus largement dans la société, trouvent dans l’école une expression particulière : l’analyse des représentations sociales tend à montrer une « hiérarchisation opérée par les enseignants entre les élèves d’origine asiatique, maghrébine et tsigane » (Durand, 1991), du point de vue des qualités morales, cognitives et scolaires qui leur sont attribuées (assiduité, motivation, rigueurs, etc.). Certaines catégories ethniques bénéficient d’un préjugé favorable qui persiste dans le temps, par exemple l’image du « bon élève “asiatique” » à qui l’on prête, notamment en mathématiques, des qualités particulières. Cela peut induire une surévaluation de leurs compétences dans ce domaine. D’autres catégories sont à l’inverse, l’objet d’une mise à distance : les élèves vus comme maghrébins peuvent être l’objet d’une moindre « connivence affective » (Zimmermann, 1978) et de jugements plus négatifs que les autres, de la part des enseignants. Plus généralement, le référent ethnocentrique qui fait de l’école l’incarnation de la normalité culturelle fait écho à l’histoire coloniale, qui agit probablement à l’insu des acteurs de l’école. La recherche a montré que les familles vues comme étrangères se voient souvent imputer un présupposé de distance culturelle et d’incivilité, selon un principe qui serait à peu près : « à culture sauvage, pratique de sauvagerie » (Payet, 1992). Le rapport de l’école au quartier et aux familles vues comme étrangères semble transférer les difficultés scolaires de civilité dans un « choc des civilisations », ce qui ethnicise les rapports scolaires et pousse celle-ci à durcir sa clôture externe.

- Dans les pratiques de jugement et d’orientation. L’origine des enseignants comme celle des élèves peut influer sur les attentes et les jugements professoraux, sur les pronostics quant à l’avenir des élèves dans le système scolaire, mais aussi sur la notation elle-même. Des études récentes attestent que des biais de notation et d’orientation sont aujourd’hui encore à l’oeuvre. Pour les mesurer, il faut prendre en compte l’articulation et les transferts possibles entre les catégories ethniques, de classe et de genre : car la discrimination ethnico-raciale s’exprime de façon parfois indirecte, souvent combinée avec d’autres logiques de différenciation/hiérarchisation. On mesure statistiquement qu’à même catégorie socioprofessionnelle, les conseils et pratiques d’orientation peuvent différer, et que l’on refuse par exemple plus souvent les vœux des familles vues comme immigrées que ceux des familles vues comme françaises. Cet ensemble de micro-discriminations sont souvent fortement ressenties par les élèves, qui dénoncent des « orientations forcées » et « itinéraires contrariés » (Santelli et alii, 2006).

Un jugement enseignant variable selon l’origine et le genre perçu : l’exemple des appréciations sur bulletins
Des micro-études par établissement conduites avec les professionnels dans le cadre d’une expérimentation sur l’agglomération grenobloise (2009-2012) [8], montrent qu’à même niveau de note, les élèves se voient jugés différemment, selon l’origine et le genre perçus. Dans les appréciations portées sur les bulletins scolaire, dans un collège, « le lexique utilisé diffère selon que les élèves sont vus par les enseignants comme "filles" ou "garçons", ou comme "d’origine européenne" ou "non-européenne". (...) les élèves vus comme d’origine européenne sont plus souvent félicités ("bravo", "excellent"...), et les conseils donnés sont plus ciblés et visent le travail (préparer les évaluations, mieux lire les consignes...). Tandis que les élèves vus comme d’origine non-européens sont plus jugés sur leur comportement et leur mobilisation (se "contrôler", etc.). » A note équivalente, l’image de sérieux des élèves diffère nettement : « la polarité la plus grande oppose la catégorie "filles d’origine européennes" et celle "garçons d’origine non-européenne" : ces derniers sont systématiquement moins jugés sur leur "sérieux" (écart moyen d’environ 11%, mais atteignant 25% au niveau "Très bien" [notes supérieures à 15]. »

- Des populations avec un statut d’exception.

La question spécifique de l’orientation en « classes spéciales » est un point récurrent du débat, depuis les années 1970. Récemment encore, des études montrent que la catégorisation ethnique contribue à déterminer l’orientation vers des dispositifs de soutien et/ou de l’enseignement spécialisé (SEGPA...). La place physiquement et symboliquement en marge de ces dispositifs dans les établissements conduit certains auteurs à parler d’une « scolarisation par la stigmatisation » (Vayssière, 2004). Celle-ci apparaît d’autant plus marquée que les publics sont spécialement étiquetés par l’institution. Ainsi, les élèves dits « nouvellement arrivés en France », et plus encore « Roms » peuvent connaître des trajectoires presque systématiquement différenciées, avec des formes de « discrimination institutionnalisée » (Dhume, 2012) et des parcours de l’école à l’emploi qui maintiennent un tel statut ethnique d’exception. L’étiquetage par l’institution de catégories de publics à part semble autoriser toutes sortes d’aménagements spécifiques et justifier qu’on leur refuse l’accès au droit commun, et jusqu’à l’accès à la scolarité elle-même – les cas de refus d’inscription d’élèves dans certaines communes se répétant depuis les années 1970, et ayant été l’un des premiers objets de plaintes enregistrées par la HALDE concernant le domaine éducatif.

La « classe à la cave », un exemple de discrimination institutionnalisée (Dhume, 2012)
Dans un petit village localement connu pour la population « gitane » qui y réside – toujours en marge, et soumise à diverses sortes de discriminations -, l’école a ouvert une classe d’adaptation, réservée à cette clientèle. A la composition ethnique des classes se rajoute le fait que l’accès aux autres classes est limité : la CLAD joue comme « sas » sélectif, et elle limite de fait l’accès ultérieur aux classes normales, contrairement à aux textes qui prévoient que les élèves « n’y séjournent pas plus d’une année ».
Plus avant, « l’ordre inégalitaire se traduit dans la distribution physique et symbolique des classes dans le bâtiment. A la différence de toutes les autres installées de plain-pied, la CLAD est située à l’entre-sol. Cette position basse, et les "contraintes" architecturales du bâtiment (pas de fenêtres mais des soupiraux obturés par des grilles ; donc moins de luminosité ; pas d’issue de secours ce qui déroge aux règles normales de sécurité) confèrent à la salle son nom d’usage : la "classe à la cave". Cette situation durant depuis une vingtaine d’année, l’habitude a été prise. (...) Le nom de "classe à la cave" est institué. Au point que, lorsque les parents emmènent leurs enfants à l’école, ils leur arrive de dire simplement qu’ils vont "à la cave". "[L’appellation] “la cave”, c’est un truc institutionnalisé. Moi, au départ, je pensais que c’était un dispositif de l’Education nationale, comme il y a les CLAD, les CLIS... la CAVE...", confie un professionnel de la politique de la ville. Il n’est pas à chercher bien loin pour entendre, dans ce nom représentant la distribution physique des espaces, l’écho d’une distribution politique des places. »
Les propositions pour changer cette hiérarchie implicite ne sont même pas entendue : la rotation des classes est littéralement impensable, comme l’explique l’Inspectrice de l’Education nationale : « Obliger les enseignants, à tour de rôle, à aller faire classe dans la cave, pendant que cette classe occuperait euh... une salle au rez-de-chaussée ou au 1er étage... (...) Imaginez les parents d’élèves des enfants ord... des classes ordinaires... qui pour un an seraient dans la cave... Cette cave, elle est déjà connotée... discriminatoire. C’est pas simplement, les enfants... qui sont discriminés... mais c’est aussi le lieu. C’est la classe... des Gitans. » La « cave », ce n’est pas la place de n’importe qui, car ce n’est évidemment pas une place égale. Intervertir la CLAD et la bibliothèque, située au premier étage n’est pas plus entendable : « Si au moins ils pouvaient changer, mettre la bibliothèque en bas et la classe en haut... Mais si vous le proposez, ça rentre dans une oreille et ça sort », déplore une mère d’élève. On ne mélange pas les objets de Culture scolaire avec les problèmes de « cultures étrangères »... Ainsi, « la CLAD spécialisée ethnique apparaît ici comme une image inversée du modèle scolaire ; son traitement rend visible en creux la part ethnique cachée de la représentation et de la norme de l’école toute entière. La "scolarisation" des enfants "Gitans" a modifié un ordre scolaire qui, pendant longtemps, trouvait sa raison dans une frontière horizontale : l’absence d’accès à l’école. L’injonction croissante à une obligation "d’intégration scolaire" n’annule pas l’inégalité ; elle conduit à son déplacement vertical, dans l’ordre de la hiérarchie. C’est vraisemblablement là le sens de la "classe à la cave" ».

- Trajectoires et expériences scolaires des enfants d’immigrés.

Les parcours de formation initiale des élèves immigrés et descendants d’immigrés se distinguent de ceux de la population majoritaire par une durée globalement plus courte et une forte orientation dans les filières déconsidérées (enseignement professionnel...). Certes, la différenciation globale s’amenuise si l’on raisonne en tenant compte notamment du milieu socio-professionnel d’origine et des configurations démographiques familiales. Mais les données moyennes masquent des parcours et trajectoires nettement différenciés selon les pays d’origine des élèves et selon le sexe. On sait aujourd’hui que la « légère sur-réussite toutes choses égales par ailleurs » des enfants d’immigrés (Vallet et Caille, 1996) est largement imputable à une différenciation sexuée de la « réussite » scolaire, à la faveur des jeunes filles. Cela cache un rapport globalement plus problématique des garçons descendants d’immigrés à l’école, et réciproquement. A milieu social et familial équivalent, les études révèlent deux trajectoires collectives nettement polarisées selon « l’origine » : d’un côté, une sur-réussite des descendants d’immigrés originaires d’Asie du sud-est ; de l’autre, une sous-réussite des descendants d’immigrés turcs et maghrébins (particulièrement des garçons algériens). Cela se traduit par un taux d’accès différent au baccalauréat , avec une forte sous-représentation des descendants de l’immigration turque : 39% contre 67% pour l’ensemble des 20-35 ans, selon l’enquête TéO. Et surtout un taux très élevé de sorties sans diplôme du système scolaire. L’autre vecteur de singularité du rapport des enfants d’immigrés à l’école, particulièrement maghrébins, c’est une expérience plus souvent teintée d’amertume, en particulier concernant l’orientation scolaire. Ils se sentent assignés à une place disqualifiée.

