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L’hétérogénéité des pratiques laïques en milieu scolaire : état des lieux et détours par le concret

Intervention de Clémentine Vivarelli (docteure en sociologie et membre du laboratoire Dynamiques européennes) - Formation IFE – « Laïcité(s) et discriminations à l’école » - 16 mars 2016

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablevendredi 8 avril 2016, par Clémentine VIVARELLI

Texte fourni par l’auteure

Vidéo de l’intervention (52 min)

Introduction

L’objectif de ma contribution aujourd’hui est d’exposer le travail de thèse en sociologie que j’ai réalisé de 2007 à 2014 sur la laïcité dans les écoles publiques et plus particulièrement l’enquête de terrain qualitative que j’ai menée dans des collèges et lycées publiques de la ville de Strasbourg, Dans le cadre de ce terrain, j’ai réalisé des observations ethnographiques et j’ai interviewé une cinquantaine d’acteurs scolaires aux profils variés (des chefs d’établissements, des professeurs, CPE, équipes médicales, équipes de la restauration scolaire,…).

Lorsque j’ai entamé ce travail, je suis partie du constat qu’il existait très peu de travaux qui s’intéressaient à la dimension microsociologique de la laïcité, à sa dimension pratique et quotidienne, c’est à dire à la manière dont les professionnels du secteur scolaire mettent en application la laïcité concrètement. Donc l’objectif de mon travail de terrain a consisté à observer les situations où les acteurs scolaires encadrent les signes religieux (comment ils mettent en application la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction du port de signes ostentatoires), comment ils encadrent la pratique religieuse des usagers (dans le cadre de l’alimentation par exemple, de la période de ramadan, de la pratique sportive etc.), et de façon plus générale comment ils organisent quotidiennement le vivre ensemble.

J’ai donc cherché à appréhender la laïcité sous un angle cognitif, c’est à dire à la fois comme une croyance, au sens large, comme des représentations et des valeurs du vivre ensemble, de la liberté, de l’égalité, de l’Etat républicain, etc. qui font sens pour les acteurs scolaires, mais aussi comme des pratiques quotidiennes qui s’inscrivent dans des contextes spécifiques.

Dans cette contribution, je chercherai à répondre aux questions suivantes : comment les professionnels scolaires mettent-ils en application la laïcité au quotidien et comment conçoivent-ils la laïcité d’un point de vue moral et cognitif ?

- Dans un premier temps, j’aborderai la laïcité d’un point de vue pratique, et je vous ferai part des résultats de mon enquête.
- Dans un second, je traiterai de la laïcité d’un point de vue cognitif en tant que croyance en des contenus philosophiques et moraux.
- Et en dernier lieu, je m’interrogerai sur les apports de ce travail par rapport à la problématique des discriminations et de la mise en application de la laïcité.

Contexte de l’enquête

Tout d’abord, quelques éléments contextuels avant d’aborder la mise en pratique quotidienne de la laïcité dans les écoles publiques, quelques éléments qui permettent de comprendre en quoi le terrain d’enquête strasbourgeois que j’ai réalisé, est éclairant d’un point de vue sociologique.

J’ai en effet réalisé mon travail de terrain dans des collèges et lycées publics de la ville de Strasbourg, donc dans un espace, l’Alsace Moselle, qui présente un régime de laïcité spécifique. Je rappelle que l’Alsace Moselle se caractérise par un régime de droit local concordataire, qui consiste en une séparation incomplète entre Eglise et Etat, puisqu’on reconnaît publiquement et qu’on subventionne les cultes reconnus, catholique, juif et protestant.

En ce qui concerne l’école publique, la loi Falloux de 1850 n’a pas été abrogée en Alsace Moselle (par les lois Jules Ferry de 1882 et la loi Goblet de 1886) de sorte que subsiste encore un enseignement religieux à l’école publique. Cet enseignement, aujourd’hui est largement désaffecté (même pas 10% de lycéens suivent cet enseignement), et comme l’a observé Jean-Paul Willaime, il est de moins en moins confessionnel et prend de plus en plus la forme d’un enseignement transversal de culture religieuse.

