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Vers une politique française de l’égalité, texte du rapport issu groupe de travail "mobilités sociales"

II. Ce que nous enseigne l’histoire

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablesamedi 14 décembre 2013, par Fabrice DHUME, Khalid HAMDANI

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Depuis les décolonisations intervenues notamment dans les décennies 1950 et 1960, et plus particulièrement depuis la fin de la guerre d’Algérie, le terme d’immigration et plus encore l’expression « issu de l’immigration » désigne implicitement d’abord les ressortissants des anciennes colonies (ou leurs descendants) – faisant fi d’une longue et complexe histoire des migrations, européennes ou sans lien historique d’ordre colonial. Cet implicite du discours public montre le poids du passé colonial dans l’imaginaire français. La décolonisation a, selon plusieurs auteurs, correspondu à un transfert en métropole, à la fois de rancoeurs et des logiques de racisme qui organisaient en partie l’ordre colonial. Aussi les modes de gestion politique des populations concernées ne sont-ils pas sans une certaine continuité, ou au moins proximité, avec la manière de gérer les « indigènes » du temps de la colonisation :
- C’est d’une part, en effet, la continuation d’un mélange entre deux discours normatifs : un discours d’assimilation puis d’intégration (avec pour horizon la pleine citoyenneté française, tenue pour norme supérieure), et un discours d’altérisation allant de l’exotisme et l’orientalisme (avec, historiquement, les expositions coloniales et autres « zoos humains ») aux formes plus subtiles d’ethnicisation.
- C’est d’autre part, le prolongement et le renouvellement dans l’histoire d’une focalisation émotionnelle et idéologique sur quelques thèmes polémiques censés témoigner des « limites de l’assimilation » ou d’un « refus d’intégration » : le statut de l’islam, particulièrement.

Disant cela, il s’agit surtout d’opérer deux choses : d’une part, dégager des axes de lisibilité de l’histoire politique des quelques cinquante dernières années, pour mieux saisir comment se posent aujourd’hui les enjeux ; d’autre part, pointer plus largement le fait qu’une politique publique sur ces questions doit impérativement prendre en considération le poids de cette histoire, ses effets politiques, et chercher autant que faire se peut à rompre avec ces héritages en partie impensés. La question n’est pas pour nous seulement mémorielle ; elle traverse les choix de politiques publiques, tant dans le domaine de l’emploi et du travail (comment traite-t-on du chômage des populations harkis ? Quel statut donne-t-on au problème des discriminations dans le monde du travail ?, etc.) que dans le domaine éducatif et scolaire (comment on a inventé et géré le « problème du voile » à l’école ? quels sont les contenus et les formes d’enseignement de l’histoire, de l’éducation civique, des religions ?, etc.).
La relecture historique que nous proposons ici a pour seul but de remettre en mémoire et en perspective certaines des bases sur laquelle les questions de l’immigration, de l’intégration, des discriminations, etc. se sont construites. Pour des raisons de facilité de réception, nous découpons cette histoire en grandes décennies – ce qui est bien sûr un choix historiographique des plus discutables. Ce séquençage ne doit pas laisser croire que chaque décennie est entièrement singulière. L’émergence de certains discours ou de certaines configurations est datable, mais ils reposent souvent sur les schémas précédents, qui se prolongent. Cette histoire est donc largement celle d’une sédimentation et d’une répétition de quelques grandes logiques, qui font office d’ornières et dont il s’agit à notre sens de sortir aujourd’hui.

Les années 1970 : l’invention du « problème de l’immigration »

Ni dans l’emploi ni dans le domaine scolaire, l’immigration n’est un réel enjeu « intérieur » jusqu’au moins la fin de la seconde Guerre mondiale. C’est la période dite des « Trente glorieuses » qui fait de l’immigration un enjeu surtout économique. Dès la fin des années 1960, la question de l’immigration change de statut politique pour devenir un « problème », ce qui sera accéléré avec la crise de 1973 et un chômage de masse et pérenne. La décennie 1970 est marquée par plusieurs évolutions importantes concernant notamment les domaines du travail et de l’emploi, de la formation et de l’éducation. Ces évolutions ont des répercussions importantes qui vont jusqu’aujourd’hui, et qui constituent à ce jour certains des fondements du problème public auquel nous avons à faire face.