Une différence d’accès aux diplôme selon l’origine (Brinbaum et Kiefer, 2009)
L’exploitation des données du panel 1995 du ministère de l’Education nationale montre de fortes polarisation de parcours selon une combinaison sexe/origine des élèves. « Chez les enfants d’immigrés, les échecs aux examens (sorties contraintes) l’emportent nettement sur les abandons (12% et 6%), à l’exception des jeunes d’origine portugaise qui sont les plus nombreux à quitter le système éducatif sans se présenter à un examen. (...) les jeunes d’origine maghrébine échouent deux fois plus souvent dans ces filières professionnelles que leurs homologues d’origine portugaise, en raison de performances scolaires plus faibles, mais également d’une orientation vécue comme subie (...). »

Dans la formation professionnelle et universitaire

- Les discriminations dans l’enseignement supérieur sont peu étudiées.

On sait globalement que le succès dans les études supérieures est conditionné par la trajectoire précédente. Or, concernant les jeunes « d’origine nord-africaine », près de la moitié de ceux entrés à l’université la quittent sans plus de diplôme qu’à l’entrée (baccalauréat). La conséquence est une pénalisation à l’entrée sur le marché du travail – pour les jeunes filles, cela peut être une double pénalisation, liée au statut de femmes et de descendantes d’immigrés. Cependant, l’université ne fait pas que rendre visibles ou reproduire des différenciations précédentes. Des recherches montrent une expérience répétée de la racialisation, comme cela a été étudié pour les étudiants « noirs », qui voient sans arrêt, et par l’effet de divers mécanismes, remettre en cause leur qualité de « vrais français » et faire l’objet de suspicion sur leurs capacités à réussir.

Une discrimination selon l’origine musulmane du prénom : une étude dans le Nord-Pas-de-Calais (Decharne et Liedts, 2007)
Une étude conduite par l’Observatoire régional des études supérieures a mis en évidence l’effet du « prénom musulman » comme stigmate influant sur la scolarité dans le supérieur : parmi les variables testées, « le prénom apparaît de manière très significative comme celle qui produit les discriminations les plus fortes ». Ce traitement défavorable semble en partie lié à la scolarité antérieure : les étudiant.e.s à prénom musulman étant nettement moins souvent titulaires d’un bac général que leurs homologues ayant un autre type de prénom (42,6% contre 64,7%), les inégalités de distribution selon les types et les séries de bac se prolongent dans la suite des études. Mais la différenciation se traduit aussi en termes de moindre accès objectif à certaines filières ou diplômes, et en termes d’abandon d’études et de redoublement (particulièrement pour les titulaires d’un bac technologique, et plus encore professionnel). La discrimination semble relative à la sélectivité de filières. Ainsi, les étudiants ayant un prénom musulman sont plus souvent dans les filières généralistes : à situation comparable la seule variable du prénom fait augmenter la probabilité d’inscription en AES de 15,7 points. Inversement, « les porteurs d’un prénom arabe ou musulman (...) n’ont que 37 % de chances d’être en STS quand ils sont titulaires d’un bac technologique et 20 % de chances s’ils sont titulaires d’un bac professionnel (contre respectivement 60 % et 68 % de leurs homologues portant un autre type de prénom) ».

- Dans la formation initiale en alternance de type stage et apprentissage.

Dans les stages sous statut scolaire, la discrimination a fait l’objet d’une étude de l’Inspection générale de l’Education nationale, sortie en 2000 mais jamais rendue publique : l’IGEN estime que la discrimination ethnico-raciale touche entre 30% et 50% des élèves d’origine étrangère lors des recherches de stage. L’analyse des mécanismes discriminatoires en stage montre que l’entreprise trouve dans l’école un relais de ses demandes discriminatoires. La discrimination prend appui sur une lecture « handicapologique » du public, qui semble relativement partagée entre enseignants et tuteurs de stage. Celle-ci est par ailleurs soutenue par les circulaires ministérielles, qui mettent de plus en plus l’accent sur l’enjeu d’adaptation du public au détriment de la négociation de la qualité du stage. Ont été observées au niveau des établissements des « stratégies ethnicisées de gestion des placements en stages » (Dhume et Sagnard-Haddaoui 2006), puisque les enseignants et les entreprises peuvent apparier selon l’origine perçue les élèves et les tuteurs, et plus encore les élèves et les professeurs qui les suivent. Par ailleurs, la discrimination constitue un obstacle spécifique qui nécessite un effort accru des élèves pour tenter d’obtenir une place. Les difficultés seraient « quasiment deux fois plus élevées pour les enfants d’un parent au moins né au Maghreb ou dans un autre pays africain (...) que pour les enfants dont les parents sont nés en France métropolitaine » (Farvaque, 2008). Dans l’apprentissage également, on sait que les descendants d’immigrés, notamment du Maghreb, y accèdent moins que les autres. Dans ce domaine, plus encore que pour les stages, le recrutement fonctionne selon une « économie domestique », qui privilégie la réputation et le bénéfice de réseaux d’inter-connaissance (le « piston »). Dans ce contexte, les préjugés qui pèsent sur les « jeunes », et particulièrement sur certaines populations vues comme « maghrébine » ou « tsigane » joue à plein comme disqualification par avance. Comme pour les stages, le rôle des intermédiaires censés faciliter l’accès à l’apprentissage dans de bonnes conditions s’avère surtout dépendant des exigences des employeurs, réduisant le rôle d’interface à « une seule face » (Noël, 2000). Cela les conduit à coproduire, et parfois anticiper la discrimination, en appliquant eux-mêmes la sélection ou en cherchant à surconformer les publics vus comme posant problème. Ce qui justifie la discrimination.

- L’accès à la formation professionnelle continue.

Une fois entrées dans le monde du travail, les populations vues comme immigrées ne sont pas plus à l’abri des inégalités de traitement. Les enquêtes statistiques sur la formation professionnelle convergent pour montrer qu’elles y accèdent environ deux fois moins souvent que les français d’origine. Entre 1998 et 2003, 18% des immigrés ont suivi une formation, contre 36% des « français ». Tous les secteurs (public, privé) sont concernés, même si l’écart est un peu moindre pour les salariés de l’Etat et des collectivités. Cet écart est confirmé quels que soient l’âge, le sexe ou le diplôme. Par ailleurs, si l’investissement des employeurs dans la formation dépend nettement du secteur d’activité, l’exploitation de l’enquête Formation et qualification professionnelle de 2003 montre que la différenciation entre immigrés et « français » se maintient quels que soient le secteur, la taille ou la profession considérée. Globalement, l’écart par rapport à la situation des salariés vus comme Français diminue, pour les générations nées de parents immigrés. Mais là encore, comme pour l’école et l’emploi, les personnes vues comme maghrébines connaissent une discrimination nettement plus forte, avec un accès à la formation continue moindre de près de 10% par rapport à l’ensemble des salariés vus comme issus de l’immigration. Là où l’on pourrait attendre de la formation continue qu’elle puisse contribuer à compenser le déficit de diplôme et de qualification scolaires, on observe au contraire qu’elle prolonge une logique discriminatoire qui fonctionne particulièrement au détriment des populations vues comme maghrébines.

 Chômage, insertion et accès à l’emploi

La recherche a clairement établi que les processus de discriminations dans l’emploi et le travail fonctionnent sur un mode systémique, ce qui veut dire que les multiples segments et les diverses positions (favorables, défavorables, etc.) sont articulés et co-dépendants les uns des autres. Les différences de concentration de certaines populations (Noirs, maghrébins...) dans certains segments tels la sécurité ou le bâtiment ont pour corollaire que d’autres secteurs leur sont plus difficilement accessibles. Par ailleurs, la présence de ces populations dans un secteur ne signifie pas l’absence de discrimination ni à l’embauche, ni dans les carrières et conditions de travail. Cette interdépendance globale explique aussi que, comme pour l’école, la discrimination ne se réduit pas à des actes individuels racistes conscients et punissables au pénal, ni même à l’effet des seuls stéréotypes et préjugés. Ce ne sont là qu’une part du problème. Au contraire, la discrimination est structurellement incorporée au fonctionnement du marché du travail – elle est « utile » aux logiques du marché, comme l’avait montré Danièle Lochak (2003). La discrimination est incrustée à presque tous les niveaux et dans tous les domaines, et elle peut être vécue par ceux qui la subissent comme une incessante répétition de micro-situations produisant un effet d’ensemble : le maintien en position d’outsider.

- La discrimination raciale à l’emploi modifie la structure du marché du travail.

La discrimination raciale rajoute aux inégalités sociales et de genre un système de clivage et de différenciation qui se retrouve dans les pratiques sélectives concrètes des employeurs. L’étude réalisée en 2006 pour le Bureau international du travail (BIT), procédant par testing dans six grandes villes de France, montre ainsi que le choix entre deux candidat.e.s, vu.e.s comme ethniquement majoritaire ou minoritaire, se porte « près de 4 fois sur 5 sur le/la candidat.e majoritaire » (Cediey et alii, 2007), et donc, à CV identique le choix se fait dans 80% des cas au détriment des personnes perçues comme membres de minorités ethniques. D’autres travaux ont mis en évidence la part de stéréotypes et préjugés relatifs au référent religieux susceptible d’être projeté sur les prénoms des candidat.e.s (Aurélie, Marie, Khadidja), montrant là aussi un écart élevé : le taux de convocation est de 21 % pour la candidate supposée vue comme catholique contre seulement 8 % pour la candidate vue comme musulmane.

Un testing au niveau BTS en région PACA (Chaintreuil et alii, 2012)
Dans le cadre d’un projet visant à analyser les multiples dimensions et facteurs de la discrimination à l’embauche des jeunes sortis du système éducatif, le CEREQ a réalisé en région PACA une recherche combinant testing et analyse des pratiques (de recherche d’emploi et de recrutement) au niveau BTS (Brevet de technicien supérieur). Comparant deux candidats d’origine française et maghrébine, le testing montre que, « parmi les paires de candidatures répondant à une offre d’emploi et ayant abouti à une réponse positive pour l’un ou l’autre des CV, 48% correspondent à des cas favorisant l’origine française, 8% à des cas favorisant l’origine maghrébine, et 44% à des cas où les deux candidatures ont reçu une réponse positive. En d’autres termes, la candidature française est favorisée 6 fois plus souvent que la candidature maghrébine. » L’enquête montre que la plupart des secteurs sont concernés, mais avec des variations : la discrimination est plus marquée dans les emplois en relation avec la clientèle (fonctions commerciales, particulièrement).
Source : Testing BTS-PACA, 2011 - CEREQ

Par ailleurs, tout le marché du travail n’est pas ouvert aux populations de nationalité étrangère. Cela concerne en premier lieu les emplois des fonctions publiques – avec probablement des effets sur les générations ultérieures, de déficit d’identification à ce type de poste. Mais cela concerne aussi plusieurs centaines de milliers d’emplois de droit privé [9]. Cette situation se prolonge, en dépit de la condamnation par le Traité de Rome de 1957 de toute discrimination fondée sur la nationalité en matière économique et sociale, et malgré une recommandation de la HALDE en 2009 puis une proposition de loi en 2010 [10]. L’enquête du Groupe d’étude des discriminations, en 2000, avait estimé à quelques 7 millions le nombre total d’emplois fermés aux étrangers, soit 30% des emplois en France. Avec des données actualisées pour 2008 (organismes publics) et 2009 (organismes privés), l’Observatoire des inégalités estime que 5,3 millions d’emplois demeurent interdits aux étrangers (hors Union européenne), soit l’équivalent de 21 % des emplois en France. 85% de ces emplois relèvent des fonctions publics ou des statuts dérivés. Ce qui représente plus de 130.000 recrutements annuels. Entre les deux études, plusieurs entreprises publiques ont changé leurs statuts ou changé de statut, ce qui a permis de supprimer la condition de nationalité (RATP, EDF-GDF, Air France, organismes de sécurité sociale). Mais d’un autre côté, de nouvelles réglementations conduisent à rendre inaccessibles certains postes aux personnes de nationalité étrangère, comme par exemple le récent décret de 2013 [11] réformant le recrutement des enseignants des établissements d’enseignement privés sous contrat.

