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Laïcité, neutralité et lutte contre les discriminations : tensions dans les politiques scolaires

Intervention de Fabrice Dhume (ISCRA, Université Paris Diderot) Formation IFE – « Laïcité(s) et discriminations à l’école » - 14 mars 2016

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablemardi 19 avril 2016, par Fabrice DHUME

Texte fourni par l’auteur.

Vidéo de l’intervention (54 min)

Texte servant à l’intervention

INTRODUCTION

Il s’agit dans cette intervention de revenir aux catégories - neutralité, laïcité, discrimination -, non pas d’abord pour montrer que certaines pratiques de la laïcité produisent ou légitiment la discrimination – ce qui est relativement bien attesté -, mais pour montrer des tensions qui traversent ces enjeux, dès lors que l’on réfléchit en termes de discrimination. Je voudrais montrer d’abord que la problématique des discriminations invite à réinterpréter ce que l’on entend par "neutralité". Je voudrais ensuite signaler un déplacement de ces tensions, qui s’est opéré dans la façon de définir les enjeux politiques, et que l’on peut voir dans le glissement d’un discours sur la "neutralité" vers un discours sur la "laïcité". Je voudrais enfin montrer, à partir de là, que l’idée de "discrimination" telle qu’elle est couramment véhiculée par l’institution scolaire est prise dans un schéma nationaliste et majoritaire qui rend très problématique l’action sur ce problème.

Regardons d’abord la manière dont l’institution présente les enjeux :
« La neutralité
L’enseignement public est neutre : la neutralité philosophique et politique s’impose aux enseignants et aux élèves.
La laïcité
Le principe de laïcité en matière religieuse est au fondement du système éducatif français depuis la fin du XIXe siècle. L’enseignement public est laïque depuis les lois du 28 mars 1882 et du 30 octobre 1886. Elles instaurent l’obligation d’instruction et la laïcité des personnels et des programmes. L’importance de la laïcité dans les valeurs scolaires républicaines a été accentuée par la loi du 9 décembre 1905 instaurant la laïcité de l’État.
Le respect des croyances des élèves et de leurs parents implique
- l’absence d’instruction religieuse dans les programmes
- la laïcité du personnel
- l’interdiction du prosélytisme
La liberté religieuse a conduit à instituer une journée libre par semaine laissant du temps pour l’enseignement religieux en dehors de l’école. »

(MEN, « Les grands principes du système éducatif »)

Je ferai trois remarques, pour souligner une certaine relativité de ces principes :

  1. Le MEN fait référence à l’histoire pour légitimer les principes mais... cela pose la question de l’actualisation de ces principes, dans une époque qui n’est plus la même ;
  2. Il faut se rappeler que ces principes ne valent de fait pas partout : il y a des dérogations en Alsace-Moselle, dans des territoires Outre-Mer, qui indiquent qu’il y a toujours eu des aménagements pragmatiques ;
  3. Contrairement à un discours actuel, il faut remarquer que l’anti-discrimination ne fait ne fait en aucun cas partie des « grands principes » historiques [1] ; si l’on trouve la référence à une égalité formelle en droit, le problème politique des discriminations s’impose surtout après 2005, comme le montre une analyse des textes ministériels.


Généalogie de la prescription du MEN en matière de discrimination
(sources : exploitation des bases de données ADRESS’RLR + MENTOR)
 [2]

1° UNE TENSION ENTRE NEUTRALITE ET ANTI-DISCRIMINATION

Si l’on se réfère au dictionnaire de Ferdinand Buisson, la neutralité a toujours été entendue comme uniquement religieuse. Jules Ferry déclarait en effet au Parlement : « Nous n’avons promis ni la neutralité philosophique ni la neutralité politique ». La neutralité totale reviendrait à un interdit de parler et de penser, tant les catégories que nous utilisons banalement sont chargées d’idéologie, de politique ou de morale.

Le projet concernant l’école à la fin du 19ème est délibérément politique et moral. Il repose sur une orientation nationaliste [3] qui ne rechigne pas par principe à la censure de certains propos : « Jamais nous ne nous sommes engagés à (...) tolérer (une école, un maître, un livre qui reviendraient à) diffamer la Révolution française ou dénigrer la République » disait encore Jules Ferry.