Ce que j’ai observé dans les écoles publiques de Strasbourg n’est pas si spécifique par rapport à ce que l’on observe sur le reste du territoire national, et même s’il s’agit d’un contexte spécifique, il faut relativiser le poids du contexte local (et je vous renvoie à ce titre aux travaux de Prisca Robitzer qui a comparé les représentations de la laïcité entre Franciliens et Alsaciens et qui a abouti à la conclusion qu’il n y avait pas de différence significative). Je fais ces précisions car on a souvent tendance à surévaluer le poids du contexte local alsacien en matière d’organisation de la laïcité, qui il est vrai est spécifique, mais qui pour le cas scolaire, doit être relativisé.

D’autre part, le contexte strasbourgeois présente des spécificités qui en font un laboratoire sociologique éclairant pour étudier la laïcité à l’école pour 3 raisons :
- Il s’agit en effet d’un contexte particulièrement multiculturel : la région Alsace constitue la deuxième région du classement national, après la région Ile de France, à concentrer une part importante de populations issues de l’immigration puisque la présence d’immigrés s’élève à 10%, contre 8,1% pour la moyenne nationale [1](Strasbourg atteignant une proportion de 12,9% [2]). Ce contexte de pluralité culturelle, religieuse et ethnique en fait un espace éclairant pour saisir les logiques d’organisation du vivre ensemble.
- D’autre part, la région Alsace est aussi celle où les cas de conflits liés au port du voile avant la promulgation de la loi de 2004, ont été les plus nombreux en France [3] (17 cas de refus de retirer signe ostentatoire, un foulard en l’occurrence, sur 43 au niveau national), ce qui en fait un terrain d’enquête particulièrement éclairant pour analyser la mise en application de la loi du 15 mars 2004.
- Enfin, la coexistence entre d’un côté, un régime de droit local, qui prend la forme d’un enseignement religieux à l’école publique pour les cultes reconnus, et de l’autre l’existence de principes juridiques nationaux, tels que la loi de 2004, constitue un facteur de révélation des croyances et des pratiques laïques, puisqu’il incite les acteurs scolaires à s’interroger et à se positionner quant aux différentes représentations de la laïcité.

Compte tenu de ces caractéristiques du contexte strasbourgeois, j’ai privilégié le travail de terrain dans 25 établissements scolaires (collèges et lycées publics de Strasbourg) où la mixité sociale, religieuse, et ethnique est particulièrement significative, qui concentre aussi une part importante de populations issues de l’immigration (essentiellement turque et maghrébine, mais aussi d’Afrique et des pays d’Europe de l’est), et où l’islam s’est révélée particulièrement visible.

1. La laïcité pratique – la mise en application quotidienne de la laïcité dans les écoles publiques.

Qu’en est-il de la mise en application quotidienne de la laïcité par les professionnels scolaires ? Pour répondre à cette question, j’aborderai 2 phénomènes que j’ai observés : l’encadrement des signes religieux (la mise en application de la loi du 15 mars 2004), l’encadrement des formes d’expression religieuse des usagers, qui se rendent particulièrement visibles dans le cadre de l’alimentation, de la pratique sportive ou encore de la période de ramadan.

A. Signes religieux et loi de 2004

J’ai débuté mon terrain en 2007, soit 3 ans après la promulgation de la loi de 2004 et ce que j’ai pu observer, c’est une banalisation, routinisation de la mise en application de la loi de 2004, même si les professionnels scolaires m’ont fait part du contexte de tensions dans lequel la loi s’est inscrite.

Ainsi les établissements scolaires ont pu faire appel à des dispositifs hétérogènes pour s’assurer de la bonne mise en application de la loi lors de sa promulgation.

Ex : Dans un collège, on a sollicité l’imam pour expliquer le bien fondé de la loi, dans un autre, on a convoqué des anciennes élèves qui sont venues parler de la nécessité de retirer le voile dans le domaine professionnel, dans d’autres établissements, on a fait le choix d’une mise en application progressive de la loi et on a mis en place un espace transitionnel où les élèves pouvaient se changer…

Les acteurs scolaires évoquent quelques rappels à l’ordre, quelques tensions en 2004 puis, un contexte d’apaisement des tensions et de banalisation, de routinisation de la mise en application de la loi.

