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Comment travailler la question des discriminations à l’École quand on est chef d’établissement ?

Entretien conduit dans le cadre d’un mémoire de master 2 « Inégalités et discriminations » avec une principale de collège

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablemardi 20 janvier 2015, par Fabienne FERRERONS, Sylvie Martin-Dametto, chargée d’étude au Centre Alain-Savary IFé/ENS de Lyon

"Lorsque je me suis sentie suffisamment outillée, j’ai décidé, à mon niveau, en tant que Principale de collège, d’impulser une politique d’établissement et de lancer mes équipes dans une réflexion sur ces questions. Personne ne s’interroge si personne ne lance la question des discriminations dans l’école. Il n’est pas question de porter des jugements sur qui que ce soit, chacun a la liberté de penser. En revanche, en terme d’action et puis de posture à l’école, on n’a pas le droit de faire n’importe quoi. Travailler sur les pratiques et les postures relève de notre responsabilité de personnels de direction. Parce que quand on analyse bien les choses, on voit que l’École a des postures discriminantes, a des dispositifs discriminants alors qu’elle pense bien faire ce qu’elle a à faire..."

Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler la question des discriminations dans l’institution scolaire ?

En ce qui me concerne, je me suis engagée sur cette question d’une façon un peu particulière. Je travaillais précédemment dans un établissement de la ville M., en périphérie de L.(grande ville de France), établissement dans lequel il y avait une grande hétérogénéité de public. Cet établissement accueillait des enfants socialement très favorisés et, à l’extrême opposé, des enfants qui venaient du foyer de réfugiés situé juste à côté du collège. On accueillait donc tous ces enfants en transit. Ils vivaient souvent dans des conditions matérielles précaires et ils arrivaient de pays qu’ils avaient dû fuir ou quitter pour diverses raisons. En effet, on accueillait beaucoup d’enfants venus d’Afrique et de l’Europe de l’Est, des jeunes ayant des parcours de vie très difficiles.
De plus, il y avait aussi sur M., qui est une petite ville de 4 à 6000 habitants, un quartier dans lequel il y avait cinq ou six barres d’immeubles. Étrangement, ce quartier focalisait toutes les peurs, ce qui était très particulier parce que c’était une ville plutôt paisible, même si on sait bien que ces villes péri-urbaines concentrent un certain nombre de gros problèmes. En effet, on pense parfois que ces petites villes connaissent peu de soucis mais en réalité, les problèmes des banlieues, notamment les trafics divers et variés se déplacent jusque sur ces petites villes péri-urbaines. Cela dit, c’était une ville relativement tranquille. Le centre social, par exemple, avait beaucoup de peine à créer de la mixité sur les activités qu’il proposait. En somme, il y avait une forme de rejet de ce quartier.
Un jour, dans le cadre de la mise en œuvre d’un contrat éducatif local (CEL), une élue, qui est aujourd’hui maire de cette petite ville, a souhaité organiser une formation avec tous les partenaires éducatifs, sur la thématique de la lutte contre les discriminations. Elle m’a donc sollicité, et comme j’étais plutôt intéressée par cette thématique et que, d’expérience, je savais qu’on pouvait bien travailler ensemble, j’ai accepté.
On s’est donc retrouvé entre directeurs de centres sociaux, chefs d’établissement de collège, directeurs d’école, différents professionnels de différents corps de métiers, à s’engager dans une formation longue : une journée de temps en temps, sur plusieurs années. Cette formation, animée par Saïd Bouamama a vraiment représenté mon point de départ.