Ferdinand Buisson soulignait que la neutralité scolaire peut s’entendre à propos de trois objets : l’école, le personnel, l’enseignement :

- La neutralité de l’école, c’est le fait légal. Elle ne dépend plus de l’église, reçoit tous les enfants sur un pied d’égalité quelle que soit leur religion, n’enseigne plus la religion mais permet que les enfants puisse l’apprendre par ailleurs.

- La neutralité du personnel c’est d’abord « ce fait que l’autorité scolaire n’a point à s’enquérir de la religion du postulant ou des pratiques cultuelles du titulaire » (F. Buisson). Cette formule est aujourd’hui source de malentendu par rapport aux discriminations, car F. Buisson rappelle, pour illustrer cela, une décision du Conseil royal de l’Université (1837) qui témoigne d’une discrimination religieuse instituée : « Dès que le candidat au brevet déclarait n’appartenir à aucun des trois cultes reconnus, on devra cesser l’examen, et, en définitive, ce candidat n’ayant pu satisfaire à une partie essentielle de l’examen, le brevet ne doit pas lui être délivré ». Cela appelle trois remarques :

  • la question politique de la neutralité est fondamentalement ailleurs pour F. Buisson, qui pose que : « la première condition requise d’un maître, c’est qu’il n’ait pas substitué à sa propre personnalité celle de chefs spirituels auxquels il a solennellement promis l’obéissance passive » ;
  • « ne pas s’enquérir de la religion » n’implique pas d’être aveugle aux individus en face de soi, mais de ne pas faire de la religion un principe de jugement et de traitement des élèves ; or, cela a de fait été compris comme un impératif de les considérer comme s’ils étaient eux-mêmes neutres ;
  • ce thème de la neutralité du personnel occulte une relation institutionnelle organisée par un contrat de travail ; en réalité, la « neutralité » a deux faces : elle ne renvoie pas seulement à un principe découlant du projet institutionnel de former des citoyens non endoctrinés, mais aussi, dans le rapport de travail, à une exorbitante suspension de la liberté individuelle des travailleurs dans le cadre du lien de subordination à l’employeur.

- Enfin, la neutralité de l’enseignement qui signifie simultanément : pas d’enseignement religieux, pas de prosélytisme religieux, et l’enseignement de vérités scientifiques sans regard sur ce qu’en pense l’Eglise. Mais cette dimension-même est polémique, et donc clairement politique, car pour F. Buisson, c’est « Foi contre foi : ou la foi religieuse ou la foi civique ».