En parallèle, la mise en application de la loi a aussi généré des zones d’incertitude et d’ambiguïté, qui concernent 3 situations : la statut des intervenants extérieurs (parents d’élèves accompagnants les sorties scolaires, parents d’élèves délégués, intervenants associatifs,…), ces personnes doivent-elles être assimilées au statut de fonctionnaires et donc concernées par l’impératif de neutralité ? La seconde zone d’incertitude, c’est le déroulement des manifestations « extrascolaires » (qui pose la question des limites de l’espace scolaire), et enfin, le cas des établissements qui font office de centres d’examen (et qui accueillent des personnes aux statuts différenciés par rapport à la loi de 2004).

Face à ces zones d’incertitude, j’ai pu observer des dispositifs hétérogènes mis en place par les professionnels scolaires, qui oscillent entre tolérance des signes religieux et prohibition.

Dans un établissement par exemple, on n’interdit aux parents d’élèves d’être voilés lors des réunions parents-profs, alors même qu’ils ne sont pas concernés par la loi ; dans d’autres, on autorise aux parents d’élèves délégués d’être voilés.

Donc une application plus ou moins souple de la loi, et là j’ai pu distinguer nettement deux tendances typiques :
- une attitude littérale, peut-on dire, relevant d’acteurs qui vont systématiquement interdire tous signes religieux ostentatoires, quitte à être dans l’illégalité (puisqu’ils demandent parfois à des parents d’élèves de retirer des signes religieux alors même qu’ils ne sont pas concernés par la loi), quitte à ce que cela génère de vives tensions et réactions sociales, au nom d’une conception de la loi qui assimile l’expression religieuse des usagers comme un obstacle à la laïcité et aux valeurs républicaines.
- De l’autre, une attitude conséquentialiste, où des acteurs scolaires vont appréhender la loi en fonction de ses conséquences, des caractéristiques du contexte dans lequel ils agissent, qui vont penser la loi en fonction des moyens et des objectifs qu’ils se fixent. Cette attitude est beaucoup plus encline à la mise en place d’aménagements et de compromis locaux. Par exemple, un chef d’établissement estime qu’il peut tolérer que ce parent d’élève délégué soit voilé car son attitude n’est pas prosélyte et concourt à intégrer la diversité à l’école.

D’ailleurs, on retrouve ces mêmes manières d’envisager différemment la situation, tolérance ou la prohibition des signes religieux dans les prises de position du gouvernement. On se souvient que la circulaire Châtel de 2012 avait justifié d’interdire le port du voile pour les accompagnateurs de sorties scolaires, alors que le gouvernement actuel a réaffirmé la nécessité d’autoriser.
J’ai pu donc observer ces deux tendances sur mon terrain : d’un côté celle qui cherche à étendre l’impératif de neutralité des fonctionnaires (comme c’est le cas aux élèves depuis 2004, ainsi qu’aux intervenants extérieurs, personnes accompagnant les sorties scolaires) ; de l’autre, une tendance qui est sensible aux discriminations générées par la loi et qui va tolérer le port du voile pour des parents accompagnants les sorties, ou parents d’élèves délégués, au nom du principe de non discrimination.

La deuxième zone d’incertitude renvoie au cadre extrascolaire et à la question de la limite de l’espace scolaire. Pour certains, elle est spatiale, pour d’autres fonctionnelle. On observe là encore des dispositifs contrastés : certains autorisent par exemple le port de signes religieux dans des contextes considérés comme extrascolaires, comme les fêtes de fin d’année, où certains professionnels scolaires vont opérer une distinction fonctionnelle : on n’est pas dans un contexte de transmission du savoir, les objectifs de cette manifestation sont festifs et conviviaux, on considère ainsi que l’impératif de neutralité qui s’impose aux élèves ne se justifie pas. Dans d’autres cas, on considère que même si la fête de fin d’année est un moment festif, elle fait partie intégrante de l’espace scolaire, c’est une manifestation organisée par et pour l’établissement donc on y applique la loi de 2004.

