Accueil > Ressources > Dans les médias > A Grenoble, une démarche inédite sur les discriminations à l’école

A Grenoble, une démarche inédite sur les discriminations à l’école

Mediapart, 14 juin 2012

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablevendredi 9 mai 2014, par Lucie DELAPORTE

Quatre collèges et un lycée participent ici depuis trois ans à une démarche inédite sur les discriminations à l’école. Enseignants, CPE, éducateurs, interrogent leurs pratiques et tentent de cerner les inégalités de traitement.

Interroger les discriminations à l’école n’est pas chose facile. Le sujet divise la communauté scientifique (voir notre précédent article) et les travaux sur le sujet sont rares et parcellaires. L’expérience menée à Grenoble marque, en ce sens, une première.

Depuis trois ans, cinq établissements de la ville, quatre collèges et un lycée, se sont lancés dans un programme original de « recherche action » initié conjointement par l’inspection académique, l’agglomération grenobloise et l’Acsé (Agence nationale pour la cohésion sociale et pour l’égalité des chances) où, par petits groupes de volontaires, enseignants, CPE, éducateurs… se muent en sociologues de leurs propres pratiques pour identifier les mécanismes de discrimination.

«  Celle-ci consiste le plus souvent en une accumulation de micro-processus. Par exemple, à notes égales, on ne propose pas le redoublement à tout le monde. Pourquoi ? Il s’agit de ramener des données, faire des analyses de cas », détaille le sociologue Fabrice Dhume qui épaule ces équipes. Un travail dont ce sociologue, très engagé sur le sujet, espère qu’il constituera une forme de « légitimation par le bas, par le terrain » de cette question si sensible.

Le projet vise donc à apporter des éléments objectifs dans ce débat complexe, mais aussi à aider une communauté éducative souvent démunie face à cette question. « Les professionnels de l’éducation sont souvent interpellés sur les discriminations. On a senti qu’il y avait des attentes », explique Sophie Ebermeyer, chargée de Mission éducation et lutte contre les discriminations. De fait, dans l’éducation nationale, certains avaient commencé à se poser des questions. « C’est un sujet auquel on était réceptif mais on ne pouvait pas s’imaginer soi-même être, malgré nous, dans des logiques discriminatoires », affirme Gilles, professeur d’histoire-géographie qui participe au programme. « De notre côté, cela a commencé par un sentiment de malaise à la sortie de certains conseils de classe du troisième trimestre. Il s’y disait des choses qui suscitaient des silences gênés, raconte Danièle Mingone, conseillère principale d’éducation (CPE) au lycée Mounier de Grenoble, qui a tout de suite accepté de participer à cette « recherche-action ». Certains ont l’impression que les demandes d’orientation, par rapport aux vœux des familles sur une filière, principalement sur les secondes ne sont pas gérées de la même façon selon l’origine – au sens large – de l’élève. « Disons qu’on n’a pas la même représentation d’un élève d’origine européenne, fils de cadre, qui fait l’option musique, que d’un enfant d’origine étrangère habitant la Villeneuve. Et il y a un préjugé qu’à résultats égaux, ils n’auront pas la même capacité à réussir. On anticipe qu’ils n’auront pas les moyens d’aller jusqu’au bout de leur cursus, notamment en S, la filière peut-être la plus scolaire. » De même, les avis donnés en conseil de classe pour le bac laissent apparaître des différences manifestes de traitement.

Une distinction entre élèves « minorisés » et « majoritaires »

A partir de là, comment cerner la discrimination ? « Nous avons construit ensemble une méthodologie. Certains ont voulu se pencher sur les bulletins scolaires. Regarder les annotations, le registre de langage utilisé. D’autres ont voulu travailler sur les redoublements », précise Fabrice Dhume, qui avait déjà travaillé dans l’académie de Nancy-Metz sur l’accès aux stages des lycéens d’établissements professionnels.

« Même si au départ cela part d’en haut, de l’inspection académique et de l’agglomération, nous avons voulu très vite que les gens s’approprient la démarche parce qu’ils savent mieux que nous en quoi leurs pratiques les interrogent sur les discriminations. Nous offrons simplement un cadre. Il y a beaucoup de créativité derrière tout ça », se félicite Sophie Ebermeyer.

