Le groupe a travaillé avec un parti-pris conceptuel et méthodologique quant à la thématique des « mobilités sociales », parti-pris qui a eu des incidences pratiques sur notre travail. En effet, nous avons choisi d’entendre, à travers cette appellation, non pas un concept dur devant organiser et définir les travaux du groupe, mais une thématisation globale, et de circonstance dans ce dispositif interministériel, susceptible d’articuler les préoccupations et domaines de compétences des ministères concernés. On ne s’étonnera donc pas de ne pas trouver dans les pages qui suivent ni une définition de la mobilité sociale ni une réflexion spécifiquement articulée de cette notion.
Nous sommes partis du postulat que des mobilités au sens large existent dans la société française, quoi qu’on en dise. Aussi ne s’agit-il pas d’occulter par un discours misérabiliste les formes diverses de déplacements, de trajectoires (ascendantes et descendantes, géographiques et sociales, etc.) ou de résistances aux déterminismes et aux assignations, y compris identitaires. Il ne s’agit pas non plus d’aborder les questions avec une quelconque dramatisation, en laissant par exemple entendre, comme cela est souvent le cas, que « l’ascenseur social est bloqué ». Que les inégalités sociales, éducatives, économiques et politiques se renforcent et se durcissent dans bien des domaines est une réalité – même si, d’un autre côté, ces inégalités se transforment et sur certains plans peuvent aussi s’atténuer. Mais le discours sur « l’ascenseur social » relève du mythe [1]. Et ce mythe national, non seulement a fait long feu, mais plus profondément contribue à minimiser l’importance des rapports sociaux (ou des systèmes de domination, de ségrégation et de stratification, si l’on préfère).
La société française est fortement clivée. Les données récentes des études internationales comparatives – telle PISA [2], pour ce qui concerne l’école -, montrent une société – ou en l’occurrence un système scolaire - nettement plus inégalitaire que d’autres. Ces inégalités relèvent de divers grands rapports sociaux – de classe, de sexe, et d’ordre ethnico-racial [3], notamment – qui agissent souvent simultanément et de manière croisée. C’est là nous semble-t-il l’objet principal d’une réflexion relative à l’intégration – terme ici entendu au sens sociologique de processus social qui fait qu’une société tient malgré et/ou avec ses clivages. De multiples mouvements et transformations mettent à l’épreuve la capacité d’une société – la société française comme toute autre société - à se renouveler dans ses références pour se recomposer avec ces changements. Les migrations (nationales ou internationales, émigration et immigration) ne sont qu’un des phénomènes qui entrent ici en jeu. Et donc, hormis les singularités des processus migratoires, on aurait tort de focaliser sur cette dimension sans voir qu’elle est souvent équivalente et/ou entretient des liens étroits avec d’autres processus de clivages et d’inégalités.
Plutôt que de nous attacher aux mobilités proprement dites, nous nous sommes concentrés sur les processus qui font aujourd’hui obstacles à une recomposition collective positive de la société française. C’est-à-dire une dynamique de recomposition qui sache conférer à tous ses membres de fait une place d’égale légitimité et d’égale dignité, et qui sache produire une identification et un attachement suffisants pour permettre à cette « communauté nationale » de faire face ensemble aux multiples défis auxquels elle est confrontée. Dit autrement : nous avons travaillé spécifiquement sur les frontières de la société française, sur ces mécanismes à la fois concrets et symboliques qui empêchent et contraignent les mobilités, la confiance, les identifications positives à une société « inclusive » (selon le terme du rapport de Thierry Tuot).
Le contexte est néanmoins compliqué, et il requiert un courage politique certain. En effet, au moment même où le groupe a travaillé, dans une logique coopérative attentive à la pluralité interne des points de vue et des désaccords, nous avons assisté à de nouveaux et malheureux épisodes d’une stratégie politico-électorale qui instrumentalise sans cesse les questions ici travaillées. D’autre part, alors même que le groupe de travail s’organisait, nous avons assisté à la fragilisation de l’une des organisations dont sont issus plusieurs membres qualifiés de ce groupe de travail : le collectif « Vivre ensemble l’égalité » de Lormont. Ce collectif est le fruit d’une véritable expérience politique de jeunes concernés par les discriminations. Or, cette expérience, appuyée par le Centre social local dans un remarquable et trop rare travail d’éducation populaire, s’est vue menacée par la mutation imposée de la directrice du Centre social par sa tutelle, parce que d’aucuns ont eu peur que ces questions politiques soient concrètement travaillées. Force est donc de constater que les rares initiatives de construction politique et citoyenne de jeunesses sur cette question sont sapées par les institutions publiques mêmes qui seraient censées les soutenir et les valoriser. Ce sont précisément de telles logiques qu’il s’agit d’inverser, si nous voulons que notre société puisse assumer avec fierté sa devise commune, dans laquelle la liberté et la fraternité s’articulent avec l’égalité politique.