Pourtant avant M., j’avais travaillé pendant cinq ans à V. (banlieue « sensible » de la ville de L.). J’avais évidemment compris qu’il se passait « des choses » qui n’étaient pas normales ; mais je n’étais pas dans la démarche. A titre individuel, j’essayais d’agir, bien entendu, dans le cadre de mes valeurs profondes. Mais je n’avais pas mesuré la dimension de ce qui se jouait là. Saïd Bouamama nous a expliqué « ces choses », sans incriminer personne, sans faire culpabiliser les professionnels. Il nous a permis de percevoir des faits. C’est ce qui m’a lancé sur cette voie.
Lorsque je me suis sentie suffisamment outillée, j’ai décidé, à mon niveau, en tant que Principale de collège, d’impulser une politique d’établissement et de lancer mes équipes dans une réflexion sur ces questions. Personne ne s’interroge si personne ne lance la question des discriminations dans l’école. Il n’est pas question de porter des jugements sur qui que ce soit, chacun a la liberté de penser. En revanche, en terme d’action et puis de posture à l’école, on n’a pas le droit de faire n’importe quoi. Travailler sur les pratiques et les postures relève de notre responsabilité de personnels de direction. Parce que quand on analyse bien les choses, on voit que l’École a des postures discriminantes, a des dispositifs discriminants alors qu’elle pense bien faire ce qu’elle a à faire. De la même façon, les professionnels de l’école ont parfois des attitudes et des mots qui sont insupportables.
Donc cette formation, c’était il y a 12 ans. Nous avons avancé petit à petit. Au collège de P. (collège labellisé RRS dans la banlieue de L.), la réflexion sur les questions des discriminations a été mon premier cheval de bataille. J’ai rencontré l’équipe du réseau de réussite scolaire (RRS), l’IEN (Inspecteur de l’Éducation nationale) du 1er degré, le coordonnateur du réseau, etc. Je suis tout de suite partie sur ce registre et il se trouve que sur la ville de P. il y avait un plan de Lutte Contre les Discriminations (LCD). J’ai senti que j’avais des appuis, qu’on pouvait partir. Voilà sur quoi repose l’engagement.

- Est-ce que vous avez travaillé la question des discriminations en formation pour devenir chef d’établissement ?

Absolument pas.
Nous n’avons jamais abordé la thématique de l’action d’un personnel de l’encadrement sur la LCD. Nous avons eu des formations importantes et intéressantes, mais jamais sur ces questions. Cela dit, en tant que Chef d’établissement, on est garant de ces valeurs : égalité, égalité des chances, équité. Mais dans ma formation, je n’ai jamais entendu que l’école puisse être discriminante. Au contraire, on porte plutôt le message que l’école a toutes les qualités. Il faut que les professionnels soient en adéquation avec les valeurs que défend l’école, etc. Pourtant on s’aperçoit que même sur ses fondements, l’école n’est pas forcément équitable. L’égalité n’est pas l’équité. Il y a des thématiques que Jules Ferry ne risquait pas d’utiliser, notamment sur les discriminations, quand on connait ses idées sur le colonialisme. Je porte un regard très critique sur l’école mais ce n’est pas grave, il faut dire les mots/maux comme ils sont. Si je le fais c’est parce que j’ai une grande ambition et beaucoup d’exigences pour l’École.

Par ailleurs, dans le cadre de la formation continue des Chefs d’établissement, il y a des bassins de formation pour les personnels d’encadrement. Ici par exemple, nous sommes sur le bassin sud-est. Régulièrement nous avons des réunions de bassins de personnels d’encadrement au cours desquelles nous travaillons sur des questions que nous partageons : l’orientation, le décrochage scolaire, le devenir des élèves, etc. Si je prends l’exemple de la laïcité, il y avait une commission laïcité dans les bassins de formation, comme il y a une commission laïcité dans les syndicats des personnels de direction d’ailleurs. Si bien qu’on parle beaucoup de laïcité, de défendre des valeurs... Chaque fois j’ai essayé de dire que cela m’intéresserait de travailler dans cette commission laïcité, à la condition qu’en parallèle, on travaille sur la LCD qui apporterait de la légitimité au discours sur la laïcité auprès des jeunes et des familles. Chaque fois, mes propositions ont fait un « flop », mais majeur ! Comme si mes propos n’étaient pas compris ou qu’ils dérangeaient. Je me suis retrouvée très seule.
Finalement le seul endroit où je ne me sois pas trouvée seule sur cette problématique, c’est ici sur ce territoire, et un peu sur la municipalité précédente. Au sein de notre RRS, j’ai rencontré deux ou trois personnes avec lesquelles nous partageons les mêmes préoccupations, notamment le précédent coordonnateur du réseau, Monsieur K. et le coordonnateur actuel, Monsieur I. Malgré ce petit noyau, on se sent quand même bien isolés quand il s’agit de traiter de cette question au sein de l’Éducation nationale.
C’est la raison pour laquelle j’ai adhéré avec grand enthousiasme au réseau national de LCD lorsqu’il s’est constitué à l’IFÉ. Mon objectif était de me sentir moins seule autour de ces préoccupations peu partagées dans l’Institution et d’essayer de faire avancer un peu les choses.