La réduction d’une population à une logique économique

Malgré l’appel massif à des travailleurs étrangers entre 1945 et 1974, les « immigrés » sont d’autant plus banalisés sur cette période qu’ils sont cantonnés à une question de main d’oeuvre et de variable de gestion dans une stratégie économique. La conséquence est que l’on occulte ou réprime leurs besoins (reconnaissance, logement, formation, etc.) et leurs revendications [1]. A la fois sous le coup d’une transformation de l’Etat et d’une conversion progressive des hauts fonctionnaires à l’économisme [2], la question de l’immigration va devenir pour l’Etat un « problème ». Mais celui- ci est toujours d’abord réduit à des considérations en termes de main d’oeuvre et de flux économiques. A ce moment, on ne « voit » pas le phénomène de l’émigration-immigration dans sa complexité et sa pluralité, car les politiques publiques ont des lunettes à la fois très instrumentales et profondément altérisantes. De là un aveuglement tenace qui va organiser les politiques publiques (et que n’invalideront souvent pas les populations elles-mêmes) – avec, par exemple, l’idée que ces populations sont destinées à « rentrer chez elles », ou encore la croyance dans une « distance culturelle » à l’égard de la société française, etc.

Une discrimination massive des travailleurs étrangers

Après la crise de 1973, les populations immigrées/étrangères, massivement recrutées pour « reconstruire la France » après la seconde Guerre mondiale, vont être la première catégorie de travailleurs à servir de régulateur de « flexibilité » à l’économie, avec une discrimination massive à leur encontre. En effet, « en quinze ans (1973-1988), les entreprises industrielles ont réduit d’environ 40% le nombre de leurs emplois occupés par les étrangers, opérant ainsi (aux moindres frais) le licenciement de plus d’un demi-million de salariés. Incontestablement, les étrangers ont payé à la crise et aux restructurations du secteur industriel un tribut plus lourd que les nationaux » (Marie, 1996). Corrélativement, le taux de chômage des étrangers a été multiplié par 4 entre les recensements de 1975 et 1990, tandis que celui des français ne l’étaient « que » de 2,75.

L’invention du « problème de l’immigration »

L’idée qu’il s’agit d’un « problème » est constitutive de cette nouvelle gestion et de ce nouveau discours d’Etat sur l’immigration, depuis la fin des années 1960. Mais ce n’est pas tout. Car pendant ce temps, le statut de la question immigrée se transforme dans les discours médiatiques et politiques. En effet, l’équation « immigration = problème », qui était un marqueur propre au discours d’extrême-droite dans les années 1960, est devenu vingt ans plus tard un schéma commun à l’ensemble de l’échiquier politique et un poncif du discours public, comme l’a montré Simone Bonnafous (1991). Les deux dimensions sont liées : le thème nouveau de la concentration des immigrés (dans les banlieues) et de leurs enfants (dans certaines écoles) – parfois sous l’argument raciste du « seuil de tolérance » [3] -, va soutenir de fait la naissance d’une préoccupation ministérielle (puis scientifique) concernant les « banlieues » et aussi « la scolarisation des enfants d’immigrés ».

Une tendance à l’ethnicisation des politiques publiques

Le ministère de l’Éducation nationale a investi la « scolarisation des enfants d’immigrés » en tant que problème à partir de 1970, donc avant la crise de 1973. Il l’a fait en partie sous incitation du Conseil de l’Europe [4]. La mise en place de Classes d’initiations (CLIN), de programmes d’Enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO), puis de Centres de formation et d’information pour la scolarisation des enfants de migrants (CEFISEM) traduisent une part des logiques qui président à la définition du « problème » : l’idée qu’il s’agit d’un public spécifique, défini par son rattachement à « l’étranger » (avec la vocation à y retourner), ayant un problème particulier de maîtrise de la langue et des codes scolaires... Les circulaires qui organisent ces dispositifs montrent une logique d’ethnicisation : en effet, les catégories de gestion passent, des années 1970 au début des années 1980, d’un référent juridique et linguistique à un référent culturaliste et ethniste, en incluant parfois la religion dans la désignation officielle des publics. Ceux-ci sont donc implicitement définis par une hétérogénéité à la norme scolaire.