La dernière zone d’incertitude concerne le cas des établissements qui font office de centre d’examen et qui accueillent des élèves scolarisés à domicile ou provenant du privé.

Comme il est en effet précisé dans la circulaire du 18 mai 2004, à l’article 2.3., la loi du 15 mars 2004 « ne s’applique pas non plus aux candidats qui viennent passer les épreuves d’un examen ou d’un concours dans les locaux d’un établissement public d’enseignement et qui ne deviennent pas de ce seul fait des élèves de l’enseignement public. Ceux-ci doivent toutefois se soumettre aux règles d’organisation de l’examen qui visent notamment à garantir le respect de l’ordre et de la sécurité, à permettre la vérification de l’identité des candidats ou à prévenir les risques de fraudes ». Ces situations peuvent être difficiles à gérer par les équipes éducatives qui doivent parfois faire cohabiter dans le même espace, des individus qui ne sont pas concernés par les mêmes lois et statuts, certains étant donc autorisés à porter des signes religieux et d’autres non.

Ces situations traduisent des zones d’incertitudes de la mise en application de la loi de 2004 et de la question de la frontière entre école et société, de l’assimilation des intervenants extérieurs par exemple au statut de fonctionnaire ou non, et plus généralement de la manière dont les équipes éducatives gèrent la transition des espaces et la différenciation des statuts.

B. L’expression religieuse

Qu’en est-il maintenant de la manière dont les acteurs scolaires encadrent l’expression religieuse des usagers ?

Globalement, on peut dire que les acteurs scolaires adoptent une attitude plutôt ouverte vis à vis des manifestations religieuses à l’école, tant que celles-ci restent compatibles avec la participation aux activités scolaires.

Ce que l’on observe, ce sont des aménagements, des arrangements quotidiens qui reposent sur des accords tacites, des négociations, des compromis et qui témoignent du fait que l’appartenance religieuse des usagers est globalement perçue comme quelque chose de légitime, qui fait partie intégrante de la personne, et qui a donc le droit de s’exprimer, mais dans les limites de ce que les individus conçoivent comme religieusement acceptable, d’une norme du religieusement acceptable. La frontière entre le religieusement acceptable et le non acceptable, que l’on peut concevoir comme une norme laïque (frontière entre le permis et l’interdit), c’est la compatibilité entre la participation aux activités scolaires et la pratique religieuse.

Ainsi, on observe des aménagements lorsque les manifestations religieuses des usagers sont considérées comme légitimes.

- C’est par exemple le cas du professeur d’EPS pour qui il est légitime d’adapter ses exigences pendant la période de ramadan, qui tient compte de l’état physique des élèves qui le pratique et qui permet aux élèves de repasser l’examen ultérieurement.
- C’est aussi le cas du professeur qui veille pendant la période de ramadan à ne pas manger ou boire pendant le cours, à ne pas tenter les élèves, à s’assurer qu’il ne fait pas trop chaud dans la salle de classe, etc.
- C’est le cas du responsable de cantine qui veille à ce qu’il y ait systématiquement un plat de substitution de la viande.
- C’est aussi le cas de l’équipe éducative qui accompagne les élèves internes pratiquants à la cantine à la tombée de la nuit.
- On peut aussi évoquer le cas d’assistants d’éducation pour qui il est perçu comme légitime que les élèves de l’internat prient dans leur chambre le soir, tant que cela ne trouble pas l’organisation du service.
- C’est encore le cas de professeurs qui parlent volontiers de l’appartenance religieuse des élèves avec une liberté de parole, car le religieux est envisagé comme une composante identitaire essentielle de l’élève.

Ces exemples tirés du terrain montrent que la laïcité consiste en une mise en application conditionnelle, au cas par cas, qui repose sur des compromis, des aménagements que les acteurs scolaires mettent en place en fonction d’une représentation, d’une norme du religieusement acceptable.

La plupart du temps ces aménagements sont informels et localisés, mais ils peuvent prendre une dimension plus formelle, institutionnalisée, comme c’est le cas d’établissements où lors de la promulgation de la loi de 2004, on a mis à disposition des élèves des espaces de transition où les jeunes filles voilées pouvaient se changer. Ces aménagements sont plus formels dans la mesure où ils résultent d’une prise de décision, d’une délibération collective.