- Comment analysez-vous le fait que des professionnels de l’éducation, porteurs des valeurs d’égalité, ne se saisissent pas de cette question des discriminations ?

C’est intéressant cette question ; vous me la posez dans un moment où je viens de l’aborder avec des enseignants du réseau dans le cadre d’une formation. Comme on était dans un contexte favorable pour se parler assez librement et assez spontanément, je leur ai dit que j’en suis à un moment de ma carrière où je pense que ceux qui ont la puissance, dans notre système, ce sont les professeurs. Je leur ai dit cela à propos de la LCD, mais c’est valable dans d’autres champs d’interventions comme l’évaluation, par exemple, qui est tellement violente au sein de notre système. L’expérience le montre : quand les professeurs ne veulent pas d’une réforme, elle disparaît au bout de quelques temps ou bien on la laisse se déliter. Mais dans tous les cas, elle n’entre pas en application. Depuis que je suis dans le système, il y a eu peut-être 25 réformes proposées, pour autant le système n’a jamais été reformé. Il en est de la LCD comme du reste. Je leur ai donc posé la question, et je ne suis pas la seule à la poser : pourquoi on ne veut pas traiter de ça, c’est à dire, pourquoi les professeurs ne s’emparent pas de toutes ces questions majeures ? Peut-être qu’ils ne veulent pas de cette égalité ? Peut-être qu’effectivement si on travaille vraiment sur une meilleure égalité au sein du système, on donne davantage de chance à tout le monde. Est-ce que ça ne va pas prendre ma place ? ou du moins celle de ma progéniture ? Je leur ai proposé que nous nous interrogions là-dessus. Pour quelles raisons la puissance de feu des enseignants, qui est énorme, ne fait elle pas bouger les choses ? Peut-être qu’ils n’ont pas intérêt à ce que cela bouge ?
On reste donc extrêmement conservateur. Et même si, dans des établissements comme le nôtre, il se fait un travail extraordinaire, les résultats ne sont pas probants. Je pense que les enseignants arrivent, par leur bienveillance, à maintenir une paix sociale. Je pense aussi que l’École contribue, dans les quartiers populaires, à maintenir une paix sociale. Mais est-ce là le rôle de l’école aujourd’hui ?
Pour Jules Ferry c’était le rôle de l’école, paix à son âme, et avec tout le respect que je lui dois. Néanmoins je pense que pour lui, le rôle de l’école c’était de former des bons citoyens prêts à aller se battre pour leur pays. Est-ce qu’aujourd’hui c’est encore le rôle de l’école, dans une société mondialiste ? Aujourd’hui on prépare des jeunes pour qu’ils puissent se débrouiller dans la vie, sans être mis au rébus de le société, pour leur permettre de s’épanouir, d’apprendre des choses afin qu’ils ne soient pris pour des moins que rien en société et dans le monde du travail. S’épanouir et être bien dans ses baskets ; prendre sa place à part entière dans la société, voilà ce à quoi l’école doit contribuer.

- Donc, d’après vous, il y a une conscience des rapports de domination, et une conscience de la reproduction de ces rapports ?