Un antiracisme cantonné aux principes

Les années 1970 sont également marquées par une montée de la xénophobie et une longue série d’épisodes racistes (violences, meurtres, « ratonnades », attentats d’extrême-droite contre le consulat algérien à Marseille, etc.). Les pouvoirs publics se caractérisent alors au minimum par leur peu d’entrain à affronter le problème [5], mettant surtout en exergue un principe antiraciste. « La France est profondément antiraciste. Le gouvernement français est fondamentalement anti-raciste. Et tout ce qui ressemble au racisme, nous l’exécrons (...). En France, de racisme il n’y en a pas, en tout cas il ne doit pas y en avoir », est la réponse du président Pompidou, en 1973 – en même temps qu’il préconisait un contrôle de l’immigration. La principale réponse de cette époque – qui se poursuit encore aujourd’hui – est le développement d’un droit répressif, avec la loi dite « Pleven » du 1er juillet 1972. Cette loi introduit pour la première fois le délit de discrimination pour le critère « racial ». Mais elle demeure peu appliquée, et cinq ans plus tard, le MRAP célèbre à sa façon cet anniversaire en dévoilant les codes employés par l’ANPE pour, dirait-on aujourd’hui, coproduire la discrimination : « 01 blanc », « Antillais s’abstenir », « Pas de 31, 32, 33 » [6]... De tels codes seront « redécouverts » par la sociologie dans les années 1990, montrant que les pratiques sont toujours à l’oeuvre. Ainsi, entre affirmation de grands principes et arsenal répressif globalement inappliqué, l’antiracisme de l’Etat français apparaît en décalage avec une époque de relégitimation du phénomène raciste et de banalité de la discrimination [7], phénomènes qui cristallisent sur la place que l’on ne veut pas faire aux « immigrés ».

L’insertion, une lecture handicapologique à la base des politiques de l’emploi

Dans une époque marquée par une progressive conversion de l’Etat français au néolibéralisme , le référentiel politique d’« insertion », réponse à l’« exclusion », a renversé l’interprétation jusque-là admise du chômage. D’élément structurel d’une économie capitaliste (Marx parlait d’une « armée de réserve de travailleurs »), le problème du chômage a été redéfini à travers un prisme qui impute désormais aux individus la cause de leur non-emploi : les publics sont définis par leurs inadaptations et leurs manques supposés face aux « besoins de l’économie ». La généralisation de la notion d’insertion, des travailleurs handicapés (depuis 1972) aux « jeunes » (avec la création des Missions locales d’insertion au début des années 1980) puis à l’ensemble des publics de l’action sociale (avec le RMI, en 1988), a étendu cette approche handicapologique des problèmes sociaux. C’est sur cette base que va être formulé, dans la décennie suivante, le référentiel d’« intégration », qui rajoute à l’inadaptation supposée de la jeunesse l’idée d’un déficit particulier d’adaptation des populations pensées comme « issues de l’immigration ».

Les années 1980 : émergence de nouveaux acteurs et requalifcation politique du problème

Les années 1980 se caractérisent tout particulièrement par l’affirmation sur la scène politique de deux nouvelles catégories d’acteurs, qui modifient en partie les rapports sur l’échiquier et sur l’agenda politiques. Ces deux acteurs ont rétrospectivement joué le rôle de justification de cette prophétie autoréalisatrice qu’a été la construction du « problème de l’immigration » :
- D’une part, la montée dans l’opinion et dans les urnes (politiques, puis syndicales) d’une extrême-droite, dont les thèmes ont été « relookés » pour être mieux diffusés dans l’époque : « problème de l’immigration », « droit à la différence », « préférence nationale », etc.
- D’autre part, l’affirmation des enfants d’immigrés, très largement en réaction à la violence raciste et aux incessantes discriminations et harcèlement (policier, particulièrement) dont ils sont l’objet. L’évènement marqueur de cette émergence d’un nouvel acteur politique est la première « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 [8].