Digression 1 : Trois remarques sur le problème de la neutralité et la référence au droit, dans leur rapport à la question de la discrimination
1° L’un des grands intérêts du droit, en distinguant les régimes juridiques entre agents et publics de l’institution, c’est de rappeler le rapport de pouvoir institutionnel : on ne traite pas à égalité entre l’école et ses publics, entre un agent représentant l’institution et les "usagers". Cela vaut aussi au sein de l’institution, quant aux rapports de travail : salariés et employeur ne sont pas à armes égales.
2° Myriame Matari rappelait que la neutralité est fondée sur la théorie des apparences [4] : en apparence, l’usager ne doit voir aucun signe que la décision prise le soit en fonction de critères tels que la religion. Dans cette conception, la justice morale découle d’une position qui suspendrait les points de vue. Or, en pratique, tous les travaux sur les rapports sociaux - notamment les travaux féministes, qui ont insisté sur l’idée de points de vue situés - montrent l’impossible neutralité de point de vue. Les travaux de psychologie sociale montrent par exemple que « L’approche indifférente à la couleur [de peau] est dangereuse parce qu’elle induit le décideur à s’imaginer que, tant qu’il ne songe pas consciemment à la race, au sexe, à l’origine ethnique etc., il ne fait pas de discrimination. Or la théorie sociale cognitive nous apprend que, dans une culture où les stéréotypes relatifs à ces catégories sont omniprésents [comme, typiquement, dans le cas français], il faut penser auxdites catégories pour ne pas faire de discrimination » [5] La problématique de la discrimination appelle à lever ce « voile » d’ignorance, pour être attentif à ce qui se passe en réalité en matière de jugement, de sélection et de traitement. Il y a donc ici une tension, que l’on retrouve au sein-même du droit.
3° Une autre limite du droit, face aux discriminations, tient à aux frontières relatives au niveau de jugement, aux seuils juridiques. En matière d’anti-discrimination, le droit est un appui, mais seulement jusqu’à un certain point ; en effet, si l’on s’en tient seulement au respect de la loi, celle-ci masque des discriminations infra-légales et organise des discriminations légales.
Un exemple est celui concernant les règlements intérieurs des établissements scolaires : sont-ils juridiquement attaquables ? Jusqu’aux années 1990, le Conseil d’Etat a jugé irrecevables des plaintes visant le règlement intérieur des établissements – comme celle interdisant le port du pantalon pour les filles (décision Chapou, 1954) -, au titre que ces « mesures d’ordre intérieur » étaient trop minimes pour être contrôlé par lui. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la jurisprudence du Conseil d’Etat ayant évolué [6], mais de nombreuses dimensions de la relation pédagogique et éducative demeurent à un niveau infra-légal.
En pratique, la question de la discrimination incite donc à chercher en-deçà et au-delà de ce que le droit permet de condamner, car les cas juridiquement condamnables ne représentent jamais que la « part émergée de l’iceberg » des discriminations.

Digression 2 : l’enjeu de décadrer par rapport à un discours qui convoque le droit comme s’il était intrinsèquement objectif

Le droit n’est pas neutre, et il est par ailleurs l’objet d’utilisations politiques, notamment au profit d’entreprises politiques et morales - dont un exemple typique est la loi de 2004 sur le voile à l’école.
L’approche des discriminations se réfère du paradigme des rapports sociaux, qui montre comment l’histoire et l’ordre social tendent à traiter certains groupes comme "mineurs" (à la fois au sens de moindre capacité, et de moindre importance politique). L’analyse des rapports entre un groupe Majoritaire (i.e. dominant) et des groupes minorisés montre que le droit tend parfois (souvent) à être interprété moins comme un droit commun que comme un outil de contrôle asymétrique, permettant de reproduire et légitimer une frontière politique/morale/sociale, ou permettant à un groupe en situation dominante de maintenir sa définition de la "neutralité". La loi sur voile de 2004 est de fait le point de vue de gens qui ne portent pas le voile, qui se pensent du bon côté de la laïcité (ou du féminisme, etc.), et qui jugent à cette aune morale les pratiques de groupes toujours vus comme Autres. Ce point de vue suppose que ces dernier.e.s ne sont pas pleinement légitimes à vivre comme ils l’entendent, et qu’il faudrait régir les choix, fussent-ils intimes, au nom d’un impératif supérieur, celui d’une identité nationale à préserver.

Regarder la réalité sociale en terme de discrimination interroge les rapports de pouvoir réels qui organisent nos relations, nos cadres de travail, le fonctionnement de nos institutions. C’est une interrogation de ce qu’il y a sous le voile de la neutralité (et jusque sous le voile de la loi) : c’est une invitation à comprendre que les problèmes ne sont pas à rechercher à l’extérieur, dans les signes "visibles" de l’altérité ou de la non-conformité des publics. Les clés résident dans le ce que l’on fait et ce que ça fait (au de sens de regarder jusque dans les effets du fonctionnement des institutions et des collectifs).

2° UNE RHETORIQUE DE LA PRESERVATION DE L’ECOLE QUI CHANGE LE RAPPORT A L’INSTITUTION

Au-delà des contradictions/tensions entre neutralité et discrimination, on assiste depuis quelques années à un déplacement... Le problème a en effet été reformulé sous l’angle de la "laïcité", en proposant (imposant) une certaine articulation, biaisée, entre laïcité et discrimination.
Le point de rupture de cette dynamique, introduisant le thème de l’identité nationale dans le cadre scolaire, est le discours du ministre de l’Education nationale F. Bayrou sur le thème de « l’école sanctuaire de la république », en 1993-94. La circulaire de 1994 sur la "neutralité de l’enseignement" pose en effet une institution définie idéalement, à l’égard de laquelle les problèmes réels sont imputés aux publics.