Oui complètement. Et il y a longtemps que cela existe. Il y a quelques années, quand Saïd Bouamama est intervenu en formation, ses propos ont fortement résonné en moi. En effet je suis issue d’un milieu populaire si bien que j’ai eu très vite et très tôt conscience du regard des instituteurs sur nous tous, enfants issus de familles populaires. Le regard n’était pas le même que celui porté sur les enfants d’instituteurs, de professeurs, voire de fonctionnaires d’EDF. Et curieusement, je le dis de manière ironique, les autres enfants réussissaient beaucoup mieux que nous à l’école. Nos parents n’étaient pas moins intelligents. Ils étaient peut-être moins préoccupés, pour certains, par nos études, mais en tout les cas ils n’étaient pas moins intelligents. Et nous-mêmes, nous n’étions pas moins intelligents. Pour tout vous dire, en ce qui me concerne, quand j’étais au CM2, les enseignants ne voulaient pas que je passe au secondaire. Ils voulaient que je fasse des études primaires.
Un jour, à l’occasion d’un déménagement, j’ai retrouvé un document d’évaluation de CM2 disant que je n’avais acquis aucune compétence, et que par conséquent, il fallait m’orienter vers des études primaires. D’après ce document je relevais de classes CPPN, presque l’équivalent de nos SEGPA actuelles. Ce sont mes soeurs aînées- je suis la dernière d’une fratrie de six- qui se sont battues pour que je poursuive dans le secondaire. Elles ont convaincu mes parents. Elles souhaitaient qu’il y en ait une, dans la fratrie, qui réussisse ses études.
J’ai gardé ce papier jusqu’au jour où l’institution m’a proposé les palmes académiques, que j’ai refusées, soit dit entre parenthèse. Je ne voulais pas que mon nom figure sur la même liste que certaines personnes dont je désapprouve les pratiques professionnelles. En revanche j’ai mis ce papier dans mon dossier de palmes académiques, comme un symbole fort. Aujourd’hui encore cela me met en colère. Je me souviens, quand j’ai eu mon diplôme de Science Po, j’ai failli le prendre pour aller le montrer à mes anciennes institutrices. Elles n’étaient pas loin de la retraire, et j’aurais souhaité leur dire : « mesdames, je ne suis pas sûre que vous ayez le même diplôme ».
Pour conclure, j’ai donc eu très tôt ce sentiment qu’on ne nous traitait pas avec équité. Si bien que quand Saïd Bouamama a abordé toutes ces notions, je les ai vraiment prises en pleine figure, et je me suis dit : « bien évidemment, c’est un chantier tout à fait passionnant à entreprendre ».

- En tant que Principale de collège, vous m’avez demandé d’analyser les parcours scolaires de cette cohorte d’élève, qu’attendez-vous de cette analyse ?

Et bien, ce que j’attends - je vais peut-être être surprise - c’est que cette analyse confirme ce que je pense, ce que je ressens. À savoir que de gros moyens financiers et humains sont mis depuis des années dans les réseaux de réussite scolaire. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas nécessaires, au contraire. Mais je pense qu’ils ne suffisent pas à faire bouger les lignes. Il me semble que si on ne réfléchit pas à nos pratiques, à nos procédures, on ne fera pas bouger les lignes. Prenons l’exemple de l’évaluation, ou encore la façon de faire les cours, toujours aussi traditionnelle, aussi insupportable pour certains élèves qui n’en peuvent plus de tenir des heures sur des bancs.
Bref, ce que j’attends de cette étude, c’est qu’elle confirme ce sentiment, ce ressenti, qu’on n’arrive pas à élever le niveau de nos élèves issus des banlieues.

Actuellement 56% de mes élèves passent en 2nde générale, ce qui n’est pas mal au regard des moyennes nationales en éducation prioritaire, mais nombre d’entre eux redoublent en fin de 2nde ou sont réorientés en lycée professionnel. Cela m’insupporte, parce que je ne les envoie pas en 2nde générale pour qu’ils soient réorientés en lycée professionnel ou je ne sais où, ou encore qu’ils abandonnent l’école.
Et puis il y a aussi autre chose qui m’interpelle beaucoup et depuis longtemps. Les enfants qui entrent en 6ème au collège avec un bon niveau, qui connaissent les codes scolaires, on les retrouve en troisième avec un bon niveau. Je dis cela même s’il faut pondérer un peu, parce que l’adolescence passe par là, et que certains jeunes peuvent exploser en chemin. Et de façon presque aussi systématique, concernant ceux qui arrivent en 6ème avec des difficulté majeures, que ce soit dans les apprentissages ou dans le comportement- parfois sur le comportement, on arrive à travailler la socialisation- il est rare que je constate une plus value du collège.
Si bien que parfois, je me pose la question : à quoi ça sert de les faire venir au collège, sinon pour que les enfants se tiennent tranquilles, pendant 4 ans, et ne sèment pas la pagaille dans la rue ? Je le redis encore une fois, je ne fais pas ce métier-là pour ça, je souhaite que mon action contribue à donner du sens à l’École.