- Un surchômage, avec une discrimination qui hiérarchise les populations.

Selon l’enquête emploi de l’INSEE, en 2010, près d’un quart des actifs non-ressortissants de l’Union européenne est au chômage contre 9,4 % de l’ensemble de la population active et 8,9 % des Français. On sait également que la part des immigrés dans la population en âge de travailler a augmenté, et ce plus rapidement entre 2003 et 2011 (+1,4%) qu’entre 1995 et 2002 (+0,9%), représentant plus fortement les femmes. Si le chômage touche plus particulièrement les jeunes de moins de 29 ans (16,8 %), les non-ressortissants de l’Union européenne ont un taux 1,7 fois plus élevé que la moyenne (28,9 %). Les situations sont cependant contrastées à l’intérieur de ce dernier groupe, pour des raisons non uniquement liées à la discrimination ici et maintenant (secteur d’activité où l’on se positionne, niveau de diplôme, réseaux et canaux d’accès à l’emploi, etc.). Mais l’effet de la discrimination est très important :

Selon l’enquête Génération 1998 du CEREQ, à diplôme équivalent (en l’occurrence, CAP ou BEP), les jeunes d’origine maghrébine ont entre 1,3 et 1,6 fois plus de risques que ceux d’origine française de se retrouver au chômage. Le taux de chômage des jeunes après cinq ans de vie active, selon le lieu de naissance de leurs parents, montre une nette hiérarchisation des « origines », dans laquelle la discrimination semble traduire en actes une sorte de hiérarchie de l’indésirabilité sociale, comme l’indique le tableau ci-dessous.

Encore le taux de chômage est-il un indicateur partiel. De manière périphérique au chômage institutionnellement enregistré, les personnes inactives mais en âge de travailler et le souhaitant (soit le « halo » du chômage) sont plus souvent d’origine dite africaine - maghrébine ou subsaharienne. En outre, l’ancienneté du chômage est fortement discriminante pour les immigrés, et particulièrement pour les femmes : « les chômeurs immigrés du Maghreb (...) sont ceux dont l’ancienneté de chômage est la plus élevée : en 2011, 52 % d’entre eux sont au chômage depuis au moins un an (part du chômage de longue durée), contre 40 % des non immigrés. Pour les femmes originaires du Maghreb, la part du chômage de longue durée atteint 58 % » (Minni et Okba, 2012, p.8).

Des difficultés d’insertion en emploi stable plus importantes pour les fils et les filles d’immigrés maghrébins (Okba, 2012)
« Les filles d’immigrés maghrébins mettent pratiquement deux fois plus de temps (2,5 années) pour accéder au premier emploi stable que la population majoritaire (1,3 année) ou les filles d’immigrés d’Europe du sud (1,3 année). On retrouve des écarts semblables pour les hommes. Ainsi, les fils d’immigrés maghrébins mettent également plus de temps pour trouver un emploi stable (2,1 années) que les fils d’immigrés d’Europe du sud (0,9 année) ou de la population majoritaire (1,0 année). Plusieurs facteurs sont susceptibles d’expliquer ces écarts : niveau d’éducation plus faible pour les fils et les filles d’immigrés maghrébins, difficultés à accéder à un emploi par la mobilisation de leurs propres réseaux...

Le temps passé en emploi stable (périodes d’emploi d’une durée d’un an ou plus) depuis la sortie du système scolaire est moindre pour les descendants d’immigrés maghrébins (...). Alors que les fils de la population majoritaire et les descendants d’immigrés d’Europe ou d’Europe du sud ont passé près de 90 % de leur temps dans des périodes d’emploi de plus d’un an, ce n’est le cas que de 79 % du temps passé par les fils d’immigrés maghrébins. Il en est de même pour les femmes : les filles de la population majoritaire et les filles d’immigrés d’Europe du sud ont passé 80 % de leur temps dans des périodes d’emploi de plus d’un an depuis leur sortie de scolarité contre 67 % pour les filles d’origine maghrébine.

Si pour l’ensemble des descendants d’immigrés, les périodes de chômage, d’inactivité, d’alternance emploi/chômage correspondent à 13 % de leur temps depuis la fin des études, cette part est de 21 % pour les fils de pères immigrés nés au Maghreb, traduisant les difficultés propres de l’insertion sur le marché du travail des fils d’immigré maghrébins particulièrement touchés par le chômage, l’instabilité de leur emploi ou l’inactivité. Les fils d’immigrés maghrébins ont ainsi passé deux fois plus de temps au chômage et dans des situations professionnelles instables que les autres descendants d’immigrés. Comparativement, le temps passé en inactivité est plus fréquent pour les descendantes d’immigrés. Il concerne 16 % du temps écoulé depuis la fin de scolarité contre 13 % pour les femmes de la population majoritaire, soit trois fois plus environ que pour les hommes de la population majoritaire ou les fils d’immigrés. Le temps passé en inactivité est nettement plus fréquent pour les filles d’immigrés maghrébins (20 %) alors que le temps passé dans des périodes d’emploi de plus d’un an est plus faible (67 % contre 80 % pour la population majoritaire). »

- Une inégalité dans l’accès aux mesures d’aide à l’emploi.

Une fois au chômage, il semble que les jeunes gens vus comme issus de l’immigration accèdent moins que les autres aux mesures d’aide à l’emploi, et à l’intérieur de celles-ci à certaines plus qu’à d’autres. Une exploitation de l’enquête du CEREQ sur le devenir des jeunes sortants de l’enseignement au niveau VI et V en 1989 montrait à cette époque que les jeunes vus comme maghrébins se retrouvaient plus souvent, de même que les filles en général, dans des dispositifs orientés vers l’emploi public (TUC, CES, SIVP), tandis que les jeunes gens originaires des pays européens sont davantage positionnés sur des contrats de qualification, dans le secteur privé. Plus récemment, il a été montré que les « Emplois jeunes » ont profité notamment aux jeunes femmes descendantes d’immigrés nord-africains, mais que du coup, leur expérience professionnelle se concentre là encore davantage dans le secteur public.
Y a-t-il un lien entre la tension sur le marché du travail et l’ampleur des discriminations ? Cette question est souvent l’objet d’une croyance, et c’est un argument fréquent de déni de la discrimination : l’idée que celle-ci pourrait se solder dans la baisse du chômage, et donc qu’au fond on peut traiter le problème seulement par les politiques classiques de l’emploi. Objectivement, on sait peu de choses sur cette question, et les rares travaux dont nous disposons montrent des effets contrastés. D’un côté, le taux de chômage des immigrés varie grosso modo de manière parallèle à celui des autres. L’observation des périodes dites de reprise économique, à la fin des années 1990, a montré par ailleurs que la discrimination ne diminue pas – si tant est qu’on puisse la mesurer. Il a aussi été constaté empiriquement que l’existence de marchés déficitaires de main d’oeuvre n’empêche pas que le recrutement de salariés ou de stagiaires et/ou que le traitement des personnes embauchées soient discriminatoires – dans des secteurs comme le bâtiment, les métiers de bouche, la restauration, pour ce qui a été observé dans les stages. On sait aussi que dans l’apprentissage, il arrive que les entreprises familiales ou artisanales qui envisagent de former un apprenti dans la perspective de « passer la main » ne trouvent pas de candidat conforme à leurs souhaits, parce qu’elles discriminent ceux jugés non conformes aux stéréotypes du métier ou à leur image d’un digne repreneur. Se greffe alors, à la dimension propre du travail, un enjeu de transmission patrimoniale qui peut faire ressortir des logiques racistes usuellement cantonnées à la sphère des alliances matrimoniales.

D’un autre côté, de rares travaux récents, menés dans des secteurs d’activité spécifiques comme la grande distribution, laissent au contraire entendre que, lorsque le degré de concurrence entre entreprises s’intensifie, la discrimination à l’encontre des candidats vus comme maghrébins peut diminuer (ce qui accréditerait une théorie selon laquelle la discrimination traduit d’abord les préférences des employeurs). Par contre, la discrimination de genre (qui, dans ce secteur, se fait plutôt à la faveur des femmes) est accentuée par l’accroissement de la concurrence - ce que l’auteure explique par la moindre exigence globale des femmes en matière de conditions de travail. A tout le moins, ce fonctionnement inversé laisse entendre que la discrimination a des ressorts multiples, que celles, ethnico-raciale et de genre ne fonctionnent pas nécessairement à l’identique [12], et donc que le lien entre discriminations et pression du marché du travail n’est en rien mécanique. Enfin, un tel lien n’est pas univoque : rappelons qu’historiquement les salariés « immigrés » de l’industrie ont été les premiers à subir les licenciements lors de la crise du secteur.