Au lycée Mounier, le groupe de travail s’est penché sur les conseils de classe des sept classes de secondes. « On a repris toutes les orientations accordées aux élèves en fonction de leurs vœux en prenant toutes les moyennes du troisième trimestre, en attribuant des coefficients aux matières les plus importantes. En faisant une distinction entre élèves “minorisés” et “majoritaires”. » Pour établir ces catégories, plusieurs critères sont pris en compte. L’origine des parents, le quartier de résidence, le genre... A entendre les différents membres du groupe, on sent que les débats ont pu être tendus.

Au collège Aimé-Césaire, l’approche a été toute différente. Le groupe constitué du CPE, d’un éducateur et de plusieurs professeurs a travaillé sur la sanction, l’orientation... mais n’a pas voulu classer les élèves en catégorie. « Je pense qu’on a eu peur de le faire », explique le CPE Jean-Pierre Strapazzon. « En tout cas, nous ne voulions pas faire de catégories “ethnico-raciales”. Ce n’est pas notre rôle. La recherche peut le faire dans un certain cadre mais pas l’éducation nationale », renchérit cette jeune professeur d’histoire-géo au nom à consonance étrangère, qui se dit exaspérée lorsque ses élèves la tannent pour savoir “d’où elle vient”.

Pas question pour eux de présenter des statistiques sur les discriminations. Mais plutôt mener un travail de réflexion, de sensibilisation, qui a déjà commencé à modifier leurs pratiques. « Avant, il y avait un trombinoscope qui circulait pour que l’on identifie l’élève dont il était question. On l’a supprimé. A-t-on besoin de voir le visage d’un élève pour décider si on le sanctionne ou non ? »

A ce stade, les équipes vont commencer à restituer les résultats de leur travail. Le plus dur, peut-être. La réunion récemment organisée pour présenter leur étude a fait un flop. Seuls quatre enseignants sur la soixantaine d’adultes qui travaillent au lycée se sont présentés. « Nous avons annulé. Cela n’avait pas de sens », regrette Danièle Mingone.

« Je galère déjà, alors ne viens pas en rajouter »

Le sujet, même porté par des collègues bienveillants, reste délicat à aborder. « Une enseignante nous a dit : “Moi, je ne me sens pas du tout concernée, ça n’existe pas dans l’éducation” », raconte dépitée la documentaliste du lycée Mounier. « L’éducation est un milieu fragilisé, en difficulté. Alors porter en plus cette dimension-là… Les collègues me disent : “Je galère déjà, alors ne viens pas en rajouter” », rapporte de son côté la CPE de Mounier.

Les finalités du projet continuent à interroger les professionnels impliqués. « Ce qui me gêne là-dedans, c’est que l’un va se battre parce qu’il est noir, l’autre parce qu’il est jaune… Mais comment va-t-on faire pour passer à une lutte collective ? » lance l’un d’eux au fil de la discussion.

Pour désamorcer ces réactions de rejet, la CPE de Mounier explique qu’il est important « de ne pas moraliser la question, mais aussi qu’il faut s’en saisir collectivement ». Pas question d’incriminer un tel ou un tel. « On peut être profondément anti-raciste et discriminer tous les jours, souligne Fabrice Dhume. C’est pour cela que nous ne nous plaçons pas sur le terrain des valeurs, dans un registre moral, mais sur celui des pratiques en donnant à ces professionnels le pouvoir de penser leurs situations de travail. »

Prochaine étape de ce programme inédit : impliquer les habitants des quartiers. Une première réunion publique a eu lieu mercredi 6 juin dans une salle associative du quartier du Mistral, quartier populaire de Grenoble, autour de la juriste Gwenaëlle Calvès. « Il s’agissait de montrer comment le droit sur la discrimination peut nous aider à avancer dans l’égalité », explique Fabrice Dhume. La prochaine portera sur les discriminations sexistes, un thème largement ignoré dans le champ scolaire et qui fera l’objet de notre prochain article.

Voir en ligne : http://www.mediapart.fr/journal/fra...

Répondre à cet article