Cette nouvelle donne a eu plusieurs conséquences sur la définition des enjeux de l’action publique.

Une représentation biaisée des acteurs et une dépolitisation du problème

Dans l’imaginaire collectif, la nouvelle focale sur les « jeunes » (c’est l’un des thèmes phares de la campagne du candidat socialiste F. Mitterrand) a conduit à faire croire à une passivité politique et militante de la génération précédente, celle des « immigrés ». On a ainsi contribué à enfermer ces derniers dans un statut instrumental et un mythe de la « docilité » au travail, tandis qu’on accentuait l’image d’une jeunesse « remuante », justifiant par là tant les discriminations à l’emploi que des politiques sécuritaires. Toutes les générations, cependant, ont été renvoyés à une altérité intrinsèque, chacune à sa manière, comme en témoignent avec persistance les catégories du discours publics : on ne cesse de parler des « issus de l’immigration ». C’est ici encore une logique d’ethnicisation, qui se traduit de manière exemplaire dans la reformulation des exigences portées par la Marche de 1983 : à une demande de non- discrimination et de reconnaissance en tant qu’Egaux, les pouvoirs publics et les médias ont répondu par une double catégorisation, ethnique et jeune, comme l’illustre la requalification du mouvement en « Marche des Beurs ».

Du côté des acteurs assimilés au racisme, également : l’amalgame usuel entre ce phénomène et l’extrême-droite a servi à imputer le problème à un nouvel arrivant sur la scène politique. On a ainsi cherché à le disqualifier moralement, avec pour effet de dédouaner la société française d’une analyse en profondeur de son rapport à elle-même (la conception ethnonationaliste qu’elle se fait du « Nous », les racines historiques et politiques du racisme, etc., tous ces éléments qui rendent la société française particulièrement perméable aux logiques de racialisation).

Une approche culturalisante du « racisme »

Dans le domaine scolaire, les années 1980 voient la tentative, avortée, d’introduire une approche multiculturelle, avec le rapport de Jacques Berque (1985). La traduction de ces principes par l’administration est ambiguë, car le problème est associé, dans les circulaires, à la présence d’« élèves étrangers » dans l’école, dont on fait des « supports » [9] pour répondre à « un objectif d’ouverture sur d’autres cultures ». Cette culturalisation des publics fabrique de la distance, là où l’on voudrait inciter à leur reconnaissance. Cette logique se prolonge jusqu’aujourd’hui dans ce qu’il est convenu d’appeler une « pédagogie couscous », modèle toujours très prégnant dans l’intervention éducative.

Par ailleurs, le discours d’une association telle SOS-Racisme, née en 1985, qui substitue à la demande d’égalité des « Marches » un discours de fraternité et de protection (cf. le slogan « Touche pas à mon pote »), accentue la dépolitisation du problème. Au lieu de constituer en problème public l’expérience incessante des pratiques de discrimination et de racialisation, on définit le racisme comme un enjeu de « mentalités » à changer, avec pour horizon la communion dans les « valeurs de la République ». Ce faisant, on traite le racisme non pas comme une question politique (quel ordre de la cité ?), mais comme le signe d’un défaut de socialisation nationale. Cela conduit à réduire le phénomène à une question d’inadaptation morale, supposée être l’apanage de certaines catégories de populations « distantes » avec les codes et les normes dominantes : les classes populaires, les milieux ruraux et les « jeunes des banlieues ». Et cela conduit à tenir dans l’ombre ou à biaiser plusieurs éléments clés du problème : la réflexion sur les normes nationales et le lien entre nationalisme et racisme, le « racisme des élites » ou encore le rôle réel des institutions publiques telles que l’école dans la (re)production des phénomènes.