« Cette idée française de la nation et de la République est, par nature, respectueuse de toutes les convictions, en particulier des convictions religieuses, politiques et des traditions culturelles. Mais elle exclut l’éclatement de la nation en communautés séparées, indifférentes les unes aux autres, ne considérant que leurs propres règles et leurs propres lois, engagées dans une simple coexistence »
(MEN, Circulaire du 20 septembre 1994, « Neutralité de l’enseignement public : port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires »)

La conception de l’école dans le discours politique la tient pour substantiellement laïque et égalitaire, comme si l’égalité valait en soi, indépendamment de toute pratique. La neutralité instituée permet de présenter l’école selon une logique idéale, avec pour effet une sacralisation.

Dans l’imaginaire scolaire, l’école est rattachée au sacré. Elle est cependant présentée moins directement comme sacrée en soi que comme consacrée, c’est-à-dire, selon cette métaphore tiré du droit romain, sortie des choses de la sphère du droit humain pour être rattachée au domaine des Dieux [7]. La notion de « sanctuaire », appliquée à l’école, en est l’une des expressions les plus signiticatives. Le sanctuaire, c’est l’espace le plus saint d’un temple (à l’origine, le Saint des Saints du temple de Jérusalem), et pour cette raison interdit aux profanes. C’est, par extension métaphorique, le lieu à protéger d’attaques extérieures. Car, « le propre du sacré est d’être à la fois menaçant et menacé, et d’appeler tout bon “citoyen” à défendre sa cause. La symbolique de l’univers ainsi partagée et les classifications naturelles incarnent les principes d’autorité et de coordination. » [8]

Or, l’école est, dans l’imaginaire et dans l’ordre de l’action, un lieu de production de l’adhésion à l’autorité, et un lieu présenté comme central dans la coordination sociale (cf. le rôle qui lui est prêté dans la production du « vivre ensemble »)

« Cet idéal se construit d’abord à l’école. L’école est, par excellence, le lieu d’éducation et d’intégration où tous les enfants et tous les jeunes se retrouvent, apprennent à vivre ensemble et à se respecter. La présence, dans cette école, de signe et de comportement qui montreraient qu’ils ne pourraient pas se conformer aux mêmes obligations, ni recevoir les mêmes cours et suivre les mêmes programmes, serait une négation de cette mission. À la porte de l’école doivent s’arrêter toutes les discriminations, qu’elles soient de sexe, de culture ou de religion. (...) C’est pourquoi il n’est pas possible d’accepter à l’école la présence de signes si ostentatoire que leur signification est précisément de séparer certains élèves des règles de vie commune de l’école. »
(MEN, Circulaire du 20 septembre 1994 « Neutralité de l’enseignement public : port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires ». Je souligne.)

L’imaginaire français pense la laïcité et l’égalité comme des valeurs-en-soi, comme des données de nature du système politique. La redéfinition de la laïcité comme valeur supérieure - plutôt que comme principe juridique de limitation des institutions permettant la liberté de croyance des publics - permet de l’inscrire dans le domaine de l’intouchable, que l’on oppose aux comportements des publics. Cela justifie alors de renverser l’interprétation de la neutralité... comme si l’école était fondée sur une relation symétrique entre agents et publics. On voit ici que c’est une conception parfaitement biaisée du droit, le fruit d’une conception disciplinaire qui tord le sens du droit jusqu’à en faire, comme disait Michel Foucault, un contre-droit [9].

La circulaire de F.Bayrou suppose que, s’il devait y avoir un problème de « respect des convictions », ce serait nécessairement du côté des publics. On pense donc la non-laïcité et la non-égalité comme des corps étrangers à l’espace scolaire, et donc comme le signe manifeste du caractère étranger imputé à certains publics.