- La discrimination intervient aux différentes étapes du recrutement, mais elle s’avère particulièrement massive dans les phases antérieures à l’entretien, puisque « près des neuf dixièmes de la discrimination globale est enregistrée avant même que les employeurs ne se soient donné la peine de recevoir les deux testeurs en entrevue » (Cediey et alii, 2007, p.3) [13]. A contrario, l’étude du BIT montre que sur l’ensemble de la procédure de recrutement, très peu d’employeurs ont au final traité également les deux candidat.e.s (seulement 10 à 15 % des employeurs), quel que soit le domaine professionnel concerné... Plus globalement, à travers les diverses enquêtes par testing connues (à des fins scientifiques comme à usage de politique d’entreprise), ainsi qu’avec les analyses globales dont nous disposons sur le marché du travail, il apparaît que la discrimination est structurante des modes de recrutement, quasiment que quel que soit le secteur d’activité : informatique, grande distribution, industries, hôtellerie-restauration, services aux particuliers, tourisme, transports, administrations, bâtiment et travaux publics, santé, action sociale, etc. Cela ne signifie pas que la discrimination s’organise de la même manière et selon les mêmes logiques opératoires dans tous les secteurs. On sait au contraire que chaque secteur et/ou micro-système, parfois au sein d’un même établissement ou d’un même groupe, investit ses propres logiques et justifications dans la discrimination. Mais cela montre par contre clairement qu’il ne semble pas y avoir de secteur qui soit « protégé ». Ceci, n’en déplaise aux discours sur l’ancienneté et l’importance de la présence des immigrés dans certains secteurs (industrie, bâtiment...) ou malgré les discours sur l’idéologie professionnelle protectrice que l’on trouve dans d’autres secteurs (les métiers de relation sociale tels que l’éducation nationale, la santé, le social...), ou enfin malgré la transparence ou l’institutionnalisation des procédures de recrutement (comme le mettent en avant les fonctions publiques).

- Les effets sur les stratégies d’accès à l’emploi.

On sait que la discrimination a pour conséquence de contraindre les candidats à un emploi à développer une combativité accrue pour espérer l’obtenir, comme le montrent plusieurs travaux récents. Duguet et alii (2010) montrent qu’il faut au candidat au nom vu comme maghrébin envoyer 54 curriculum vitae (contre 19 pour le candidat au nom « français ») pour obtenir un entretien d’embauche. Cette tendance est confirmée par une autre étude concluant qu’un candidat vu comme étranger a environ 1,5 fois moins de réponses à ses CV que celui vu comme français (1/10 au lieu de 1/6). Les auteurs notent en outre « un favoritisme de genre de l’ordre de cinq points de pourcentage » au détriment des candidats vus comme masculins (Jacquemet et Edo, 2013, p.50). Ces variations dans les résultats portant sur l’ampleur du phénomène sont complexes à comprendre (effets de méthode, de terrain, de temporalité...?) mais elles convergent incontestablement pour démontrer l’existence d’une forte discrimination par préjugés s’exprimant dès la sélection sur CV.

Un autre des effets indirects de la discrimination aujourd’hui identifié est de contraindre les gens à privilégier certaines formes de recrutement ou certains canaux d’accès, dans lesquels ils escomptent subir moins de discrimination. A travers ce mécanisme secondaire de sélection – qui relève pour une part de l’incorporation des discriminations par les discriminés -, l’un des effets est l’ethnicisation du marché du travail. Cela se traduit par un double impact : d’une part, cela clive le marché entre les espaces et segments « accueillants » ou au contraire « fermés » à certaines populations. C’est donc la norme globale du marché du travail qui tend à être ethnicisée (i.e. la dimension ethnico-raciale devient globalement structurante). D’autre part, cela accentue l’identification ethnique (minoritaire) de certains segments, avec des logiques de « niches ethniques » (Bachiri, 2006), particulièrement pour certains groupes très disqualifiés sur le marché du travail (populations vues comme maghrébines, turques, roms, etc.). Les effets de cette ethnicisation structurelle peuvent être très durables, comme on le voit historiquement à propos des raisons qui ont conduit à la concentration de certains groupes (juifs, migrants d’Europe du Sud ou de l’Est du début du 20ème siècle) à investir plus particulièrement certains domaines d’activités, du fait des contraintes discriminatoires du marché (ou des interdictions institutionnelles concernant certains métiers) et en conséquence, en raison d’opportunités générées par des réseaux familiaux, amicaux ou ethniques.

Discrimination et racialisation dans le travail

La discrimination ne fonctionne pas seulement comme un empêchement à l’accès à l’emploi, et/ou comme un conditionnement des demandeurs d’emploi à limiter leurs aspirations ou à réorienter leurs stratégies. Elle ne se joue pas qu’à la porte du marché du travail ni dans la structure globale de celui-ci, mais traverse également l’ordre « interne » du travail :
- Plus de travail temporaire et de contrats précaires. Les immigrés originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne connaissent plus souvent la précarité de l’emploi. Ils ont des contrats temporaires deux fois plus souvent que les originaires de la communauté européenne. En 2011, ce sont entre 19 % (Maghreb) et 21 % (Afrique subsaharienne) qui sont en CDD ou en intérim, contre 13% des non-immigrés. L’enquête du CEREQ dans la région PACA sur la discrimination dans l’accès à l’emploi des jeunes en BTS montre, elle, que la discrimination semble « se creuser à mesure que la "qualité" des contrats proposés s’améliore : la différence de taux de succès [entre le candidat d’origine française et celui d’origine maghrébine] passant de 12,3 points (emplois à durée déterminée) à 21,4 points (CDI) » (Chaintreuil et alii, 2011).
- Une moindre amplitude des emplois occupés. La concentration dans certains secteurs est importante : entre 2009 et 2011, les immigrés représentent plus de 15% des effectifs dans onze métiers, avec une concentration maximale (environ 30%) dans quelques métiers subalternes et faiblement qualifiés : employés de maison, agent de gardiennage et de sécurité. On les retrouve par ailleurs fortement représentés (entre 15% et 20%) dans le gros œuvre du bâtiment (avec une hiérarchie entre les originaires de pays européens aux postes qualifiés et de maîtrise, et les originaires extra-européens), le textile, l’entretien, l’aide à domicile... Mais aussi l’hôtellerie-restauration - avec cette fois, une part non négligeable de l’encadrement et du patronat dans ce secteur. A défaut de parler de discrimination – parce qu’on n’a pas de vue un tant soit peu systématique des pratiques et processus de sélection -, les chercheurs évoquent plutôt ici une « ségrégation professionnelle ». Ils montrent un indice de ségrégation [14] ethnique proche de celui de genre : « Sur la période 2009-2011 cet indice est de 26 % pour les hommes immigrés et de 30 % pour les femmes immigrées, ce qui signifie que 26% des hommes immigrés (respectivement 30 % des femmes immigrées) devraient changer de profession pour parvenir à une répartition professionnelle identique » à celle des hommes et femmes non-immigré.e.s (Minni et Okba, 2012). Pour les femmes originaires d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, cet indice monte respectivement à 44 % et 38 %, indiquant une structure de répartition dans l’emploi encore plus fortement asymétrique.
- Des salaires tendanciellement plus faibles. L’enquête TéO montre que les immigrés et leurs descendants perçoivent en moyenne une rémunération horaire inférieure à celle de la population majoritaire. La prise en compte des caractéristiques individuelles des travailleurs indique que cela est aussi lié au fait que « leur profil de carrière a été plus plat ». Une fois pris en compte ces effets de structure, les écarts de rémunération sont certes réduits (notamment pour les femmes). Mais, même à emploi comparable, un différentiel de salaire de l’ordre de 8% demeure entre les hommes immigrés d’Algérie et ceux de la population majoritaire, et dans une moindre mesure entre ces derniers et les hommes natifs de DOM, d’Afrique subsaharienne et ou d’Asie du Sud-Est.
- Des travaux dégradants et des conditions de travail dégradées. Les travailleurs vus comme immigrés ou issus de l’immigration sont plus que d’autres exposés aux travaux pénibles ou risqués, et peuvent connaître en outre des inégalités de traitement dans l’accès aux ressources de protection physiques. L’enquête dans le secteur du bâtiment de Nicolas Jounin (2008) montre que cela résulte d’une combinaison d’effet de discriminations légales (les politiques migratoires ayant pour effet de précariser la population « sans-papiers » classiquement employée dans ce secteur), de discriminations systémiques (produisant la hiérarchisation ethnique des populations selon les tâches), et de discriminations racistes ouvertes.
- Le vécu de la racialisation et de l’humiliation. Le lien entre précarisation du travail et discrimination se donne aussi à voir dans l’expérience des cadres, étudiée par Emmanuelle Santelli (2006) : alors que le profil des cadres descendants d’immigrés maghrébins est proche à celui de leurs homologues d’origine française – milieu socio-professionnel de naissance, niveau de diplôme, etc. -, ils connaissent un chômage plus élevé, des emplois plus précaires, et donc une déqualification importante. Cette déqualification est ce qui constitue l’expérience commune à ce groupe, par ailleurs normalement divers. Elle se traduit en pratique par le fait qu’ils ont quasiment tous « subi de multiples expressions du racisme, parfois très insidieuses » - vécues de manière non homogène.

La mission de trop... ou la révolte discrète de Kouider (Eckert, 2011)
« Kouider (...) a fréquenté le lycée professionnel : sorti de sa formation un BEP en poche, il a cherché un emploi et, comme ses camarades, il a eu recours à l’intérim. Il a enchaîné les missions au hasard des opportunités, il a même obtenu, à un moment donné, un emploi plus long, en contrat à durée déterminée malheureusement, avant de reprendre ses missions d’intérim. Et puis, il y a eu cette nouvelle proposition de mission, la mission de trop : il s’agissait d’effectuer un travail tout à la fois pénible et dangereux, dans un lieu relativement éloigné de l’endroit où Kouider habitait alors, qui plus est dans des conditions de sécurité et d’hygiène déplorables. Voici comment il énonce les choses : « Si c’est pour terminer à laver des cuves de l’autre côté de la France, en plus à l’acide, ce n’est pas la peine. C’était la mission qu’ils m’auraient donnée : on m’a appelé pour faire une mission, c’était aller laver des cuves à l’acide. »

Laver des cuves à l’acide... La distance à parcourir pour se rendre sur le lieu de la mission n’est pas celle que Kouider laisse d’abord entendre : une quarantaine de kilomètres seulement, précise-t-il un peu plus loin. Mais la tâche comporte des risques importants et il n’y a pas de possibilité de prendre une douche sur place après le travail. Soudain, les quarante kilomètres paraissent « de l’autre côté de la France », à tel point que Kouider refuse la mission. Et qu’il décide d’arrêter de courir d’intérim en intérim : « Donc peut-être que le rebeu de service, il a envie d’y aller, c’est possible aussi. C’est possible aussi ! Mais... [...] Laver des cuves qui sortent de l’acide, ça veut dire qu’on se gratte de partout, encore 40 km à faire pour rentrer chez soi pour se laver, parce que ça gratte. Oui c’est... Je n’y suis pas resté, j’ai dit : “Franchement, vous vous foutez de ma gueule, là ? 40 km pour aller faire ça, il n’y a personne qui habite à côté qui a envie de le faire ?” »

Or la question “il n’y a personne qui habite à côté qui a envie de le faire ?” est très exactement celle qui se pose. Pas seulement dans les circonstances concrètes dans lesquelles Kouider la formule mais, plus largement, dans l’espace de la division sociale du travail. » Les travaux proposés dans le cadre des missions d’intérim semblent bien souvent être ceux que « personne » ne veut faire, et c’est pourquoi ils sont confiés à ceux qui n’ont d’autre choix que de les accepter à force d’être écartés des autres emplois, notamment pour cause de discrimination.