La « discrimination positive à la française » et ses effets pervers

Une autre grande caractéristique des politiques publiques des années 1980, est bien sûr la formulation du problème dit des « banlieues ». La définition même des zonages et des dispositifs, de la politique d’éducation prioritaire comme des politiques de la ville, se fait en incorporant des présupposés et des catégories ethniques. Pour définir les ZEP, par exemple, on a mobilisé des « indicateurs “déjà disponibles dans chaque secteur scolaire” (...). En 1970, la présence d’enfants étrangers avait été considérée comme un indice de manques et de besoins individuels (de ces élèves). En 1981, elle devient l’indicateur officiel des besoins de toute la collectivité » (Morel, 2002) [10]. Les zonages sont cependant d’emblée retraduits, par un jeu de bonneteau, dans des critères socio-économiques statistiquement mesurables, avec un discours privilégiant la « question sociale ». Tandis que les dispositifs financés par le FAS (études « assistées » puis Animations éducatives périscolaires (AEPS), actions de préformation, d’alphabétisation ou « d’adaptation linguistique »...), eux, visent plus explicitement les populations « immigrées ».

Ainsi se renouvelle un couplage dont on trouve la trace déjà précédemment (dans le discours syndical à l’égard des luttes immigrées, par exemple), mais qui va devenir le schéma officiel : d’un côté, un discours qui déspécife l’immigration en l’assimilant à la question sociale, et de l’autre des mesures et dispositifs qui reposent sur un présupposé d’altérité en alimentant le statut de « problème » de l’immigration. Ce compromis stratégique, rétrospectivement qualifié de « discrimination positive à la française » [11], a permis aux pouvoirs publics de ne pas nommer ni regarder les mécanismes d’ethnicisation et de racialisation. Mais en se décrétant aveugle à ces questions taboues, l’on a surtout été aveugle au rôle des politiques et des dispositifs publics dans leur (re)production, et l’on a occulté l’enjeu crucial de la régulation de ces phénomènes. Une autre conséquence de cette manière de subsumer implicitement la question ethnique [12] à celle, sociale, a été d’imputer la première à la subjectivité des individus, et ainsi de « no[yer] les individus, victimes ou auteurs du racisme, dans la même équation des difficultés du vivre ensemble dans les banlieues » (Poli, 2005).

La dramatisation stratégique du thème de l’immigration

La seconde moitié des années 1980 a connu une « innovation institutionnelle » lourde de conséquences sur notre question. En effet, la première « cohabitation », à partir de 1986, a mis un frein net à une logique de la reconnaissance d’une société « multiculturelle », alors qu’elle était à peine suggérée. Cette question a fait l’objet d’une intense dramatisation et d’une utilisation stratégique du thème comme vecteur de clivage, à des fins électorales : la Gauche se voit accusée d’importer, à travers son discours sur le « multiculturalisme », un « modèle anglo-saxon » contraire à la « tradition française ». Aussi la fin de la décennie est-elle marquée par un durcissement des politiques migratoires, des politiques de la nationalité et du discours nationaliste. Cela aboutira, en 1989, à la formulation officielle du nouveau référentiel politique, « l’intégration ».

Le Haut conseil à l’intégration, institué en 1989, aura pour première mission de formuler, comme le dit Patrick Weil (1991), une « nouvelle synthèse républicaine » fondée sur un « consensus indicible » entre la Gauche et la Droite : l’idée que l’immigration et la jeunesse des quartiers populaires sont un « problème ». La transformation de la question de l’immigration en « problème » trouve là son aboutissement paradoxal : pour produire un consensus sur une question hautement polémique, l’on a entériné officiellement le statut de « problème national » d’une partie de la population, au détriment de la reconnaissance des processus sociologiques d’identification à l’oeuvre - dont la demande d’égalité et de non-discrimination était pourtant le signe le plus patent. On a refabriqué officiellement de l’altérité, dans le sens où « les discours sur l’intégration viennent mettre de la distance là où il y a de la ressemblance » (Réa et Tripier, 2008, p.63). Autrement dit, pour résoudre l’impossible équation de l’époque (la question du « Nous » doit être traitée, mais l’on ne peut prendre le risque de la traiter) on l’a reformulée en se concentrant sur « Eux » et en accroissant les conditions préalables à la reconnaissance d’une pleine citoyenneté politique.