Concernant cette analyse de cohorte, donc, j’avais volontairement gardé ces documents en me disant qu’un jour, je pendrais le temps de travailler dessus pour répondre à cette question que je me pose. Mais je sais bien que je ne l’aurais jamais eu, ce temps. Alors ce que j’attends de cette analyse, c’est qu’elle révèle tout cela, si ça se trouve vous allez infirmer ce que je pense, mais peut-être que vous allez le confirmer. Peut-être qu’effectivement, des élèves qui arrivent au collège avec leurs difficultés scolaires et sociales, et bien ils restent avec leurs difficultés scolaires et sociales. Et ces enfants, même s’ils ne « décrochent » pas au sens propre du terme, parce que je fais tout mon possible pour garder le lien - un fil d’Ariane - ils vivront l’échec sous une forme ou une autre. Ils subiront une orientation par défaut, et ils ne seront pas heureux dans leur établissement. Je le sais parce que les proviseurs de lycées d’enseignement professionnel le disent. Certains vont abandonner, dans le pire des cas dès le premier mois, au mieux au bout de 6 mois, et cela après avoir mené la vie dure à toute la communauté éducative.
Et pourtant je tiens à le redire, dans ce collège, dans lequel vous conduisez cette étude, on s’interroge, on travaille ces questions depuis des années. Je n’ose pas imaginer les résultats que vous pourriez avoir dans des établissements où il n’y a pas cette bienveillance. Ici il y a un noyau de professeurs d’exception ; en tout cas que je perçois comme des enseignants d’exception. Ils font des choses merveilleuses avec les enfants. Ils les tirent vers le haut, ils ont une attitude exemplaire vis-à-vis de ces jeunes. Et puis ils ont vraiment de l’ambition pour eux et une véritable l’exigence, tout en ayant cette bienveillance. Alors moi je refuse de me satisfaire de cela, et je ne m’en satisferai jamais, même si j’approche de la fin de ma carrière.
Je suis donc assez impatiente de savoir ce qui va ressortir de cette étude. J’espère qu’elle va nous apporter des éléments pour réfléchir, pour nous interroger. Il n’est pas question de se flageller, ni les uns ni les autres, mais bien de s’en emparer pour mieux travailler.

Vous savez, aujourd’hui encore je dois me remettre en question, et je m’interroge. Il y a des années où j’ai fais 26 conseils de discipline dans mon établissement, et où j’ai exclu dix-sept élèves. Plus j’avance et plus je me demande : mais qu’avaient-ils fait de si grave ? et quelle était notre part de responsabilité pour que ces jeunes soient dans cet état ?
Cela dit je sais qu’on est tous acteurs de ces situations, nul n’est complètement victime, on les co-construit. Si bien que parfois, quand je suis au bout de mes ressources, j’explique au jeune, et à ses parents, qu’il passe 10% de sa vie au sein du collège. 10%, ce n’est pas 90%, c’est juste 10% du temps de sa vie au sein du collège. Le reste se passe en dehors : la société, la famille, les amis etc. Mais ces 10% représentent quand même une sacrée responsabilité.

-Est-ce que des dispositifs se sont mis en place, est-ce que des pratiques ont changé depuis que vous avez débuté votre carrière ?