C’est le cas aussi de la ville de Strasbourg qui a mis en place dans ses restaurants municipaux, un accès à une viande halal. Ce dispositif a été mis en place en 1999 par Catherine Trautmann alors maire de Strasbourg, et est toujours d’actualité. Certains peuvent y voir une atteinte à la laïcité, cela se discute de savoir si la présence de menus halal à la cantine des écoles publiques est antinomique avec la neutralité de l’école publique. Néanmoins, Catherine Trautmann le justifie en fonction d’objectifs laïques, comme un moyen d’assurer la liberté de conscience et de culte des usagers ainsi que leur non discrimination. Voilà donc un exemple d’arrangement formel qui traduit une volonté politique de répondre à des demandes religieuses et d’inscrire les principes de liberté de conscience et de non discrimination dans la réalité concrète.

Les exemples que je viens d’évoquer traduisent donc l’hétérogénéité des aménagements de l’expression religieuse à l’école, qui va d’aménagements informels et localisés à des aménagements plus institutionnalisés.

De l’autre, on observe une frontière qui est instaurée entre ce qui est acceptable et ce qui est interdit en matière d’expression religieuse, qui renvoie à la compatibilité entre la pratique religieuse des usagers et la participation aux activités éducatives.

- C’est par exemple le cas du chef d’établissement qui refuse de décaler le cross scolaire qui intervient pendant ramadan, car il estime que l’école publique laïque ne doit pas tenir compte de la pratique religieuse des élèves dans l’organisation de ses activités et que c’est aux usagers de se soumettre aux exigences de participation aux activités scolaires.
- C’est aussi le cas de tous ces rappels à l’ordre concernant les signes religieux et aussi de ces situations où la pratique religieuse des usagers n’est pas perçue comme légitime et se doit d’être prohibée.

Les acteurs évoquent l’exemple de jeunes qui crachent pendant ramadan, qui refusent de consommer un repas prévu pour tous (par exemple un couscous halal), qui contestent des connaissances à partir d’une lecture religieuse etc., qui ratent le brevet qui intervient pendant ramadan,…, de toutes ces situations que les équipes scolaires interprètent comme une instrumentalisation du religieux par les jeunes pour contester soit l’autorité institutionnelle de l’école ou l’autorité du savoir scientifique, pour ne pas participer aux activités scolaires, pour tester les frontières établies entre le permis et l’interdit.

On voit bien que la laïcité renvoie à une norme laïque (certes fluctuante selon les contextes et les acteurs en présence) qui s’appuie sur une conception du religieusement acceptable et du non acceptable, qui dépend de la compatibilité entre l’expression religieuse et la participation aux activités scolaires.

Cette frontière entre le permis et le toléré, cette norme laïque de l’acceptable et de l’interdit, est bien souvent implicite et repose sur un équilibre fragile comme en témoigne l’exemple suivant : il s’agit du déroulement d’une fête de fin d’année dans un lycée, qui accueille les parents, les équipes éducatives et les élèves qui proposent un spectacle. Ce que j’ai observé, c’est un changement de cette norme implicite qui a engendré beaucoup de ressentiment, un conflit entre des représentations différentes de la frontière entre l’espace de l’école et l’espace de la société civile. Durant plusieurs années, le chef d’établissement avait autorisé les élèves à porter des signes religieux considérant que cette soirée était une fête, un moment de détente en dehors de l’espace scolaire formel et de ses impératifs de transmission du savoir notamment. Puis, lors du changement de direction, le nouveau principal avait estimé que cette soirée faisait partie intégrante de l’espace scolaire, et que par conséquent, la loi de 2004 devait s’y appliquer. On a donc demandé aux élèves de retirer leurs signes religieux alors même qu’on autorisait leurs parents à en porter, puisqu’ils ne sont pas concernés par la loi. Ce changement a généré de nombreuses incompréhensions chez les jeunes filles voilées : d’un côté parce qu’on remettait en question un accord tacite mis en place depuis plusieurs années qui fonctionnait très bien, de l’autre parce qu’on déplacait la frontière de l’espace scolaire (les jeunes filles voilées argumentant qu’un moment festif, ce n’est pas le même espace que la salle de classe).

