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Un emprunt initial à la psychosociologie et au droit

Le concept de discrimination : éléments de repères et de clarification - partie 2

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablevendredi 28 février 2014, par Fabrice DHUME

- Le terme de « discrimination » est polysémique. Son usage implique de distinguer entre deux modalités de sens : un sens étymologique (est discriminant le fait d’établir une distinction, de séparer et de classer), et un sens normatif (est discriminatoire le fait de traiter inégalement un groupe par rapport à un autre).

  • La modalité discriminante (sens 1). Elle renvoie aux mécanismes cognitifs et pratiques par lesquels nous appréhendons et organisons le monde. Les opérations cognitives de séparation et de catégorisation sont une compétence nécessaire pour se repérer et comprendre le monde social. A ce titre, elle font l’objet d’un apprentissage : l’école apprend aux enfants à « discriminer » les sons, les mots, les formes, les idées, etc.
  • La modalité discriminatoire (sens 2). Celle-ci vise les processus de sélection et de hiérarchisation sociale des groupes. Elle parle de la face politique du problème de la sélection dans une société qui se veut démocratique et égalitaire. En ce sens normatif, le concept de discrimination n’a pas de pertinence dans une société qui ne postule pas l’égalité de ses membres : ce concept est intrinsèquement lié à l’idée qu’une norme égalitaire devrait régir les espaces sociaux, au moins les espaces et domaines publics [1].

- La distinction entre deux sens, cognitif et normatif, se transpose partiellement dans le fait que le concept de discrimination a initialement une double source théorique : la psychologie sociale et le droit.

  • Au sens des théories cognitives, le concept désigne d’abord le sens 1, le fait de faire des différences entre des groupes, à travers la catégorisation.La psychologie sociale s’intéresse ensuite au lien entre les mécanismes cognitifs discriminants (sens 1) et les formes de jugement recourant à des catégorisations produites dans/par les rapports sociaux [2] (sens 2).
  • Au sens de la théorie juridique, la discrimination prend un sens plus restrictif. Elle désigne par définition exclusivement le sens 2, puisque la loi interdit certaines formes de traitement inégalitaire (et en tolère voire en organise d’autres). Pour ce faire, le droit arbitre entre des formes légitimes de différenciation (sens 1) et des formes illégitimes - en l’occurrence illégales -, seules considérées comme discriminatoires (sens 2).

Quelques enseignements tirés de la psychosociologie (cliquez pour déplier)

La psychologie sociale est la première discipline à avoir investi le concept de discrimination. Elle nous invite tout particulièrement à voir que, si les discriminations sont un phénomène universel, au sens où il est constitutif des rapports entre groupes, quels que soient les groupes, ceux-ci ne reposent pas sur l’existence de « différences » primordiales (i.e. premières et essentielles).

- D’une part, les « différences » ne préexistent pas à une opération cognitive de différenciation [3] : au sens propre, on « fait » des différences, à travers des processus de catégorisation du monde. C’est le « regard » que nous portons sur notre environnement qui nous conduit à distribuer les individus dans des groupes, à leur attribuer des particularités à partir desquelles on raisonne pour traiter différemment ces groupes et leurs membres, et aussi pour justifier ces différences de traitement. Ce « regard » est l’objet d’un apprentissage, auquel l’école – comme toute instance de socialisation - contribue.

- D’autre part, les « différences » qui valent dans les relations sociales, celles qui sont socialement ou politiquement signifiantes à une époque donnée, découlent d’une construction et d’une sédimentation historique particulière. C’est le résultat de la production de catégories sociales spécifiques, qui attribuent à certains groupes un statut sociopolitique particulier, marqué par une hiérarchie sociale relativement instituée (on parle par exemple de « racisme institutionnel », de « norme sexiste », etc.).

- Par ailleurs, ces caractéristiques distinctives ne sont pas sélectionnées de façon aléatoires. Nous interprétons la réalité sociale en différenciant et en classant d’une manière qui n’est pas socialement neutre, mais souvent liée à des mécanismes tels que l’ethnocentrisme, mécanisme sur lequel repose en partie l’identité collective des groupes sociaux [4]. La psychologie sociale a montré par exemple que tout groupe se construit une identité sociale en distinguant et durcissant une représentation de soi (« Nous », endogroupe), et en tendant à discriminer – à traiter défavorablement – les autres groupes et leurs membres présumés (« Eux », exogroupe).