Oui. En s’appuyant sur certains dispositifs, on a essayé de faire évoluer les choses. Par exemple, pendant des années, que ce soit à V. ou à M., j’ai eu des classes de 3ème d’insertion. Ces classes étaient généreuses sur le principe. L’établissement y mettait des moyens, l’Institution y mettait des moyens, les enseignants étaient volontaires pour travailler dans ces classes. Les élèves qu’on mettait dedans étaient peut-être en phase de décrochage, à l’époque on ne disait pas ça. Ils étaient en profonde difficulté depuis longtemps. On les rassemblait dans une classe pour leur donner « plus », ou « différemment », « Plus et différemment ». J’ai le souvenir de magnifiques projets avec mes classes d’insertion. Un jour ils sont partis dans le Sahara tunisien. Je souhaitais que les enseignants, au-delà des apprentissages fondamentaux, leur proposent un beau projet pour les mobiliser. Ça a été un véritable défi à relever. On avait lancé ce projet comme ça et lorsqu’il s’est réalisé, les élèves ont vécu une expérience extraordinaire. Mais malgré cela ces jeunes avaient tous conscience d’être dans une classe « de rejet ». C’est-à-dire qu’on les mettait à part, avec toute notre gentillesse, avec toute notre bienveillance, avec toute notre bonne volonté, avec toute notre bonne conscience, mais on les mettait à part.
Ils m’ont très souvent renvoyé cette image : « de toute façon je suis le dernier des derniers puisque je suis dans cette classe ». A l’époque je me souviens m’être opposée à la décision de l’institution de supprimer des classes d’insertion. Sans doute les supprimait-elle dans le cadre de la rigueur budgétaire, plus que par souci de ne plus discriminer ces jeunes. Je suis un peu cynique mais je pense que c’est une réalité. Pourtant l’institution argumentait sur le fait qu’il ne fallait pas, effectivement, mettre à part des élèves, et sur ce point, aujourd’hui, je pense qu’ils avaient raison. J’ai beaucoup évolué là-dessus. Aujourd’hui je pense qu’il faut prendre en charge ces élèves qui ont des difficultés pour des raisons diverses. Certains ont des problèmes personnels, sociaux, importants, il ne s’agit pas de l’occulter, mais il faut qu’ils soient dans leur classe ordinaire. C’est à nous de leur apporter, à des moments particuliers, quelque chose de particulier, mais en aucune façon il ne faut les retirer de leur classe ordinaire.
Depuis, tous les ans on invente des dispositifs. Parfois ce sont des tremplins, d’autres fois ce sont des starting-blocks. Mais ce sont des dispositifs, c’est-à-dire que sur des temps particuliers, ils sont extraits de leur classe ordinaire et on leur apporte autre chose. On ne leur rajoute pas d’heures en plus, parce que le collège, ils en ont déjà leur dose. On leur propose de l’accompagnement sur les fondamentaux en français et en mathématiques pour qu’ils puissent se débrouiller dans la vie ; on les accompagne pour construire un projet d’orientation. Actuellement par exemple, on travaille sur un projet avec des éducateurs de loisir. Ce week-end ils partent à Toulon, s’initier à la plongée. Mais ils restent des élèves de la classe ordinaire, qui participent aux projets de la classe ordinaire.

Concernant les projets aussi je suis vigilante. Avant j’étais très souple par rapport aux projets proposés par les enseignants, notamment les projets d’ouverture culturelle, de théâtre, de musique, de cirque, etc. Je sentais bien que ça leur apportait un plus, que c’était du bonheur sans les contraintes ordinaires de l’école pour certains. Certains jeunes se sont révélés au travers de ces projets. Et les profs aussi y ont souvent trouvé leur compte. C’était assez exaltant. Ils travaillaient avec des partenaires, dans ces différents domaines, qui sont des gens merveilleux avec lesquels on a plaisir à collaborer. Mais là, en ce moment, je m’interroge sur le bien fondé de ces projets suite à une formation à laquelle nous avons participé récemment. Tout d’abord sur ce que signifie la « réussite d’un enfant ». Quelles sont les conditions de la réussite scolaire ? Il me semble fondamental que les enfants soient armés au niveau des apprentissages. Au fondement des apprentissages, n’y a-t-il que les apprentissages fondamentaux ? Dans ce cas je crains qu’on ne délaisse certains élèves qui seront toujours en retrait par rapport à la forme scolaire. Je suis persuadée, qu’en particulier le théâtre et la musique, leur permettent d’apprendre des méthodes, l’engagement, sans parler de la maîtrise de l’écrit ou même de la lecture.
Cependant je réfléchis beaucoup pour les années à venir. Mon rêve, mon souhait, mon ambition seraient que les apprentissages deviennent un plaisir pour ces jeunes. Mais on en est loin. Aujourd’hui nombre de nos élèves « ordinaires » ne travaillent pas pour le plaisir mais pour la note. Ils sont formatés par les parents, par la société et par l’école. Moi j’aimerais que les élèves arrivent à comprendre que l’apprentissage ça peut être un plaisir. Mais pour cela, encore faut-il que les enseignants le leur fassent ressentir et pour certains, on ne prend pas cette direction.