Cet exemple, il illustre bien le fait que la laïcité repose sur une norme implicite, sur un équilibre social fragile qu’il n’est pas aisé de remettre en cause, et que cette frontière mouvante entre le permis et l’interdit en matière d’encadrement des manifestations religieuses peut trouver des sources de légitimation différentes (comme celle dans l’exemple cité, du premier chef d’établissement et des jeunes filles voilées qui estimaient juste de distinguer l’espace de la salle de classe de l’espace festif ; et la lecture du 2ème proviseur qui considérait que cette manifestation faisait partie intégrante de l’espace scolaire soumis donc aux mêmes lois).

Les pratiques laïques observées sont donc traversées par des tensions entre les objectifs éducatifs et des conceptions du religieusement acceptable qui sont mouvantes et qui définissent plus généralement des normes laïques, des frontières entre le permis et l’interdit.

2. La laïcité, une croyance ambivalente

La mise en application de la laïcité au quotidien dépend certes des contextes dans lesquels les acteurs agissent mais aussi de cette norme que j’ai évoquée entre le permis, le toléré et l’interdit. Cette frontière symbolique trouve sa légitimité dans des représentations, des croyances, des valeurs de la laïcité, qui traduisent plus généralement des modèles politiques et philosophiques qui font sens pour les acteurs scolaires, et qui vont constituer des guides de l’action quotidienne, qui vont orienter les pratiques.

Mon travail a en effet permis de mettre en évidence deux tendances typiques chez les professionnels scolaires, deux conceptions de la laïcité qui se justifient plus généralement par une philosophie politique : d’un côté une tendance libérale et de l’autre, une tendance dite communautarienne.

La première forme idéal-typique est dite communautarienne, en référence à la terminologie employée par Will Kymlicka et à la notion de « communauté de citoyens » de Dominique Schnapper. Aujourd’hui on parle plus volontiers de laïcité néo républicaine, pourtant le terme de communautarien semble plus approprié même si fortement connoté négativement dans le sens commun : en effet, les libéraux défendent aussi une conception forte de l’Etat républicain, qui de fait, n’est pas l’apanage des néo républicains. D’autre part, le terme communautarien traduit bien l’essence de ce modèle politique où c’est la communauté nationale des citoyens qui est à l’origine du lien social et de l’intérêt général. Cette conception héritée notamment de la 3ème République, implique une conception normative du vivre ensemble, une hiérarchisation des conceptions du bien. Elle repose sur 4 points principaux :

- Premièrement, une représentation hétéronome du sujet démocratique, dont la liberté de pensée est envisagée comme une émancipation par rapport à son appartenance familiale et communautaire.
- Deuxièmement, une représentation transcendante de l’Etat républicain, qui est à l’origine de la cohésion sociale, et qui assure l’intégration de l’individu, à une communauté de citoyens indifférenciés et égaux en droits.
- Troisièmement, une conception universaliste de la citoyenneté, qui présuppose le retranchement des particularismes identitaires dans la sphère privée.
- Enfin, une différenciation des espaces, dans la mesure où elle implique une frontière symbolique entre l’espace public de l’Etat, dédié à l’intérêt général et à la neutralité, et la sphère privée, où les spécificités individuelles se doivent d’y être circonscrites.

La variante libérale de la laïcité, se déploie quant à elle, dans le registre du juste, dans la mesure où elle ne présuppose pas de conception substantielle du vivre ensemble. Elle repose sur :
- Premièrement, une conception autonome du sujet démocratique, qui se caractérise par une liberté de conscience et un droit à l’autodétermination.
- Deuxièmement, sur une conception immanente de l’Etat républicain en tant qu’instance de protection et de régulation de la liberté et de l’égalité des individus.
- Troisièmement, sur une continuité entre l’espace de l’Etat et la société civile.
- Enfin, sur une conception individualiste de la citoyenneté, l’individu étant reconnu dans sa spécificité.