- C’est ici qu’apparaissent des mécanismes plus ou moins « automatisés » de jugement et de classement, que sont les stéréotypes et les préjugés. Les préjugés (prejudice, en anglais) sont des attitudes morales, négatives ou positives, ou une prédisposition à adopter un comportement négatif ou positif envers les membres de groupes. Ils s’expriment surtout sur les plans affectifs et émotionnels. Ils sont largement dictés par les processus d’ethnocentrisme, on l’a dit, qui produisent des représentations collectives rigides et erronées des « autres » (et, en conséquence, de soi).

En résumé, une « différence » n’est pas premièrement une caractéristique des choses et des gens ; c’est toujours aussi et d’abord un statut social et une place sociale conférés aux choses ou aux gens. Par conséquent, la différenciation a des effets sociaux très importants. La manière de discriminer au sens 1 (catégorisation) peut par exemple avoir un effet performatif qui semble valider après-coup la sélection et justifier la discrimination (sens 2). C’est ce qu’on appelle une prophétie auto-créatrice, que l’on connaît à l’école notamment sous le concept d’« effet Pygmalion ». Ainsi, « lorsqu’ils/elles sont traité-e-s en fonction de la catégorie à laquelle ils et elles sont assigné-e-s et plus particulièrement selon les attentes liées à cette catégorie, les élèves finissent par développer des attitudes en accord avec la catégorie. La catégorisation ayant enfermé les élèves dans un rôle donné, ces derniers en viennent à confirmer la justesse de la catégorisation initiale. » [5]

Trois remarques peuvent cependant être faites quant aux limites de l’approche strictement psychosociale des discriminations :

- Premièrement, la psychologie sociale limite souvent la discrimination à être la « mise en acte des préjugés », un « effet des stéréotypes et des préjugés » [6]. Or, des travaux de sociologie ou d’histoire montrent que les pratiques et processus discriminatoires ne sont pas toujours, ou alors que partiellement et/ou indirectement redevables de tels mécanismes psychosociaux.

Deux exemples : coproduction des discriminations et discriminations légales (cliquez pour déplier)


- 1° La coproduction [7] des discriminations par les professionnels en situation intermédiaire : des enseignants chargés de placer les élèves en stage peuvent produire des discriminations à la demande et pour le compte d’employeurs, sous le motif de « protéger les élèves » ; ils décident alors d’envoyer les élèves « discriminables » dans une autre entreprise, et de réserver les places dans l’entreprise en question pour des élèves correspondant au profil désiré par l’employeur. Les raisons de ce choix – qui relève d’une discrimination pénalement condamnable – n’ont parfois pas grand chose à voir avec des préjugés à l’égard des élèves en question (préjugés qui motiveraient peut-être plus l’employeur), mais découlent plutôt des rapports de force entre l’école et l’entreprise, et des contraintes institutionnelles et professionnelles des enseignants dans la gestion des stages [8].

- 2° Par ailleurs, la loi peut créer des discriminations qui obligent en principe les acteurs à l’appliquer indépendamment de leurs dispositions mentales à l’égard des catégories ciblés par la loi. L’histoire montre que la mise en place d’obstacles juridiques pour l’accès des ressortissants étrangers à diverses catégories d’emplois (ces millions d’emplois fermés aux étrangers) est nettement liée à la constitution des professions et à des logiques de politique économique de limitation de la concurrence. Tandis que les discriminations légales qui ont historiquement visé les populations récemment naturalisées, comme dans les années 1930 (interdiction d’exercer certains métiers, certaines fonctions politiques voire de voter pendant plusieurs années après l’acquisition de la nationalité française) relèvent moins de préjugés que d’une stratégie politique, la discrimination étant un « élément quasi structurel de régression à chaque étape de l’histoire du droit et de la nationalité française » [9].

L’approche psychosociale est donc à la fois nécessaire mais insuffisante. Pour comprendre les processus de discrimination, il faut donc aussi penser les logiques politiques, les cadres de travail, les contraintes et les normes de l’action, et la façon dont les rapports sociaux y prennent place, de façon souvent imbriquée (les rapports sociaux de classe, de race, de sexe [10], etc., se combinent et/ou se fondent en partie dans les rapports salariaux, dans les rapports éducatifs adultes/enfants...). Cela excède donc la seule dimension psychosociale susceptible d’être engagée dans le processus.

- Une deuxième remarque peut être faite à l’encontre d’un certain discours porté par des travaux en psychologie sociale : le fait de réduire parfois la discrimination à un degré particulièrement intense d’expression des préjugés [11], qui serait en outre intentionnel et intentionnellement négatif. La large diffusion de cette conception, dans le schéma antiraciste déjà évoqué, conduit à réduire la discrimination à un processus intentionnel et visible, là où l’analyse sociologique des processus invite plutôt à penser leur banalité concrète et leur complexité. Complexité qui fait que la seule prise de conscience des dimensions psychosociales susceptibles d’intervenir (stéréotypes, préjugés etc.) ne suffit pas non plus à rendre possible l’action sur ces mécanismes.