 Ce que nous savons des processus de ségrégation

L’effet négatif des étiquettes

La problématique des effets d’étiquette n’est pas seulement territoriale. Nous avons déjà évoqué la tendance récurrente des institutions à catégoriser ethniquement les publics, en les assignant de fait à une place et un rôle spécifiques et limités, selon une logique qui apparaît rétrospectivement ségrégative. Cet effet négatif n’est pas nécessairement voulu, et il est souvent un effet pervers des politiques publiques. C’est plus largement le résultat d’une tension entre une stratégie de reconnaissance de besoins singuliers ou d’inégalités incrustées, une stratégie de banalisation au motif d’un traitement identique, et une stratégie de gestion qui durcit les catégories pour organiser l’action à l’égard des populations ou des territoires. Néanmoins, cette question doit être sérieusement travaillée, et les effets des politiques toujours évalués. Car, comme cela a été rappelé récemment dans le séminaire national des CASNAV, « la catégorisation et la nomination des [publics] a des effets sur leurs potentialités inclusives/ ségrégatives » (Goï, 2013), dans la mesure même où les dénominations distinguent puis homogénéisent des groupes sur la base d’une altérisation (opposition nous/eux, normal/diffèrent...). Tout étiquetage contribue donc par lui-même à produire des « différences » qui sont imputées aux publics (ou aux territoires) et qui les contraignent en les assignant toujours en partie à devoir représenter une forme d’anormalité du point de vue de l’institution. On sait par expérience que la tendance lourde est un durcissement de ces catégories, à travers lesquelles les institutions et dispositifs transforment des territoires d’actions en « zones sensibles », ou des problèmes publics (gérer le plurilinguisme, réduire les inégalités, etc.) en publics-problèmes (les enfants allophones, les populations issues de l’immigration, etc.).

La ségrégation socio-ethnique à l’école

- La part scolaire de la ségrégation.

On connaît, depuis les années 1980, le phénomène « d’évitement » de certains établissements par les catégories de familles qui en ont les moyens - les classes moyennes et/ou supérieures. On sait aujourd’hui que l’image ethnique des établissements, du fait de la concentration de populations vues comme étrangères, joue un rôle important dans les décisions de contournement de la carte scolaire. Ces stratégies ne sont pas l’apanage des familles « françaises » puisque les « familles musulmanes » ou « turques » qui le peuvent font comme les autres, recherchant elles-aussi une « atmosphère morale » (Mazella, 1997) pour l’éducation de leurs enfants, quitte à s’adresser à l’enseignement privé catholique. Quoi qu’il en soit, ces stratégies ont pour contrepartie la captivité des familles de milieu populaire, dont une majeure partie de celles « d’origine étrangère », et la concentration d’élèves plus en difficulté, dans des établissements finalement vus et vécus comme des « ghettos ». Cette situation produit un phénomène de polarisation entre les territoires, qui est à la fois propre à l’espace scolaire, mais s’appuie également sur la ségrégation urbaine. A l’échelle nationale apparaît ainsi une forte « fragmentation de l’espace éducatif » (Broccholichi et alii, 2006). Une étude menée sur l’ensemble de l’académie de Bordeaux a montré que la ségrégation ethnique à l’école est au final plus forte que celle, territoriale. Les territoires éducatifs ainsi différenciés se spécialisent en fonction des clientèles, et de nouvelles hiérarchies entre établissements se manifestent par une ségrégation interne s’appuyant sur l’orientation des élèves, la constitution des classes, ou encore l’usage des options. Ceci dit, pour comprendre les processus de ségrégation socio-ethniques, il est nécessaire de prendre en compte non seulement la demande sociale et l’usage de l’offre de formation, mais aussi les stratégies de l’institution et de ses agents.

Les dimensions institutionnelles de la ségrégation scolaire. L’évitement des établissements vus comme des « ghettos d’immigrés » peut aussi être aussi le fait de certains enseignants, certaines enquêtes montrant que cela est lié entre autres choses à des représentations classistes et racistes du public. Par ailleurs, les mécanismes de ségrégation s’inscrivent dans un système scolaire qui est globalement organisé en « espaces locaux de concurrence » (Broccholichi, 1995), avec de fortes inégalités de statuts des établissements, de réputations, etc. Cette pression contraint les établissements à travailler leur attractivité et leur image. Parmi les ressorts utilisés pour ce faire, l’image ethnique des publics peut être utilisée comme un critère décisif de communication, eu égard aux préjugés tels que la peur de la « baisse de niveau ». Dans ce contexte, les choix de composition des classes, tenant compte du sexe et de « l’origine », peuvent retraduire ces enjeux sous la forme d’une « ségrégation interne » : on met à part les élèves les plus disqualifiés, pour donner un gage aux familles tentées de « fuir ». L’accroissement de la concurrence tend à renforcer ces logiques d’évitement des collèges stigmatisés, comme le montrent les premières évaluations de l’assouplissement de la carte scolaire [15]. Selon l’Inspection générale de l’Education nationale (2013), la réforme a d’ailleurs « install[é] dans une partie de la population une défiance plus forte vis-à-vis de la sectorisation, défiance qui a atteint un point de non-retour ». L’analyse des ségrégations et concurrences entre établissements ne doit donc pas faire oublier la responsabilité politique et administrative dans la production de ségrégation. Les procédures de gestion des dérogations à la carte scolaire, par exemple, sont loin d’être transparentes et toutes les familles ne sont pas à égalité devant ces démarches. En outre, les décisions des administrations académiques contribuent à la ségrégation tant par un « laisser-faire » (Laforgue, 2005) qu’en raison de logiques de gestion des structures et des personnels visant à limiter les coûts ou « sauver » des lycées, etc. Une part importante de ces mécanismes reste cependant dans l’ombre : on en sait peu sur le jeu des catégories ethniques dans la fabrication des zonages, hormis bien entendu les présupposés à l’origine des ZEP, et hormis quelques études locales ou rapports publics montrant qu’il existe des stratégies visant à éviter de « “mélanger” les populations » (Dhume et alii 2000).

- Les effets de la ségrégation sur l’échec scolaire.

Le fait d’être scolarisé dans un établissement très ségrégué joue comme un facteur pénalisant, quelle que soit l’origine des élèves. Le lien entre ségrégation et échec/réussite n’est cependant pas simple ni immédiat, car ce n’est pas le territoire en soi qui agit, mais la répartition inégale et corrélative des difficultés et des ressources (enseignants peu expérimentés, moindre moyens, etc.). La ségrégation joue plutôt, à l’instar d’autres mécanismes, comme une « perturbation des conditions d’apprentissage » (Broccholichi et alii, 2006). Les élèves perçoivent cette concentration ethnique dans les établissements qu’ils ont fréquentés, et l’expriment souvent à travers un fort sentiment d’injustice, qui peut se maintenir quelle que soit au final leur trajectoire.
Comme on sait par ailleurs, et de longue date, que la concentration de populations en difficulté tend à produire des effets négatifs sur leur investissement dans le travail scolaire, et au final sur leur réussite, on peut comprendre la ségrégation scolaire comme une forme radicalisée de la difficulté générale de l’école à travailler à partir de l’hétérogénéité scolaire des publics. De manière apparemment paradoxale, cela peut coïncider au collège avec des orientations favorisant le passage des élèves « d’origine étrangère » dans les classes générales supérieures. Cela semble lié à une sélectivité et une exigence scolaire souvent moindre dans les établissements stigmatisés, qui peut se payer d’un échec ultérieur. Un enjeu majeur de la ségrégation est donc lié à la qualité de l’offre, et pour cela aussi aux moyens (humains, temps, formation, pédagogie, etc.) donnés aux professionnels pour pouvoir assurer leur travail – de ce point de vue, la politique des ZEP n’a clairement pas répondu à l’idéal annoncé de « donner plus à ceux qui ont plus besoin ». C’est de fait souvent l’inverse, comme d’ailleurs dans tout le système scolaire, ainsi que l’a montré la Cour des comptes [16]. Autrement dit, la question de la ségrégation ne fait bien souvent qu’enregistrer dans les territoires les répercussions inégalitaires de pratiques et de formes de traitement – professionnels, institutionnels, politiques.

Le lien entre ségrégation urbaine et discrimination à l’emploi

Comme pour l’école, on sait globalement que la ségrégation ethnique est plus forte que la ségrégation sociale, et ce phénomène est « ancien, stable et systématique » (Préteceille, 2006) - du moins dans l’espace francilien, où se concentrent la majorité des recherches, et que l’on sait avoir pour particularité une ségrégation plus intense que d’autres aires urbaines étudiées (Bordeaux, Lyon...). La ségrégation a globalement un effet pénalisant sur l’accès à l’emploi pour les couches populaires (il n’en va pas de même pour les élites, qui vivent pourtant de manière souvent plus ségréguées encore). La ségrégation rajoute aux processus de discrimination ethnico-raciales une image stigmatisante du territoire de résidence : l’image de la banlieue comme problème se transfère dans les stéréotypes des employeurs, qui prennent en compte dans leur sélection les signaux assimilés à ces territoires. On a dit, déjà, que l’expérimentation du CV anonyme enregistre une telle méfiance et montre que l’effacement formel de l’adresse ne suffit pas à contrecarrer cet effet, voire l’accentue. Les conséquences sont, de même que pour la discrimination, enregistrées dans la question du chômage.

Diverses études de la DARES, de l’IGAS (2012), ou de l’Observatoire des zones urbaines sensibles (2012), montrent que les personnes résidant en zones urbaines sensibles (ZUS) connaissent plus souvent le chômage et sont souvent confrontées à d’importantes difficultés d’entrée sur le marché du travail. Au milieu des années 2000, les actifs en ZUS étaient deux fois plus au chômage sur ceux hors ZUS (19% contre 8 %). Au sein de ces zones, les personnes « immigrées » sont particulièrement vulnérables : environ 24 % des actifs étaient au chômage à cette époque. Là encore, si ces personnes ont en moyenne des diplômes plus faibles et qu’elles s’inscrivent dans les catégories socio- professionnelles les plus exposées au chômage, ces éléments sont insuffisants pour expliquer leur exposition si forte au chômage. La discrimination semble donc effective et plutôt massive.