Cette conception idéalisante de l’institution scolaire et de son rôle, ne parle évidemment pas des écoles réelles, mais d’une fiction unitaire ("l’Ecole") qui joue un rôle central dans l’imaginaire politique nationaliste... Dans cette fiction, les discriminations n’existent pas, sauf à être importées de l’extérieur, en contrebande, par des publics insuffisamment socialisés aux valeurs et à l’identité nationales. Ce discours fait donc de la discrimination un corps étranger importé par des groupes étrangers... Il fait en conséquence de la "lutte contre les discriminations", non pas un surcroît inédit d’exigence d’égalité dans le traitement des publics (et des agents), mais tendanciellement le nom d’un appel à défendre l’institution scolaire face aux menaces supposées de dé-civilisation.

3° UN PRISME NATIONALISTE JUSQUE DANS LA DIFFUSION DE LA NOTION DE DISCRIMINATION AU SEIN DE L’ECOLE

La manière dont les textes ministériels traitent du problème de la discrimination, aujourd’hui, montre une absence de maîtrise du concept ainsi que des préjugés à son égard, et témoigne en même temps d’une conception assimilationniste qui fait de la discrimination un enjeu d’élimination des références à l’altérité. Autrement dit, un enjeu de "neutralisation" des publics. Le rapport de la DGESCO de 2010 illustre particulièrement ces ambiguïtés :

« Avant-propos
Toutes les formes de discrimination violent le principe républicain d’égalité en ce qu’elles constituent une inégalité de traitement basée sur une intention de nuire. Elles sont contraires au principe de laïcité. Celui-ci, au fondement de la République, ne nie pas les différences personnelles, mais affirme des valeurs communes au-delà des appartenances particulières. »

(DGESCO, Discriminations à l’école, 2010, p.4)

Sur le plan des préjugés, à l’égard du droit comme du concept de discrimination, l’idée d’une « intention de nuire » montre une conception morale du problème. En réalité le droit se fiche de l’intentionnalité, qui n’est en aucun cas constitutive de la discrimination (la preuve d’une intention de sélectionner sur la base de critères prohibés est par contre une condition d’accès au pénal, pour faire reconnaître le délit).
Sur le plan de l’argumentation, l’opposition entre discrimination et laïcité prolonge en fait le schéma de la circulaire Bayrou. La laïcité est invoquée comme « valeur » formelle à rappeler/à convoquer pour gérer des problèmes de « vivre ensemble », que l’on suppose toujours être le fait des publics :

« (Face au) sentiment d’une détérioration du vivre ensemble qui amènerait de plus en plus de situations de violences à caractère raciste, sexiste, homophobe (...) les intervenants insistent sur le rappel fort des valeurs d’égalité et de laïcité. Outre l’action éducative préventive attendue, il est demandé, dans les situations de violence, une meilleure prise en charge des victimes et une action disciplinaire plus forte. »
(DGESCO, Discriminations à l’école, 2010, p.10.)

On assimile ainsi la discrimination à un comportement de publics supposés culturellement différents, face auquel on propose de « réarmer » la laïcité :
« le refus de la mixité ou les violences à l’égard des filles se produisent parfois au nom de convictions culturelles ou politico-religieuses : refus d’activités mixtes de la part d’élèves filles ou garçons, contrôle des garçons sur l’habillement des filles [10] ou sur leurs activités. Il est alors important pour la mixité que soit réarmé le principe de laïcité. »
(DGESCO, Discriminations à l’école, 2010, p.19.)

Le problème implicite est la hiérarchie des appartenances (selon la conception nationaliste). L’objectif du discours de la laïcité est de constituer les frontières du groupe (les "conditions d’accès au club") et le sentiment d’appartenance, en disqualifiant des identités alternatives à l’identité majoritaire nationale. C’est pourquoi le rapport propose de :
« Consacrer, en début d’année, pour les élèves et l’ensemble de la communauté éducative, un temps de réflexion sur le sens de la laïcité dans les établissements scolaires afin de renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté éducative et permettre le respect mutuel. »
(DGESCO, Discriminations à l’école, 2010, p.34.)