Les années 1990 : de la normalisation vers la reconnaissance ?

Depuis la fin des années 1980, donc, « l’intégration » s’impose comme une réponse « évidente » à une longue série de problèmes, tous finalement amalgamés par au moins trois présupposés peu interrogés :
- Ce serait principalement l’altérité intrinsèque résultant de la migration (l’effet soit d’une « différence culturelle » soit d’une « crise d’identité sociale et culturelle des jeunes issus de l’immigration » qui seraient tiraillés « entre deux cultures », selon les interprétations), qui expliquerait les conflits et tensions travaillant la société française et s’exprimant par des comportements inadaptés des « jeunes issus de l’immigration ».
- « L’intégration » qui avait fonctionné pour les immigrations antérieures serait aujourd’hui « bloquée » du fait de « l’effritement du pouvoir intégrateur des grandes institutions que sont l’école, l’armée, les syndicats, les églises sous le boutoir de l’évolution de la société, de la crise économique » (Join-Lambert, 1994, p.517). (Mais elle le serait aussi, entend-on dire de manière moins officielle, par la « différence » spécifique de populations que l’on ne cesse implicitement de penser en fonction d’une « appartenance » à une religion, l’islam, vue à la fois comme exotique et antagonique).
- L’égalité juridique formelle existe ; par contre « la lutte contre le racisme, la xénophobie, les discriminations, qui peut en France s’appuyer sur un arsenal juridique bien armé se heurte à un "racisme ordinaire" diffus et difficile à combattre ; un changement de logique serait loin de garantir une meilleure efficacité et comporterait des risques de déclin de l’unité nationale », autrement dit une autre approche de ces questions que l’égalité formelle équivaudrait à « une consécration des minorités (...) contraire à nos traditions (...) [et] également dangereuse pour notre pays » (HCI, 1991, p.19).

Ces présupposés et sentiments d’évidence ont été soutenus par une part des sciences sociales, lesquelles ont nettement légitimé et contribué à ce débat ayant pour trame de fond et pour horizon « l’identité nationale ». La décennie 1990 va d’abord se charger de traduire le nouveau référentiel politique, fondé sur ces implicites qui stigmatisent dans l’immigration un potentiel de fragilisation de la société française et du « modèle français ». Cela se fait à travers, d’une part, le maintien d’une haute politisation du thème, et d’autre part, une technicisation des réponses de la politique de la ville et de l’intégration, contribuant à leur insu à ethniciser les rapports sociaux.

Les effets politiques du « modèle français d’intégration »

L’idée générale qui se dégage à l’époque est que, l’intégration étant « en crise », l’Etat devrait prendre en charge une « politique d’intégration » définie en référence à un « modèle français d’intégration ». On forge pour l’occasion les contours de ce « modèle », avec plusieurs conséquences de cette nouvelle doctrine. Le Haut conseil à l’intégration, dans son premier rapport cité ci-dessus, repousse le fait de traiter de front la problématique des discriminations, de la xénophobie et du racisme, selon le double argument : que l’égalité formelle existe, et qu’une autre approche serait un danger en impliquant la reconnaissance des minorités. Cette opération par laquelle on écarte officiellement l’interrogation sur la façon dont la société française et ses institutions traitent les populations vues comme immigrées ou issues de l’immigration a durablement marqué la politique publique [13].
Cette doctrine a un second effet, qui se manifeste rapidement dans le contexte européen : elle incite l’Etat à durcir le référent unitariste de la nation, comme en témoigne la modification constitutionnelle de 1992, insérant dans l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958, cette formule : « La langue de la République est le français ». Cette modification présentée comme contextuelle aura des conséquences structurelles ultérieures sur les arbitrages du Conseil constitutionnel, tant sur le statut des langues régionales que sur la (non-)reconnaissance des langues minoritaires. Du point de vue pragmatique, cela a tout compte fait contribué à rendre plus compliquée la reconnaissance d’une société plurielle, et à accentuer la tension entre un discours de représentation idéalisée de la France et l’expérience réelle que ses membres peuvent avoir au quotidien.