 Expérience de la discrimination et rapport à la société française L’expertise de la discrimination vécue : un silence imposé

La discrimination et la ségrégation vécues forment, malgré tout, un savoir social : un savoir sur la société telle qu’elle fonctionne, un savoir sur la réalité et la violence des rapports sociaux, sur l’ordre réel et du moins la part d’ombre de l’école ou du monde du travail... Les personnes qui vivent la discrimination, ceux surtout qui conscientisent cette expérience, ont de ce point de vue une expertise sociologique très conséquente de notre société. Mais ce savoir n’est ni reconnu, ni entendu, ni légitimé. En conséquence, la plupart se taisent. Et ils se taisent d’autant plus que parler, dénoncer ou revendiquer est risqué : on s’expose aux accusations de « victimisation », de « communautarisme », etc., qui sont des manières de faire taire et de délégitimer la parole et l’expertise des premiers concernés. Contrairement aux accusations de « victimisation », la parole publique sur cette expérience est rare, et les personnes qui la subissent ne souhaitent généralement pas endosser l’image du « discriminé » (d’où, par exemple, la faiblesse des plaintes judiciaires). Ce vécu est le plus souvent tu, incorporé, et retraduit, parmi d’autres expériences, dans des attitudes dont le lien avec la discrimination n’est souvent pas immédiat ni visible au premier abord. Ce d’autant plus que les formes de ce réinvestissement sont apparemment contradictoires, selon que la violence vécue est retournée contre soi ou tournée vers l’extérieur : dépression ou agressivité, démobilisation ou surmobilisation, enfermement ou surmobilité, etc. Le silence et l’autocensure s’observent également dans le travail, et ils touchent, au-delà des personnes discriminées, tous ceux qui assistent à ces situations. Le baromètre établi en 2012 par le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail a montré, dans la fonction publique, que « 30 % des agents qui ont été témoins d’une discrimination n’en ont rien dit, ce qui atteste un niveau d’autocensure élevé » (Touret, 2012, p.16).

Une grande partie du savoir de la discrimination et de la racialisation échappe à ceux qui la produisent, et plus largement aux membres du groupe majoritaire, qui bien souvent ne mesurent pas la violence et les effets de la discrimination (et donc, ne mesurent pas la portée de leurs actes). Des intermédiaires à l’emploi ou des éducateurs partagent parfois une part de ce savoir, et des savoir-faire qui vont avec (savoir voir et entendre la discrimination et la racialisation, savoir les décoder, connaître les mécanismes subtils par lesquels cela passe, savoir entendre et écouter celui qui a été exposé à cette violence, etc.). Mais on sait que ces compétences sociales et professionnelles sont loin d’être partagées, car les formations professionnelles (des enseignants, des intermédiaires à l’emploi, des managers...) ne prennent le plus souvent pas cela en compte. Les intermédiaires connaissent en général une part de la discrimination, soit parce qu’ils la voient et sont pris eux-aussi à leur manière dans ces mécanismes, soit parce qu’ils ont développé avec leurs publics une écoute et une empathie qui en fait des « initiés ». Les auditions du groupe « Mobilités sociales » témoignent de la manière dont certains collectifs de professionnels ont su construire cette expertise, cette écoute et des savoir-faire face à la discrimination. Mais là aussi, le déficit de reconnaissance de ces savoirs et savoir-faire professionnels condamne bien souvent les agents à « parler dans le vide »... ou à se taire.
Ce silence imposé est l’un des effets de la discrimination elle-même : un ordre produit en silence et imposant le silence. Le plus souvent, d’ailleurs, c’est comme cela que la discrimination se manifeste et se produit : par un silence, par un implicite, par une connivence (« vous m’avez compris... » ou « on se comprend ! »). Dans les organisations, on est gêné d’en parler – les syndicats, les professionnels, etc., redoublent de prudence, au risque d’éluder ou de minimiser. Les témoignages et analyses des personnes discriminées et des intermédiaires montrent bien que ce silence imposé, avec souvent un sentiment de complicité, structure le phénomène et détermine le statut de (non-)problème de la discrimination dans l’espace public. Les travaux de recherche portant sur le rapport à l’expérience de discrimination proposent des interprétations diverses à ce silence, qui toutes sont en partie valables : un sentiment de honte, un repli tactique, une auto-conviction qu’il n’y a pas matière à problème, etc. La reconnaissance officielle de la discrimination par l’Etat, en 1998, bien qu’elle se soit faite sous le signe d’une rupture du « tabou » (c’était le discours de M. Aubry lors du Grenelle de 1999), n’en a pas fini avec le silence et l’illégitimation de la parole.

L’expérience de la discrimination et de la racialisation à l’école et dans l’emploi

Tous les travaux sur le vécu des discriminations montrent une grande diversité dans les manières de les ressentir et d’y faire face. Ces expériences ne se traduisent pas de manière univoque, et l’intensité de l’exposition à celles-ci ne s’exprime souvent pas par une parole publique audible sur ce sujet. Tous les travaux convergent également pour attester du fait que, du point de vue de celui qui est exposé à la discrimination, il n’y a pas vraiment de frontière nette entre tous ces phénomènes que les sciences sociales (ou le droit) distinguent : discrimination, racialisation, ségrégation, injustices, etc. Le vécu de ces situations est généralement redoublé par le fait que celles-ci ne sont pratiquement jamais régulées et arrêtées, car elles ne sont pas vues, pas nommées, pas reconnues, pas sanctionnées... Pour ceux qui la conscientisent, cette expérience se caractérise donc par sa répétition . Le fait qu’elle soit en outre vécue dans tous les espaces sociaux (école, emploi, logement, rapports avec la police ou avec les administrations, etc.), peut en faire l’expérience d’une continuité radicale : on se voit alors comme membre d’une minorité toujours susceptible d’être stigmatisé ou discriminé. D’autre part, l’absence de qualification des situations produit une incertitude majeure qui fait que les personnes doutent sans arrêt de ce qu’elles ont vécu, mais qu’elles préfèrent se taire et « laisser glisser » plutôt que de risquer de subir l’humiliation du déni (et donc de la « complicité » de tous face à cette situation).

L’hétérogénéité des vécus et des expériences résulte de divers éléments combinés. Pour ce que nous en savons, cela dépend entre autres : des conditions de la « rencontre » avec la discrimination (plus ou moins brutale et intense), du contexte de socialisation (la catégorie sociale des personnes concernées, le type de soutien familles ou des collectifs de pairs...), du degré de reconstruction politique de ce vécu (la conscientisation variable de l’expérience et des stratégies), et de reconstruction identitaire face aux épreuves sociales (revendication ou non des origines, rapport à soi face à la scolarité ou à la recherche d’emploi, etc.), de la temporalité de cette expérience et de la possibilité de s’en sortir malgré tout... La perception de la discrimination varie aussi selon l’âge et les générations : ce sont les jeunes (moins de 40 ans) qui y développent la sensibilité la plus aiguë, et ce sont aussi les générations post-immigration qui le vivent le plus intensément, dans la mesure où l’attente d’une reconnaissance comme des égaux (qui n’était pas nécessairement le cas des générations immigrées) rend plus insupportable le fait que cela ne soit pas le cas. Ces différents paramètres produisent des rapports très divers à cette question : d’une expérience « totale » (on voit de la discrimination partout) à la minimisation ; d’un surinvestissement du discours intégrationniste ou entrepreneurial (« si on a la volonté de réussir, on s’en sort... ») à un investissement politique militant de cette question, etc.

- A l’école.

Dans les enquêtes, l’école est souvent le lieu par lequel les élèves se découvrent comme minorisés : on ne naît pas « Noir » ou « Maghrébin », etc., mais on le devient, et souvent à travers l’expérience des rapports sociaux à l’école. Le regard parfois ethnicisant et disqualifiant de l’école est très fortement ressenti par les élèves, qui expriment un sentiment d’injustice de manière plus ou moins forte selon « l’origine » et la conscience d’être minorisé. Tant l’orientation dans l’enseignement professionnel que le vécu disciplinaire, ou encore les sorties sans diplôme du système scolaire, s’accompagnent souvent d’un sentiment de racisme et de discrimination. Celui-ci influence en retour le rapport des élèves à l’école et peut favoriser une identification à l’échec, ou à l’inverse une combativité accrue. Pour certains, une « identité oppositionnelle » (Akers-Porrini et Zirot, 1992) peut se construire à partir de telles expériences scolaires, s’appuyant éventuellement sur l’héritage des rapports coloniaux. Cela a pour conséquence d’accroître les identifications ethniques ou religieuses : la réinvention et l’investissement « d’origines », ou le retournement du stigmate, semble ainsi offrir un recours possible pour faire face à la contradiction entre une position scolaire déclassée et une ambition sociale fondée sur une soif de reconnaissance.

- Dans l’emploi.

L’expérience répétée des discriminations conduit fréquemment à ce que ses effets soient anticipés : la discrimination est incorporée, et peut donner lieu à des réorientations professionnelles, à des mobilités géographiques différentielles, des stratégies différentes de recherche d’emploi, etc. On observe par exemple un rétrécissement du marché du travail utilisé, « pour se limiter aux entreprises susceptibles d’être favorables à l’embauche des immigrés ou des personnes d’origine étrangère » (Viprey, 1995) : secteurs de l’animation, niches ethniques, etc. Ce qui a pour contrepartie un renforcement de l’ethnicisation et la segmentation du marché du travail. Le découragement ou la peur d’essuyer un énième refus peuvent également engendrer des stratégies d’évitement avec le monde du travail, et les intermédiaires à l’emploi mesurent souvent combien la confrontation à la discrimination produit une perte de confiance en soi qui se retraduit sur de la démobilisation face à l’insertion, si ce n’est des « parcours bloqués ». La stigmatisation et la discrimination ont également un effet performatif : « à force d’échecs et d’expériences malheureuses, les victimes de discrimination intériorisent le stigmate qu’on fait porter à leur origine, au point qu’ils multiplient les défauts de présentation au moment d’un entretien d’embauche, ou au cours d’un stage » (Bataille et Schif, 1997). Souvent aussi, pour trouver un emploi, les personnes discriminées s’auto-censurent, réduisent leurs ambitions et se plient aux exigences les plus improbables pour avoir leur place dans le monde du travail. Ou à l’inverse, elles maintiennent leurs ambitions mais le paient d’une recherche de surqualification. Tout cela se traduit, au plan économique, par de la déqualification professionnelle et la baisse de rendement des diplômes.