EN CONCLUSION :

Il s’agit ici de plaider pour inscrire la réflexion sur l’articulation entre neutralité, laïcité et (anti-)discrimination dans la problématique des rapports de pouvoir en général, et des rapports sociaux en particulier. Il s’agit de mettre ces questions (et ces déplacements historiques du discours de l’institution) en relation avec :
- le rapport à l’institution : les professionnels se retrouvent dans une logique de défense de "l’école", ce qui entre en contradiction avec la question des rapports de travail ;
- les difficultés du travail, au lieu d’être renvoyées au cadre de travail (et à la politique de l’employeur), sont transférées vers certains publics soupçonnés de faire rentrer les problèmes dans l’école ;
- cela place les agents implicitement dans une logique de confrontation (voire d’affrontement) avec les publics pour préserver un certain ordre scolaire, ce qui pose un problème professionnel quant au rôle et à la posture d’éducateur ;
- la loi de 2004 ou la circulaire Chatel de 2010, tout particulièrement, placent les professionnels dans un rôle d’arbitrage de ce qui serait ou non religieux, qui non seulement touche à l’identité des personnes (ce qui est contraire aux protections juridiques internationales), mais pose cette fois clairement un problème de neutralité [11] ;
- les soubassements nationalistes de l’imaginaire politique touchant à l’école, qui entrent en contradiction avec la question de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, et qui peut entrer en contradiction avec les dimensions éthiques des agents ;
- mais surtout avec l’enjeu d’éducation : comment apprend-on les valeurs ? Il y a là une contradiction d’ordre pédagogique.

Notes

[1Voir à ce sujet : DHUME F., « Comment l’antiracisme devint une "valeur de l’école" », Diversité, n°182, 2015.

[2Extrait de : DHUME F., EL MASSIOUI N., SOTTO F., Former et enseigner sur la (non-)discrimination à l’école ? Un enjeu politique incertain, ISCRA/Les Zegaux, décembre 2015.

[3Le nationalisme est la « disposition à considérer que l’identité nationale prévaut sur toutes les autres identités sociales et que l’allégeance nationale a plus de valeur que toute autre allégeance ». LORCERIE Françoise, L’école et le défi ethnique, Paris, INRP/ESF, 2003, p. 60.

[4Cette théorie correspond à la conception libérale dite du voile d’ignorance, notion philosophique développée par Thomas Hobbes, John Locke (et reprise récemment par John Rawls). C’est une méthode préconisée pour établir la moralité d’un problème qui consiste à se mettre idéalement en pensée dans une position originelle supposée pure de toute influence, et donc à tenter de faire abstraction de ses goûts, ses intérêts, ses attributs et sa position dans l’espace social.

[5HAMILTON KRIEGER L., « Un problème de catégorie. Stéréotypes et lutte contre les discriminations », intervention au Programme "Egalité des chances", Sciences-Po Paris/French-American Foundation, 2008, p.17.

[6Ce qui est intéressant à noter, c’est que par une ruse de l’histoire de la réglementation du corps des femmes, c’est l’avis du 27 novembre 1989 relatif au port de signes d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires qui a modifié la jurisprudence du Conseil d’Etat. En renvoyant au règlement intérieur des établissements l’arbitrage entre le principe de laïcité et la liberté de manifestation religieuse, cet avis a impliqué que le règlement intérieur comme les sanctions puissent désormais être déférés au juge.

[7AGAMBEN Giorgio, Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil,1997.

[8DOUGLAS Mary, Comment pensent les institutions, Paris, La Découverte/Poche, 2004, p.44.

[9FOUCAULT M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, Tel, 1993.

[10Notons que l’argument du contrôle de l’habillement des filles ne renvoie pas en soi au souci de les laisser libres ; il justifie un contrôle disciplinaire par l’institution, non seulement en matière de voile mais plus généralement d’adéquation morale des tenues

[11Y compris juridiquement comme apparence de neutralité ; les publics concerné.e.s, mères privées d’accompagnement scolaire et filles voilées, dénoncent logiquement ces pratiques légitimées par le droit comme discrimination

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