- Troisièmement, l’apport déterminant de la psychosociologie à ces questions ne doit pas conduire à minorer ou oublier la dimension politique de la discrimination. Bien qu’elle soit liée à des mécanismes psychiques généraux, et d’une certaine façon universels, la discrimination au sens normatif n’a rien de « naturelle ». En effet, les catégories mobilisées pour produire les inégalités politiques ne sont pas d’abord contingentes. Elles sont liées à l’existence de grands rapports sociaux, qui se renouvellent (et se transforment) dans le temps, et qui, eux, sont produits par, et à travers, le fonctionnement de la société. Ce que la psychologie sociale reconnaît, en notant que « le lieu de la discrimination raciale et ethnique [par exemple] doit être recherché dans la société et non dans le psychisme de l’individu » [12].

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Notes

[1L’école est également prise dans ces enjeux politiques et normatifs ; si elle affirme l’égalité, elle est cependant l’un des instruments globaux de la sélection et de la légitimation (la « naturalisation » disait Pierre Bourdieu) des hiérarchies sociales. Elle est également un lieu – avec d’autres – traversé et travaillé par les rapports sociaux, où l’on apprend entre autres choses les catégories et les schémas de la hiérarchie sociale, même si les curriculum formels et les supports pédagogiques ont évolué.

[2« Un rapport social est une tension qui traverse le champ social et qui érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes sociaux aux intérêts antagoniques », PFEFFERKORN Roland, Genre et rapports sociaux de sexe, Lausanne, éditions Page 2, pp .95-96.

[3Les sciences cognitives nous invitent plus largement à voir que nous projetons une représentation sur le monde social, peut- être plus que nous ne percevons des différences préexistantes (Cf. BERTHOZ Alain, Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, 1997). Bien sûr, le monde n’est pas au départ indifférencié, mais ce qui nous apparaît comme des « différences » est le produit de mécanismes de sélection des informations, et non une quelconque différence naturelle première.

[4TAJFEL Henri, TURNER John, « An integrative theory of intergroup conflict », in Austin W.G., Worchel S. (dir.), Psychology of Intergroup Relations, Monterey, Brooks-Cole, 1979, p.33-47.

[5SANCHEZ-MAZAS Margarita, MECHI Aneta, FERNANDEZ-IGLESIAS Raquel, Enseigner en contexte hétérogène, « Carnets des sciences de l’éducation », Université de Genève, Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation, 2012, p .25.

[6LEGAL Jean-Baptiste, DELOUVEE Sylvain, Stéréotypes, préjugés et discriminations, Paris, Dunod, 2008, p.60. Cette focale sur les mécanismes mentaux va jusqu’au point où certains manuels présentant les concepts de la psychologie sociale n’ont pas d’entrée consacrée à la discrimination, rattachant ce terme à celui de préjugés : « le préjugé est une discrimination mentale qui peut déboucher sur une discrimination comportementale », in FISCHER Gustave-Nicolas, Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Paris, Dunod, 1996, p.113.

[7NOËL Olivier, « Intermédiaires sociaux et entreprises : des coproducteurs de discrimination ? », Hommes & Migrations, n°1219, 1999, p.5-17.

[8DHUME-SONZOGNI Fabrice, Entre l’école et l’entreprise, la discrimination en stage. Une sociologie publique de l’ethnicisation des frontières scolaires, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, à paraître, 2014.

[9WEIL Patrick, Liberté, égalité, discriminations. L’« identité nationale » au regard de l’histoire, Gallimard/Folio, 2008, p.99.

[10Parler de « race » ou de « sexe » ne suppose pas une naturalité, de même que la « classe sociale » n’est pas un produit de nature. Ces termes désignent des grands rapports sociaux, donc, pour ainsi dire, des grands principes de domination.

[11Tout particulièrement la fameuse « échelle d’Allport », qui distingue cinq niveaux de manifestation des préjugés selon leur agressivité d’un groupe à l’égard d’un autre, allant de l’antilocution (plaisanterie faisant re-circuler les préjugés), l’évitement, la discrimination (ou ségrégation), l’attaque physique, l’extermination. ALLPORT Gordon Willard, The nature of prejudice, Addison- Wesley publishing company, 1954.

[12ROKEACH Milton, MEZEI Louis, « Race and shared belief as factors in social choice », Science, n°151, 1966, p.167-172.

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