Enfin, notons que la discrimination a des effets opposés sur la mobilité (géographique, professionnelle et sociale). Pour les uns, la mobilité est investie comme un retrait : elle se traduit par un renfermement et/ou la recherche des solutions de proximité géographiques ou de réseaux de connaissance, afin de réduire le risque d’exposition à la violence. On observe déjà cela dans les stratégies de formation ou de recherche de stage. Pour d’autres, à l’inverse, la mobilité est investie comme une forme de résistance par l’échappatoire (géographique ou sociale) : on observe par exemple des « carrières de mobilité hallucinante, dans des allers-retours permanents entre candidature pour une formation, un stage ou un emploi, refus d’embauche, associés au réaménagement incessant de leurs parcours, de leurs projets » (Dhume et alii, 2000). Parfois aussi il s’agit d’une mobilité internationale, fondée d’une part sur l’espoir de vivre moins de discrimination ailleurs, et d’autre part sur l’investissement singulier de certaines compétences (linguistiques, de combativité...). Pour ces derniers, la discrimination vécue peut être reconvertie dans une logique entrepreneuriale, qui s’accompagne d’un discours du « self-made man ». La création d’entreprise prend place ici, comme une stratégie d’adaptation. Par défaut de trouver du travail, ou d’en trouver dans des conditions normales, l’entrepreneuriat représente l’espoir de définir soi-même les conditions de travail – ce qui peut se retrouver ultérieurement, dans un entrepreneuriat plus attentif au sort des personnes vues comme issues de l’immigration, voire par la recherche spécifique de niches ethniques.

Des effets sur les professionnels : contradictions, souffrance professionnelle et coproduction

- La discrimination, entre routine de travail et sélection active.

La discrimination ne peut être lue uniquement sous l’angle des effets sur les chercheurs d’emploi. Il est nécessaire de la comprendre également comme une manière de travailler, pour les enseignants, les recruteurs, pour les intermédiaires, etc. On sait que dans grand nombre de cas, la discrimination n’est pas une intention spécifique : si la discrimination raciste et intentionnelle existe bien entendu, on ne discrimine pas le plus souvent pour cette raison, mais d’abord pour se « simplifier le travail ». La psychosociologie a montré que la discrimination sur la base de stéréotypes a pour ressort une catégorisation du monde visant à le simplifier : l’imputation aux personnes d’un groupe d’appartenance à qui l’on attribue des qualités supposées spécifiques vaut simplification du travail de sélection. C’est le premier niveau du préjugé (un jugement par avance).

Ceci dit, les stéréotypes et préjugés ont pour effet de justifier de traiter autrement, en adaptant ses pratiques à la projection que l’on fait sur ses interlocuteurs potentiels. Une enquête par testing réalisée pour l’entreprise d’intérim Adia a ainsi montré des modes et pratiques de recrutements qui changent, selon la valeur sociale imputée a priori aux candidats par les recruteurs (selon l’origine, le sexe le handicap, l’apparence physique...) : « les contacts téléphoniques positifs ne sont pas similaires : les employeurs cherchent à capter les candidats attractifs par des réponses rapides. Ils vendent l’emploi et l’entreprise, retéléphonent jusqu’à 4 fois (...) Les candidats moins attractifs suscitent moins de précipitation, plutôt des compléments d’information sur la candidature, une demande de RDV moins urgente et pas de coup de fils répétés » (Amadieu, 2004).

- Discrimination et souffrance professionnelle.

Les agents du service public et les intermédiaires de l’emploi sont bien souvent en situation de devoir gérer des logiques discriminatoires. Et ils sont très mal armés face à cela : peu formés, peu légitimés pour le faire, etc. Ce d’autant moins que les institutions et organisations sont productrices d’injonctions contradictoires, et sont souvent faiblement régulées (on enterre les problèmes et les confits plus qu’on ne cherche à les résoudre). Se rajoute à cela une intense pression productiviste : évaluations incessantes, obsession « des chiffres », réduction des moyens humains et matériels, nouvelles formes de contrôle du travail, absence de droit à l’erreur, mise en concurrence des travailleurs et des établissements, réformes incessantes (des organisations, des programmes scolaires, etc.)... Tout cela pousse les professionnels à bricoler des arrangements qui ne les satisfont pas, voire qu’ils savent parfois être illégaux ou du moins illégitimes et injustes. Cette tension est accentuée, dans le contexte actuel, par une autorisation directe ou indirecte de la parole et de la pensée nationalistes et racistes : l’instrumentalisation des questions de laïcité, de religion, d’identité nationale, etc., ont pour effet de rendre plus légitimes les logiques de racialisation et d’altérisation au sein des institutions publiques et privées.

- La coproduction de la discrimination.

La conscience de ces contradictions est douloureuse. On sait que les agents mettent en place des mécanismes de défense face à la culpabilité : des stratégies de dénégation des problèmes, qui permettent de conserver un discours de protection de l’institution et de son imaginaire, en minorant ou en déniant la réalité. L’expérience de l’action publique que nous avons depuis une quinzaine d’années connaît bien ces mécanismes, qui commencent par ailleurs à être analysés par la recherche. On sait que la croyance antiraciste ne protège pas les agents de partager les stéréotypes (et parfois les préjugés) en cours dans la société et dans les institutions. Elle ne les protège pas plus de produire et coproduire des discriminations. Les professionnels en situation intermédiaire – c’est-à-dire qui font l’interface entre plusieurs autres acteurs, plusieurs logiques, plusieurs normes... - peuvent être tentés de reporter les contradictions vécues sur les publics ou les niveaux subalternes. Dans les contextes de travail caractérisés par de fortes pressions productivistes et par des injonctions contradictoires, le désarroi des professionnels se retourne fréquemment contre les publics. Et ce d’autant plus aisément que les stéréotypes et les logiques de stigmatisation des publics véhiculés par les institutions sont toujours présents et disponibles dans les contextes de travail. La discrimination est ainsi souvent « coproduite » (Noël, 1999), c’est-à-dire qu’elle est en partie prise en charge et réalisée par les intermédiaires pour le compte d’autrui. Par exemple, en stage ou dans l’insertion, les enseignants ou les acteurs de l’insertion peuvent trier les élèves selon les demandes discriminatoires, avec souvent un sentiment de bienveillance (protéger les jeunes du racisme) ; ou encore, dans l’orientation scolaire, les conseillers d’orientation-psychologues peuvent couvrir des « orientations forcées » de certains élèves vers des segments disqualifiés (souvent ceux qui sont peu soutenus par leurs familles) pour ne pas se mettre en porte-à-faux avec les chefs d’établissements et les équipes...

Cette situation, dans lesquels les professionnels contribuent à produire les discriminations tout en les cachant, est une expérience douloureuse. Les professionnels se sentent contraints de « faire comme si la discrimination ethnique n’avait pas de conséquences, comme si l’humiliation ne se transmettait pas (...) et comme si elle ne se reproduisait pas dans les rapports sociaux souvent comme fondement même du lien à l’autre (...), comme si la violence scolaire, les difficultés et l’échec scolaire, l’orientation en surnombre de certains vers des filières professionnelles trouvaient leurs origines dans l’élève et sa famille et n’étaient pas produites en articulation avec une violence structurale et une pratique éducative indifférente aux différences. » (Franchi, 2004)

Le rapport des populations minorisées à la société française

On sait que le fait de vivre en France crée un sentiment d’appartenance à ce pays, et une identification qui est vécue de manière d’autant plus « évidente » que la durée de vie y est longue. Certes, cette identification est plus ou moins forte selon son histoire, son éducation, ses références, son milieu social, etc. Cela change aussi selon l’origine migratoire : non pas comme on le croit souvent parce que certains groupes seraient en soi plus « culturellement distants », mais du fait de liens historiques très variables avec le pays « d’accueil ». Par exemple, les pays ex-colonisés ont une histoire commune avec la France, ce qui se traduit par exemple dans une diffusion souvent plus importante de la langue et de références françaises. Sans perturbations particulières, l’identification des individus au lieu et à la collectivité où ils vivent se fait de manière non problématique en quelques générations. N’en déplaisent aux discours sur la « crise de l’intégration », la simple socialisation commune à l’école demeure un vecteur puissant de l’identification à la collectivité où l’on vit (ce n’est pas d’abord l’exposition aux discours « républicains », mais l’expérience commune qui agit ainsi)... Si ce n’est que l’école est aussi le lieu où l’on apprend et/ou découvre l’altérisation, la racialisation, la discrimination.

Cependant, on sait que cette identification qui se fait comme « naturellement » sur le long terme est un processus non-linéaire et complexe. Si le sentiment d’identification change souvent d’une génération à l’autre, chaque génération peut passer, de façon plus ou moins intense et visible, par des étapes dans lesquelles on remobilise des références à des « origines » pour exprimer sa singularité. En règle générale, cela n’est pas en soi un obstacle à la participation nationale. C’est souvent au contraire une ressource intermédiaire : les groupes « d’origine », lorsqu’ils sont constitués, peuvent servir de réseaux pour faciliter l’accès à l’emploi, par exemple.

Aucun pré-requis concernant ce processus d’identification à un « Nous » n’est donc simplement formulable. L’accès à des ressources et repères collectifs (économiques, organisationnels, symboliques, normatifs, linguistiques, etc.) permet aux individus de se sentir plus facilement à l’aise et bien là où ils vivent, ce qui est important mais non suffisant. Plus largement, on sait qu’il y a une pluralité des modes d’accès, des formes d’identification, des formes de participation à la société dans laquelle on vit. Cette pluralité est souvent méconnue, parce que le discours national valorise certaines formes de participation au détriment d’autres. Or, les formes les plus valorisées par le discours des institutions et de l’Etat ne correspondent pas nécessairement à ce qui apparaît important aux personnes qui vivent ces processus pour se sentir adhérer pleinement à la société française [17]. La mésentente autour des Marches pour l’égalité et contre le racisme le montre bien : la reconnaissance comme des égaux est cruciale.

Autrement dit, et ce que la recherche sait de longue date, c’est que l’identification « naturelle » à la communauté où l’on vit est perturbée par des mécanismes d’altérisation, qui fabriquent de la distance là où il y a avec le temps de plus en plus de ressemblance et de proximité. La récente enquête TéO le montre : « pour les immigrés, être un homme, français, détenteur d’un diplôme professionnel, résidant depuis plus de quinze ans en France et ne pas avoir fait l’expérience des discriminations augmentent la probabilité de se sentir français. Pour les descendants, la probabilité de se sentir français est significativement plus élevée chez les moins de 35 ans, les actifs occupés, les diplômés du supérieur, ceux qui n’ont pas fait l’expérience de discriminations et surtout ceux qui ont un parent français. Le statut d’emploi (être au chômage, inactif ou actif occupé) et la catégorie socioprofessionnelle n’ont pas d’influence sur le sentiment national » (Beauchemin et alii, 2010, p.122).

