Ces deux dernières années, nous avons mené une enquête de terrain, auprès d’adolescents bruxellois issus des immigrations anciennes ou récentes, qui évoluent dans des environnements marqués par la précarisation. J’analyserai ici leurs expériences de la ville, le sens qu’ils donnent à « l’ethnicisation » de leurs mondes scolaires, de leurs quartiers et de leurs groupes de pairs. Même si leurs histoires migratoires sont très différentes, des jeunes d’anciennes et de nouvelles migrations grandissent dans des quartiers d’exil, qui se « ghettoïsent », où ils subissent des rejets, des disqualifications de la langue ou de la culture d’origine de leurs familles, des discriminations sociales et ethnoraciales cumulatives.
Beaucoup fréquentent des écoles de relégation, dites « pour Marocains », « pour Turcs » ou « pour étrangers ». Quelle que soit la culture d’origine de leur famille, quand les enfants d’immigrés ont ce type de vécu, la colère et le sentiment d’exil peuvent tisser leur identité « fine ». En rétorsion, des jeunes se solidarisent, retournent le stigmate, affirment leurs différences, la fierté de leurs origines, la force de leur groupe, la spécificité de leur double culture et la discrimination subie.
À Bruxelles, dans les quartiers populaires, des jeunes se regroupent par blocs « ethniques » (Turcs, Blacks, Arabes…), autour de la même couleur ou de la même origine. Certains de ces groupes de pairs entrent en rivalité ouverte. Ce qui apparaît particulièrement suspect voire indécent dans nos sociétés universalistes, qui inscrivent en nous une croyance a priori à l’unité du genre humain, à l’équivalence des hommes et des peuples. Elles tiennent des discours explicites égalitaristes et anticommunautaristes, qui promeuvent l’égalité des chances, la mixité, les mélanges. Pourtant, elles sont profondément inégalitaires. Dans l’implicite, « la vie réelle », les citoyens sont séparés, les chances sont inégales Dans ce contexte, se fédérer à partir d’un facteur de discrimination (le phénotype, la couleur de peau, l’origine, la langue, l’appartenance religieuse…), pour se défendre et se faire respecter, peut être une stratégie de résistance et de révolte contre une société qui ne fait pas ce qu’elle dit et qui ne dit pas ce qu’elle fait.