Si ces deux philosophies politiques s’opposent et concoivent la laïcité différemment, elles se rejoignent dans leur rejet du système multiculturaliste anglo-saxon. Ce dernier se caractérise par la reconnaissance publique ou institutionnelle des communautés d’appartenance. Or, si la laïcité libérale se revendique d’une citoyenneté individualiste, et la variante communautarienne d’une citoyenneté universelle, toutes deux rejettent une conception différenciée de la citoyenneté.

Ces modèles traduisent deux manières de penser la question de la discrimination : en fonction de la lecture communautarienne, on considère que c’est en s’assurant de l’indifférenciation des individus (on cherche donc à gommer les signes de toute différenciation entre les individus) qu’on garantit le principe de non discrimination. A l’inverse, la lecture libérale procède du raisonnement inverse, c’est en prenant en compte la spécificité de l’individu (que l’on assure ses droits et libertés) que l’on garantit la non discrimination.

On peut illustrer cette différence dans le domaine de l’alimentation : à Lyon, on a opté pour un menu végétarien pour tous dans la logique que l’indifférenciation assure le principe de non discrimination. A Strasbourg, on a, à l’inverse, opté pour la reconnaissance des spécificités individuelles et de menus spécifiques, en tant que principe de non discrimination.

Globalement, mon travail de terrain atteste de ce que Françoise Lorcerie a évoqué dans sa communication : c’est d’un côté une tendance au renforcement de cette conception néo républicaine, communautarienne, identitaire de la laïcité qui cherche à étendre la neutralité de l’Etat et de ses institutions à la société civile, et qui peut se révéler liberticide ; de même que de l’autre, on observe la montée d’une conception libérale de la laïcité, ouverte au religieux et à la pluralité.

S’il existe deux conceptions de la laïcité, j’ai pu aussi observer deux manières de la mettre en pratique. En plus de ces différences cognitives entre deux conceptions de la laïcité, il faut intégrer un autre paramètre pour expliquer les motifs d’action des individus : c’est la dimension pratique des valeurs. En effet, il existe deux manières typiques de mettre en application des valeurs, comme l’a analysé Max Weber mais aussi Raymond Boudon : une éthique de responsabilité et une éthique de conviction.

En effet, j’ai pu observer que des individus pouvaient défendre une conception similaire de la laïcité, mais ne pas l’appliquer de la même manière, et il faut donc prendre en compte les motifs d’action pour expliquer les pratiques de mise en application de la laïcité.

Ainsi, certains mettent en application la laïcité en fonction d’une éthique de responsabilité, c’est à dire qu’ils sont attentifs aux conséquences de leurs actions, qu’ils sont attentifs aux paramètres des contextes dans lesquels ils agissent et qu’ils vont adapter leurs actions au contexte. Ces acteurs envisagent la laïcité en fonction d’un rapport entre moyen de l’action et objectifs visés. D’autres agissent en fonction de l’éthique de conviction, qui repose sur l’adéquation entre les actions et un système de valeurs plus général, en fonction d’une cohérence axiologique.

En prenant en compte ce paramètre, j’ai abouti à une typologie des professionnels scolaires, en fonction de leur représentation de la laïcité et en fonction de la manière dont ils la mettent en pratique. Cette typologie identifie 4 types de professionnels :