- Donc il faudrait que derrière les projets, il y ait vraiment la construction d’apprentissages ?

Il faudrait que les projets contribuent au développement de compétences. De nos jours on ne peut pas se lancer dans la vie sans maîtriser des fondamentaux. Je le perçois à différents niveaux. Par exemple au niveau de l’expression orale, mes élèves sont très intelligents, mais je sens bien que s’ils ne s’engagent pas dans un travail en termes de maîtrise du langage, de l’oralité, du vocabulaire, même du positionnement de la voix, de la posture, ils se mettent des obstacles terribles. Bien sûr ils sont jeunes, il faut être optimiste sinon ce n’est pas la peine de faire ce métier, mais si on ne veut pas qu’ils se trouvent démunis plus tard, qu’ils aient moins de chances que les autres de s’en sortir, il faut qu’on travaille ces choses avec eux.

- Vous travaillez la question de l’orientation avec les élèves ?

La question de l’orientation, me semble assez paradoxale. On la travaille à la fois assez tardivement et à la fois très tôt. Quand je dis qu’on la travaille tardivement, c’est parce qu’il me semble important de donner des perspectives aux enfants le plus tôt possible. Je dis bien des perspectives, pas des voies d’orientation. Il ne faut pas perdre de vue qu’on accueille des enfants qui vivent dans des familles qui sont parfois démunies au niveau social. Les études, pour les parents ou les grands-parents, ont souvent été extrêmement limitées. Le monde du travail est vécu comme un monde plutôt ardu où on gagne des salaires de misère et où le chemin vers l’emploi et le travail sont éprouvants. Mon ambition, donc, serait qu’assez tôt on ouvre des perspectives aux enfants. C’est-à-dire que les heures de vie de classe en cinquième, et en quatrième soient consacrées à faire un peu découvrir des domaines, à rencontrer des gens, avec comme objectifs de ne pas être dans le jugement, mais plutôt de permettre aux enfants de rêver.
Je le regrette mais ce sont des choses que je n’ai pas réussies à mettre en place au sein des différents établissements que j’ai dirigés. D’ailleurs dans ce domaine aussi les enseignants ont un rôle important à jouer.

J’en arrive à la classe de troisième, et là par contre, tout s’accélère. La question de l’orientation se pose brutalement au mois de décembre ou janvier. On annonce aux jeunes qu’il faut qu’ils se positionnent, alors qu’on a fait très peu de choses en terme de réflexions et de découvertes des poursuites d’études et du monde du travail.
À la fin du premier trimestre, donc, il faut se positionner, le deuxième trimestre fait monter la pression et puis le troisième trimestre est déterminant, le « choix » doit être fait. Et encore une fois, pour ceux qui possèdent les codes et les normes de l’école, tout se passe bien, ils pourront réfléchir à leur orientation au lycée d’enseignement général. Ce n’est pas grave s’ils n’ont pas « choisi », ils ont encore du temps. En revanche, pour ceux qui sont en difficulté, et surtout pour ceux qui sont en grande difficulté, le système est très violent. Peu d’entre eux ont la vocation de devenir boulanger depuis leur plus jeune âge. Pour la plupart on leur dit : « mon grand maintenant il faut que tu fasses ton choix ». Bien sûr qu’on informe qu’il y a des portes ouvertes dans les lycées professionnels, qu’il y a des rencontres, des mini stages dans les lycées professionnels... On informe aussi les parents. On réfléchit ensemble. Tous les ans on fait de l’orientation concertée, avec les parents, l’enfant, le professeur principal et moi-même, au mois de janvier. Et déjà en janvier on sent beaucoup de désarroi, surtout chez les plus démunis. On ressent de la détresse de la part des parents, et beaucoup d’inquiétude aussi. Ils ne prennent pas les choses à la légère. On perçoit bien ce qu’ils redoutent : que ce qu’ils ont vécu eux-mêmes se reproduise pour leurs enfants.
En début de carrière, avec les parents les plus démunis, je ressentais parfois ce regard de défiance qui signifiait : « toi, je te vois venir et je t’attends, tu es en train de refaire ce qu’on m’a fait à moi ». Je le ressens de moins en moins au fil des années, parce que la confiance est un peu installée avec les familles et ils savent que j’essaie de travailler au mieux. Mais l’exercice est douloureux.

