« La figure la plus détestée par nombre de jeunes : celle du conseiller d’orientation, loin devant celle des policiers. » Telle était l’une des étonnantes conclusions de l’étude menée par Gilles Kepel sur les quartiers de Clichy-sous-Bois. A l’école, le moment de l’orientation est presque toujours douloureux et si le conseiller d’orientation n’y joue qu’un rôle mineur – il conseille et ne décide pas –, c’est lui qui concentre les critiques. Lors de l’orientation s’exprime souvent chez les élèves le sentiment que, peut-être, l’institution scolaire ne les traite pas tous à la même enseigne. « Il y a un ressenti de discrimination chez certains élèves qui vivent comme une profonde injustice le fait de se retrouver dans une filière qu’ils n’ont souvent pas choisie », confirme Séverine Chauvel, sociologue, spécialiste des questions d’orientation.
« C’est vrai que l’on entend des formules terribles chez les élèves », renchérit François Dubet qui travaille en ce moment cette question au sein de l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). « Je pense à une jeune fille d’origine africaine en BEP technicien de surface qui me dit, en regardant la constitution de sa classe, entièrement composée de filles noires elles aussi : “ C’est fait exprès.” Beaucoup d’élèves que nous rencontrons pensent que l’école, volontairement, choisit de les mettre à part. »
L’école discrimine-t-elle ? La question est, chez les acteurs de l’école tout au moins – les élèves, eux, ne se privent pas de la poser –, violemment taboue. Evoquer l’existence de pratiques discriminatoires fait généralement bondir le corps enseignant. Et le sujet n’a jusqu’ici été abordé qu’avec une extrême méfiance par la recherche en sciences sociales. Fabrice Dhume, sociologue à l’Iscra, qui a notamment travaillé la question de l’accès aux stages des élèves de lycée professionnel, est l’un des rares chercheurs à défendre la légitimité de cette question dans le champ scolaire. « Ce concept de discrimination ne met pas très à l’aise parce que d’une part il pose la question des catégories ethnico-raciales et que beaucoup se demandent s’il faut vraiment les reconnaître, travailler avec elles, etc. D’autre part, parce que certains s’interrogent sur la pertinence même du concept de discrimination et pensent, en gros, qu’il s’agit d’un phénomène de mode », analyse-t-il.
Une question « niée ou déviée »
D’un point de vue institutionnel, l’émergence de cette question est à la fois récente et contrariée. « A la fin de son mandat à la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations), en 2009, Louis Schweitzer a voulu mettre la priorité sur l’éducation et donc interroger l’institution scolaire. Alors que plusieurs études témoignent du sentiment de discrimination de certains élèves, l’institution enregistre très peu de plaintes venant de l’école, hormis les refus de scolarisation touchant principalement les enfants roms », rapporte Fabrice Dhume. Deux études sont commandées pour faire le point des connaissances, l’une portant sur les éventuelles inégalités de traitement au sein de l’école en fonction de l’origine, l’autre en fonction du genre. Tout en apportant un certain nombre d’éléments, elles concluent que le champ est encore pour l’essentiel à défricher.
Mais l’étude que voulait à la suite de ces travaux lancer la DEPP (Direction de l’évaluation et de la prospective) ne verra jamais le jour. La Halde disparaît (fusionnée avec le défenseur des droits), la question des discriminations n’étant pas une priorité du précédent gouvernement.
Finalement, la Dgesco (Direction générale de l’enseignement scolaire), plus liée au pouvoir en place, publie en 2010 un rapport très succinct, voire sommaire, où la question des discriminations produites par l’institution est rapidement réglée : quelques paragraphes sur la trentaine de pages que compte ce rapport où l’optimisme prévaut. « Les enfants d’immigrés ne semblent souffrir ni de discrimination en matière d’orientation, ni en matière d’évaluation », tranche-t-il tout en reconnaissant que les quelques données statistiques sur lesquelles s’appuie cette conclusion sont bien lacunaires...
Pour Fabrice Dhume, la faiblesse des études publiques sur le sujet ne doivent rien au hasard. « Les pouvoirs publics n’ont cessé de nier ou de dévier cette question. En 1999, le gouvernement Jospin engage, pour la première fois, l’ensemble des services publics à travailler sur les discriminations raciales. L’éducation nationale mettra dix ans à faire une circulaire sur la question. » De fait, l’institution et la recherche se sont sérieusement penchées sur le parcours des élèves d’origine étrangère (échec ou « réussite paradoxale », investissement…) mais beaucoup moins sur leurs propres pratiques, montre le rapport commandé à la Halde et dirigé par Fabrice Dhume. Comme si dans cette institution de l’Education, temple de l’égalité républicaine, la question ne se posait pas.
Il y aurait, pour ce chercheur, une « résistance idéologique spécifique du champ éducatif » sur la discrimination. « Face à ces questions, des stratégies de défense se mettent en place. Certaines discriminations sont reconnues plus facilement que d’autres comme celles qui touchent les handicapés ou les filles par exemple. Beaucoup plus facilement en tout cas que les discriminations en fonction de l’origine », assure-t-il.
Comment les acteurs de l’école, qui ont choisi ce métier souvent par adhésion aux valeurs d’égalité, de justice, souvent dévoués à la réussite de leurs élèves, pourraient-ils discriminer ?