Les ambiguïtés de la « politique publique d’intégration »

Plus largement, la définition de « l’intégration » donnée par le Haut conseil se présente comme un partage des responsabilités entre « société d’accueil » et « immigrés ». Mais en-deça d’un discours de principe, cet engagement réciproque est biaisé - à l’instar des divers « contrats » qui se généralisent à cette époque dans les politiques sociales et d’insertion : la responsabilité des institutions est de fait réduite à une « aide à l’intégration », ce qui fait reposer sur les gens la responsabilité première et dernière de « s’intégrer ». La déclinaison administrative et pratique de cette politique va accentuer cette logique, dans une injonction croissante à s’intégrer, et dans la formulation de pré-requis (moraux, linguistiques [14], cognitifs, etc.) de plus en plus exigeants à la reconnaissance d’un statut de citoyenneté. Cette injonction est d’autant plus exponentielle, au gré des enjeux politiques, que comme cela avait été souligné dès cette époque « l’intégration est sans fin », sauf à se solder dans une assimilation nationale. Bien qu’il ait d’emblée refusé le terme d’assimilation, le HCI tenait en effet la participation politique et l’acquisition de la nationalité française pour la quintessence des « signes de réussite de l’intégration » (HCI, 1991 : 18-19).

Selon cette conception, l’enjeu normatif est donc moins directement la neutralisation de l’altérité que le fait que l’on exige, spécifiquement pour les populations vues comme issues de l’immigration, un degré de « participation à la société française » que l’on n’exige pas en tant que tel des membres présumés légitimes de la communauté. Cette exigence spécifique, renforcée par les dispositifs particuliers (périscolaire, linguistique, etc.) a donc contribué à produire de l’ethnicité et de l’altérité. Cela s’est traduit, dans une grande part de l’action publique, par une entreprise de normalisation, reposant sur l’idée que toute marque de « différence visible » est le signe d’un potentiel « refus d’intégration ».

Un durcissement nationaliste

De la fin des années 1980 jusqu’au milieu des années 2000, on assiste à la cristallisation médiatique et politique de certains thèmes polémiques utilisés pour renouveler les clivages sur l’échiquier politique : insécurité et violence, islam et foulard, etc. Ces thèmes sont toujours, implicitement ou explicitement, associés aux populations vues comme issues de l’immigration et au « problème des banlieues ». A travers eux, on donne un visage « étranger » aux logiques supposées anomiques de la société française.

D’où, le lien entre la médiatisation et la politisation de ces thèmes, et un durcissement tendanciel [15] de la législation sur l’immigration et l’accès à la nationalité. Celle-ci s’est accompagnée de la formulation progressive d’une doctrine de la « contrepartie » qui ira s’affirmant jusqu’aujourd’hui : la limitation de plus en plus drastique des politiques d’immigration d’un côté, aurait pour pendant une politique « d’accueil » et « d’intégration » de l’autre. Or, comme le relève Véronique De Rudder (2001, p.25), cette articulation est pernicieuse, car « l’idée même de contrepartie signifie qu’aucun principe ni devoir d’hospitalité n’est reconnu en la matière ». Et donc que « l’intégration » signifie tout autant une précarité politique des populations concernées.