Au gré des découvertes de cette année de troisième, il y a également le fameux stage obligatoire pour tous les élèves. Et là aussi il y a matière à s’interroger sur l’équité, et sur la légitimité de ce stage. Pour ma part je trouve cela totalement insupportable. Les élèves doivent faire un stage de quatre jours de découverte en entreprise. Si papa et maman ont un réseau, tout va bien, on le fait chez le vétérinaire ou ailleurs. Mais si papa et maman n’ont pas de réseau, cela se termine l’avant veille de la date limite pour trouver un stage, dans le kebab du coin, ou dans le magasin de vêtements qui prend 10 stagiaires et qui leur fait déballer des cartons pendant 4 jours. Ce n’est pas de la caricature, c’est une réalité. C’est aussi un objet de travail auquel il faut réfléchir. Je suis très critique mais à ce jour je n’ai jamais été en capacité de proposer une alternative à cela.

Je reçois souvent les élèves qui sont en difficulté scolaire et je discute beaucoup pour essayer de les mobiliser. Ma stratégie, ne conviendrait pas nécessairement à mes collègues proviseurs de lycées professionnels. J’ai bien conscience que ce que je dis n’est pas très conforme au discours attendu.
Alors tout d’abord il y a les jeunes qui sont passionnés par l’apprentissage. Ceux-ci, on les aide à trouver un patron. Et puis il y a les autres, à qui je dis : « tu es jeune. L’important c’est que tu sois dans une structure scolaire où tu continues à faire du français, des maths, de la culture générale, et que tu découvres des métiers. Alors bien sûr il serait préférable que tu découvres une formation qui t’intéresse particulièrement, mais si ce n’est pas le cas, dis-toi que c’est un marchepied, un tremplin. En trois ans tu peux changer, te transformer. Alors profite de ce que l’école peut encore t’apporter. ».

Pour conclure sur l’orientation, je veux dire que c’est un exercice que je trouve très délicat, que je trouve violent, et qui me déstabilise souvent parce que je suis très attachée à ce que chacun de mes élèves aient une affectation à la fin du processus. Mais à certains moments j’ai vraiment l’impression d’être le bras armé d’une administration qui doit caser tout le monde et j’ai bien conscience que je peux faire des dégâts. J’essaie d’en faire le moins possible. Pour la suite, il faut aussi que les lycées pro et généraux prennent le relai. Je sais que certains font un travail remarquable, comme je sais aussi que dans d’autres, l’approche des jeunes manque de bienveillance. Bien sûr qu’on peut comprendre que des professeurs d’ateliers soient amers de voir arriver des jeunes qui se moquent de telle ou telle formation. Mais à mon avis, ils pourraient apporter quelque chose à ces gamins, en tant qu’adultes et professionnels.
Mais ce discours-là si je le tenais auprès de mes collègues proviseurs ou professeurs de lycées professionnels, ils penseraient que je déraille, que je vis dans une bulle qui m’empêche de voir la réalité.

- Peut-être un mot pour conclure cet entretien ?

Oui, pour signaler que je suis désolée si j’ai souvent une parole assez critique vis-à-vis de l’École. Je le suis aussi vis-à-vis de moi ; je me remets très souvent en question et j’analyse beaucoup mes pratiques anciennes pour essayer de les faire évoluer. Je suis critique vis-à-vis du système et de ses acteurs mais je suis critique aussi à mon égard. On pourrait se dire que c’est facile de critiquer. Et il est vrai que je ne me suis pas proposée pour être animatrice de bassin. Mais il faut dire aussi que les seules petites propositions que j’ai faites, ont été très mal accueillies, ce qui m’a un peu refroidie.
Enfin, dernière chose, à la rentrée prochaine je pars sur un autre établissement, il y a déjà des choses que j’ai faites et pour lesquelles je me dis que j’agirai différemment afin de faire bouger un peu mieux les lignes.

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