Si des caractéristiques sociales (âge, position socioprofessionnelle...) influent sur ce sentiment, le plus déterminant dans la désidentification à la « nation » n’est pas l’expérience du chômage en soi – on peut penser que le chômage agit comme une désaffiliation, celle-ci peut être néanmoins vécue comme une expérience commune à beaucoup de Français. C’est l’expérience de la discrimination et de la racialisation qui fabrique de la désidentification, précisément car celle-ci fonctionne comme un refus de reconnaissance de la « normalité » ici et maintenant. Le vécu quotidien d’un renvoi à une altérité contribue au sentiment d’être perçu comme un étranger, et finalement de se sentir étranger. L’enquête TéO montre qu’à l’affirmation « on me voit comme un Français », 58 % des immigrés répondent par la négative, tandis que les générations de ceux qui sont devenus Français partagent pour moitié le sentiment de ne pas être vu comme Français. Les descendants d’immigrés, bien que de nationalité française, sont encore 37 % à ne pas se sentir véritablement reconnus. Par défaut d’être reconnues comme pleinement et normalement françaises, les personnes concernées n’ont bien souvent pas d’autre choix que d’investir d’autres ressources pour conserver une image positive d’elles-mêmes : des ressources ethniques ou religieuses, des ressources de mobilité internationale pour quitter le pays « qui ne veut pas d’eux », etc.

En résumé, on sait que les processus de discrimination et de racialisation sont globaux, dans le sens où ils se retrouvent quasiment quel que soit le secteur ou le segment que l’on observe du système éducatif et de formation, et du système emploi-travail. Ils se traduisent objectivement dans des formes de ségrégation et de marginalisation, dans des logiques de précarisation et dans des positions régulièrement subalternes. Ils se traduisent également, au niveau subjectif, dans des formes de contre-identification et réappropriation des identités ethniques ou religieuses. Ces processus ne sont pas majoritairement ouvertement racistes ; ils sont plus massivement indirects, agissant comme des effets globaux. Mais le racisme ouvert et les formes indirectes fonctionnent ensemble, dans une discrimination systémique durable et globale. Si la discrimination est plus visible dans certains secteurs d’activités – ceux qui mettent en jeu l’image externe, les fonctions de communication et de représentation, particulièrement – elle se retrouve quasiment partout. Et surtout, les normes externes de représentation vont de pair avec les normes internes qui régissent l’ordre du travail ou du fonctionnement des institutions. C’est pour cela que les processus discriminatoires s’expriment souvent dans des segmentations géographiques : des formes de ségrégation à la fois externes et internes. Pour cette raison, la question de la politique publique n’est pas de hiérarchiser entre les domaines ou les secteurs, entre les formes ouvertes ou cachées du racisme, et directes ou indirectes de la discrimination. Une politique publique susceptible de transformer cet ordre des choses doit être globale et systématique, et elle doit pénétrer les structures et les pratiques, autrement dit la matérialité concrète des processus d’organisation des systèmes éducatifs, de travail et d’emploi.

La mise en doute de l’appartenance légitime à la société où les personnes vivent et l’altérisation incessante de leur identité ont pour effet de rendre impossible une société commune. L’une des conséquences ultimes est que la contre-identification ethnico-raciale ou religieuse peut se durcir et se traduire dans une radicalisation susceptible de retourner de diverses manières les normes sociales contre la commune appartenance : partir pour aller faire reconnaître ses compétences ailleurs, entrer dans des carrières de déviance, prendre les armes contre le pays qui nous rejette, etc. Ces processus doivent bien sûr être pris au sérieux, mais pas pour eux-mêmes de façon déconnectée d’un travail sur les dynamiques qui les produisent. Car ces diverses réponses radicalisées aux processus d’altérisation (toujours mêlés à d’autres facteurs), ne peuvent se solder dans une politique sécuritaire. Celle-ci durcit les positions et les trajectoires au lieu d’autoriser à assouplir les frontières et les statuts sociaux – on le sait bien concernant les rapports avec la police, les effets de la prison, etc. Pour cela, l’enjeu clé d’une politique publique soucieuse de favoriser l’identification à une commune appartenance suppose en premier lieu de sortir d’une conception très normative de la manière d’être en relation avec les institutions et d’être conforme à une image idéalisée (fantasmée ?) de la normalité « française ». La politique publique doit accepter une pluralité des manières d’être en rapport avec les institutions, et travailler plus pragmatiquement à partir de cette pluralité pour construire du commun et de l’égalité.

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Notes

[1En conséquence, les catégories de « culture » ou de « différences » ne sont pas pertinentes pour rendre compte de cette réalité, non seulement car elles tendent à essentialiser des processus socio-historiques changeants et variables, mais surtout parce qu’elles amènent à imputer les effets de ces processus aux populations, alors qu’elles sont le produit au mieux des interactions si ce n’est des projections propres de la société française sur ces populations. Un discours politique qui voudrait formuler clairement les enjeux gagnerait à bannir ces termes pour privilégier un discours des processus.

[2La mise en scène de cette célébration s’est par ailleurs largement inspirée de la mythologie coloniale, la France étant censée incarner la rencontre entre les grandes « races » du monde...

[3Le Premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin, le justifiait ainsi devant l’Assemblée nationale : « Faut-il renoncer à l’exigence de cohésion nationale au profit du communautarisme, au risque d’accroître le repli et l’incompréhension entre nos concitoyens ? ». DE VILLEPIN D., « État d’urgence : déclaration du Premier ministre à l’Assemblée nationale », 8 novembre 2005.

[4Contrairement à une croyance commune, l’ethnicité n’est pas une qualité intrinsèque de certains groupes. C’est au contraire le produit de rapports de pouvoir. C’est une manière de fonder et justifier la distinction entre des groupes sociaux sur la base d’un discours des « origines » supposées primordiales de ces groupes, et qui définit donc les positions de « Nous » et « Eux » par des « différences » supposées essentielles. Le discours politique ethnique est une fabrication du pouvoir, et ce n’est pas une importation autonome de quelques groupes étrangers.

[5Un dispositif tel que « Ouvrir l’école aux parents pour réussir l’intégration », porté par le ministère de l’Intérieur, a précisément été conçu pour travailler plusieurs objectifs à la fois. Mais, dans une perspective inclusive, cela représente justement le problème : on rabat la question des repères et ressources proposées aux arrivants ou aux populations vivant en France sur un objectif normatif de type intégrationniste.

[6L’exemple du référentiel FLI est significatif d’une conception normative et idéalisante de la communauté nationale, dont l’appropriation desdites « valeurs » (en fait surtout des normes) est posée comme un pré-requis. Il est fort douteux que cette exigence d’un apprentissage de principes normatifs déconnecté de la pratique, et surtout de l’expérience qu’en ont les personnes (qui est aussi celle de discrimination, des inégalités, etc.) puisse produire un sentiment de commune appartenance et un attachement fort à ces principes. Quand on sait que les valeurs ne valent qu’à travers leurs usages, on comprend que la définition d’une liste de valeurs à apprendre comme pré-requis pour être reconnu citoyen dans la collectivité apparaisse – notamment aux yeux des apprenants – comme un discours de supériorité morale des « Français » (ou des adultes, à l’école).

[7C’est le problème singulier de la situation alsaco-mosellane : le droit local traite différemment des religions, ne prenant en compte dans les héritages du Concordat que la reconnaissance de certaines au détriment notamment de l’islam.

[8Ces travaux de recherche-action ont été présentés lors du colloque national « Mobilisations face aux discriminations dans l’éducation. Savoirs d’expériences et pouvoir d’agir » (Grenoble, 13 mars 2013). Ces travaux sont en cours de publication ; ils ont fait l’objet de fiches synthétiques communiquées au groupe de travail « Mobilités sociales », qui constituent ici la source citée.

[9En 2009 : 17 professions sont soumises à une condition de nationalité française (huissier de justice, notaire, personnel navigant professionnel, directeur de publications de presse, concessionnaire de services publics, etc.), 35 le sont à une condition de nationalité communautaire (vétérinaire, directeur de salles de spectacles, débitant de tabac, dirigeant de régie, etc.), et nombre de professions libérales, qui relèvent souvent d’un ordre professionnel (médecin, avocat, chirurgien-dentiste, sage-femme, expert-comptable, architecte, géomètre-expert, etc.) ont aussi une condition de nationalité communautaire. Se rajoutent à cela d’autres professions (débitants de boissons, dirigeants d’entreprises de surveillance, de transports de fonds, de protection de personnes ou encore de gardiennage).

[10En juin 2010, une Proposition de loi visant à supprimer les conditions de nationalité qui restreignent l’accès des travailleurs étrangers à l’exercice de certaines professions libérales ou privées a été rejetée par l’assemblée nationale

[11Décret n°2013-767 du 23 août 2013 relatif à la réforme du recrutement et de la formation des maîtres des établissements d’enseignement privés sous contrat

[12La tentation de hiérarchiser les critères en testant lesquels sont les plus discriminants, ne nous apprend pas grand-chose et reste somme toute assez vain, pour des raisons méthodologiques. Outre que cela peut conduire, dans la traduction pratique, à une hiérarchisation des luttes (origine vs religion vs genre vs classe sociale, etc.), cela nous empêche de voir au contraire combien ces motifs sont articulés voire imbriqués. On ne saurait, donc, dans une stratégie d’action publique, chercher à dissocier ni à hiérarchiser cet enjeu ; tout invite, au contraire, à avoir une lecture attentive à la pluralité des configurations discriminatoires.

[13On ne peut en déduire que les étapes ultérieures sont proportionnellement plus faciles à franchir. Il faut voir plus probablement dans ces résultats le fait que les logiques discriminatoires s’expriment avec intensité dès les premiers choix.

[14Cet indice synthétique compare la répartition des professions entre les immigrés et les non immigrés.

[15Les auteurs suggèrent par ailleurs que la régulation par le système informatisé Afelnet peut avoir un effet positif en régulant les dérogations accordées. Plus largement, si ces mécanismes de régulation du choix ont une pertinence et une efficacité, ils ne suffisent pas à empêcher l’émergence d’une forme de stratification entre établissements (Fack et Grenet, 2012, p.181)

[17Par exemple, avoir la nationalité française ne détermine pas nécessairement le rapport à la « francité ». C’est souvent une manière d’entériner une identification déjà construite. Mais le « choix » de la nationalité répond souvent aussi à un enjeu instrumental, dans un contexte qui est justement celui de l’expérience d’altérisation et de discrimination : on espère échapper à ces mécanismes grâce à la carte d’identité. (La recherche confirme que le facteur de la nationalité atténue un peu la discrimination dans l’emploi, sans jamais l’annuler ; par ailleurs, l’accès aux emplois publics est conditionné par la nationalité, mais cela n’empêche pas non plus des discriminations). On ne saurait donc voir la possession de la nationalité comme un simple facteur « d’intégration », car la réalité est paradoxale : pour ceux qui sont Français de droit, l’expérience des discriminations les fait douter de ce statut, et en conséquence, affaiblit leur adhésion identitaire à la communauté nationale.

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