« L’orienter en coiffure, ce serait la mettre en difficulté »
« Pourquoi l’école serait-elle préservée des péchés du monde ? » s’interroge François Dubet. Et de citer des témoignages d’élèves « un peu désagréables », comme ce prof qui lance à un élève d’origine étrangère ou supposé tel : « Si tu ne veux rien faire ici, retourne chez toi. » Hormis le racisme ordinaire de ce genre de remarques, la différence de traitement opère parfois avec la meilleure intention du monde. « C’est une jeune fille noire qu’un enseignant ne va pas orienter en coiffure parce qu’il va anticiper que, peut-être, les femmes blanches veulent moins se faire coiffer par une noire et, par conséquent, l’orienter en coiffure, ce serait la mettre en difficulté. »
Le moment de l’orientation agit souvent comme un révélateur. Selon une enquête menée en 2005 par Yaël Brinbaum et Annick Kieffer, « les vœux sont plus souvent refusés par les conseils d’orientation aux familles immigrées. Parmi les ouvriers et employés, le taux de refus s’élève de 26 % chez les Français d’origine, à 33 % pour les Portugais et à 39% pour ceux issus du Maghreb ».
Comment qualifier le refus de l’allemand à tel élève d’origine maghrébine parce que, estiment ses enseignants, ce ne serait « pas fait pour lui » ? Il s’agit pourtant d’un véritable enjeu quand le choix de certaines options ou de langues sert parfois à créer des classes de niveaux. « Moi j’ai fait toute ma scolarité en classe 6, celle où étaient regroupés les Arabes », raconte avec beaucoup d’amertume Ahlem, originaire d’Alsace, qui estime avoir réussi à malgré tout s’en sortir.
Même si elles sont peu nombreuses, certaines études centrées sur le local, comme celles de Jean-Paul Payet sur la banlieue de Lyon, à la fin des années 1990, attestent que la fabrication des classes est loin d’être neutre. Dans certains établissements, il y aurait ainsi une tendance à polariser les « garçons maghrébins » d’un côté et les « filles françaises » de l’autre.
« Bien sûr qu’il y a de l’impensé. Il y a des choses que l’on ne dit pas à l’école mais que l’on pense tellement fort… », affirme François Dubet. Sortir des non-dits semble être la première étape de toute interrogation sur les discriminations à l’école. « Cela suppose aussi de lever le faux-semblant qui nous fait croire qu’il suffit d’essayer de ne pas penser aux catégories ethnico-raciales, de genre, de classe sociale, etc., pour éviter leur mise en œuvre. C’est en réalité l’inverse : il est grand temps de s’autoriser à les penser, à penser le travail et le fonctionnement des institutions, à penser les héritages problématiques du processus de colonisation, à penser la transmission diffuse des normes racistes, sexistes, etc. », écrit Fabrice Dhume dans un récent article.
Ne pas ethniciser des problèmes sociaux
Mais ce qui ressemble fort à de la discrimination en est-il toujours ? « Je suis sceptique parce que la notion de discrimination, on la met à toutes les sauces aujourd’hui », prévient la sociologue Marie Duru-Bellat, qui a beaucoup travaillé sur les inégalités scolaires.
Elle craint l’impasse d’une « surenchère victimaire » autour du terme en faisant remarquer que les inégalités auxquelles on est sensibles évoluent dans le temps. « On pourrait s’intéresser aussi aux obèses, à ceux qui ont des accents régionaux… », explique-t-elle en invitant à repenser l’émergence de cette thématique dans le cadre de la très forte compétition scolaire. « Il y a une bagarre à l’école. Et c’est aussi au groupe de pression qui se fera entendre le plus fort. » Il faudrait donc prendre garde à ne pas ethniciser des problèmes sociaux quand on sait que les inégalités scolaires relèvent essentiellement des inégalités sociales.
Même nuance chez François Dubet : « Pour faire simple, je crois qu’on est en train de basculer d’un modèle d’interprétation disons européen, en fonction des inégalités sociales, à un modèle plus américain sur la discrimination. Cela peut sans doute apporter des choses intéressantes mais aussi conduire à des erreurs manifestes. » Il souligne par exemple que « lorsque la population d’un établissement scolaire vient d’une cité où vous avez 90 % de la population d’origine étrangère, fondamentalement il n’y a pas de volonté de discriminer, c’est une sorte de mécanisme inégalitaire qui est à l’œuvre, mais on ne peut pas empêcher que cela soit vécu comme cela ».
Des arguments que connaît Fabrice Dhume mais qui n’ébranlent pas sa conviction que cette question reste pertinente dans le champ scolaire : « Moi qui travaille sur la discrimination depuis quinze ans, je sais que ce concept est congruent avec le concept d’inégalité mais il permet, en plus, de s’interroger sur ce qui est produit par l’Etat et les agents publics. »
A Grenoble, avec le soutien de l’inspection académique, il mène un travail de « recherche-action » avec cinq établissements scolaires sur la discrimination. Une forme de « légitimation par le bas » de ce sujet si controversé.
Cette expérience inédite dans l’académie de l’Isère fera l’objet de notre prochain article.