1. Le responsable libéral : Le responsable libéral adhère à la variante libérale de la laïcité sur le mode de l’éthique de responsabilité. La situation qui illustre son attitude peut être celle du chef d’établissement qui décide de mettre à disposition des élèves voilées, une salle leur permettant de se changer à l’intérieur de l’établissement. Ce compromis apparait alors comme un moyen efficace de s’assurer de la bonne application de la loi de 2004.
2. Le libéral convaincu : Il combine l’adhésion à un contenu sémantique de type libéral à une éthique de conviction. La mise en place d’un menu halal à la cantine par Catherine Trautmann, en tant que symbole des valeurs de reconnaissance de la citoyenneté musulmane, de l’égalité de traitement des citoyens indépendamment de leur confession, et de la liberté de conscience et de culte des citoyens, constitue une illustration typique de l’attitude libérale convaincue.
3. Le responsable communautarien : Le responsable communautarien allie l’éthique de responsabilité à la défense d’une vision communautarienne de la laïcité. Cette attitude peut prendre la forme d’un chef d’établissement qui refuse la mise à disposition d’un menu halal à la cantine, qui aurait pour conséquence de tenir compte, au nom de l’objectif d’égalité de traitement des élèves dans le système scolaire, de toutes les autres demandes alimentaires, diversité de l’offre alimentaire que le système scolaire ne pourrait contenter.
4. Le communautarien convaincu : Enfin, le communautarien convaincu combine l’éthique de conviction à la version communautarienne de la laïcité. Afin de l’illustrer, on évoquera l’attitude d’un chef d’établissement qui refuse d’aménager le cross scolaire en dehors de la période du ramadan, car la prise en compte de la pratique religieuse des élèves lui apparait contraire à son système de valeurs, la religion se devant de rester en dehors de l’école.

Conclusion

Pour conclure par rapport à la problématique qui nous intéresse, il me semble qu’aujourd’hui, le débat sur la laïcité est largement orienté sur le registre axiologique et normatif, théorique, sur quelle est la bonne laïcité à défendre. Et on a vu comment le débat se polarise aujourd’hui autour d’une dichotomie axiologique, entre d’un côté une nouvelle laïcité portée par l’ancien gouvernement et une laïcité plus libérale portée par le gouvernement actuel. Pourtant, ces deux conceptions de la laïcité, et il y en a d’autres comme le rappelle Baubérot, sont très difficiles à concilier tant elles traduisent des modèles philosophiques et politiques distincts.

A mon sens, il faut réorienter le débat dans un registre plus pratique, en fonction des principes de l’éthique de responsabilité. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’interroger sur la dimension axiologique de la laïcité et condamner les dérives idéologiques qui éloignent la laïcité de sa dimension juridique, mais il faut s’entendre, c’est sur les conditions de la mise en application de la laïcité. Et c’est là, à mon sens, qu’il y a possibilité de trouver un consensus. C’est en faisant la promotion d’une mise en application responsable de la laïcité, qui s’appuie sur les principes de l’éthique de la responsabilité. Max Weber a en effet distingué l’éthique de conviction propre au domaine scientifique, de l’éthique de responsabilité propre au politique, qui appréhende donc la réalisation pratique des valeurs, en fonction des caractéristiques du contexte, des objectifs et des moyens et des conséquences de l’action. A ce sujet, Jean Baubérot a rappelé combien la laïcité devait être envisagée comme un moyen au service d’objectifs démocratiques, et non comme un absolu intangible.

Comme Françoise Lorcerie l’a encore rappelé, on voit aujourd’hui émerger une conception pragmatique de la laïcité (comme en témoigne le discours de Najat Vallaut Belkacem, une laïcité envisagée en tant que pratiques porteuses de sens), une laïcité qui présuppose une discussion démocratique, la participation de tous les citoyens pour se mettre d’accord sur des normes consensuelles.

Notes

[3« À la fin du 1er trimestre 2004, 43 cas de refus, après une longue phase de dialogue, de retirer pendant les activités scolaires les signes ostensibles religieux ont abouti à autant de conseils de discipline, ont abouti à des exclusions. Ces 42 exclusions concernent 40 jeunes filles portant le voile et 3 sikhs portant un sous-turban. Parmi les 40 exclusions, on peut constater que près de la moitié ont eu lieu dans l’académie de Strasbourg et que 77,5% concernent les seules académies de Lyon et de Strasbourg. Il y en a eu, en effet : 17 dans l’académie de Strasbourg (il y avait en 2003 environ 500 jeunes filles voilées dans cette académie), 4 dans l’académie de Caen, 1 dans l’académie de Dijon, 14 dans l’académie de Lyon, 2 dans l’académie de Lille, 1 dans l’académie de Créteil, 1 dans l’académie de Limoges » (« Loi laïcité : bilan de la rentrée 2004 », Bilan effectué par Jean-Louis Auduc, directeur adjoint de l’IUFM de Créteil disponible sur http://lamaisondesenseignants.com/i... ).

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