L’institution scolaire, de par sa fonction idéologique pour l’Etat, a été très largement investie par ces polémiques sur les « violences à l’école » ou le « foulard islamique ». Cette dernière a été construite médiatiquement depuis 1989, à partir de quelques conflits dans des écoles et collèges d’Epinal et de Creil. Sa trajectoire est celle de la transmutation de conflits locaux en affaire d’Etat. Les cas singuliers qui initient cette série de conflits à répétition ont en effet été immédiatement surinterprétés et investis d’un combat idéologique, au détriment d’une analyse des dimensions locales du conflit – ce qui faire dire malicieusement à Valérie Amiraux (2009) que c’est justement une « affaire qui n’en est pas encore une ». Par étapes successives – 1989 (premières exclusions), 1990 (premières grèves d’enseignants), 1994 (première circulaire ministérielle), jusqu’à 2003-2004 (commission Stasi puis loi) -, on assiste à une longue entreprise politique d’instrumentalisation et de déviation du thème de la laïcité. Cela aboutira à l’idée d’un impératif arbitrage national par la loi, alors qu’au départ la réponse politique avait été de favoriser des compromis locaux . En effet, au départ, la jurisprudence du Conseil d’Etat pose que la laïcité n’implique en aucun cas de limiter la liberté pour les élèves de manifester dans l’établissement scolaire leurs convictions religieuses du moment que cela se fait dans le respect d’autrui, des règles usuelles de l’école, et que cela ne constitue pas un trouble à l’ordre public [16]. Entre 1989 et 2004, donc, l’entreprise politique intégrationniste a su imposer une inversion de l’interprétation de la « laïcité », justifiée par une logique de soupçon à l’égard de l’islam.

L’émergence tardive d’une politique antidiscriminatoire par la voie européenne

Alors que la politique française est occupée à donner corps au référentiel « d’intégration », le thème des discriminations apparaît progressivement, y compris dans les rapports publics : depuis celui, inaugural, de l’IGAS sur L’insertion des jeunes immigrés dans l’entreprise (Join-Lambert et Lemoine, 1992) jusqu’au rapport du Haut conseil à l’intégration de 1998 consacré à la Lute contre les discriminations. Tous ces discours publics ont cependant en commun de ramener les discriminations à un simple « frein » à l’emploi ou à l’intégration, ce qui a contribué à donner à la question un tour peu concret et très éthéré.

La base politique et pratique de la « lutte contre les discriminations » emprunte en réalité plus à l’impulsion et l’injonction européennes. La stratégie politique de la lute contre les discriminations proprement dite émane de l’usage tactique du droit européen par les lutes féministes [17]. La base organisationnelle de la politique publique, quant à elle, s’est développée à partir de l’enjeu européen d’organiser un espace socio-politique commun : depuis 1995, la Commission européenne est de plus en plus incitée à faire des propositions sur les questions de racisme et de discrimination. Elle a initié la définition d’une orientation commune des partenaires sociaux pour la reconnaissance des discriminations et du racisme dans l’entreprise, à travers la Déclaration de Florence [18]. Par ailleurs, le traité d’Amsterdam, signé le 2 octobre 1997, intègre le principe antidiscriminatoire dans les fondements de la Communauté européenne, et confie au Conseil, sur proposition de la Commission, le rôle de prendre des mesures (article 13).

La traduction de cet engagement, en France, a été prudente et limitée : le patronat n’a pas investi la question. A ce moment, seules deux centrales syndicales ont réellement amorcé un travail, en commençant par initier des recherches sur le racisme dans l’entreprise et l’action syndicale à son égard (la CGT avec une équipe de l’URMIS, la CFDT avec une équipe du CADIS [19]). La publication de ces travaux, ainsi que la sortie de plusieurs études et publications autour de 1997, à la faveur de l’« Année européenne contre le racisme » va contribuer à justifier que l’Etat français se saisisse de cette question. C’est la déclaration en 1998 de Martine Aubry, ministre de l’emploi et de la solidarité, en conseil des ministres, qui donne le départ formel de la reconnaissance de l’existence en France de discriminations raciales et de la responsabilité de l’Etat (avec d’autres, et notamment les partenaires sociaux) en la matière – double responsabilité, en fait : dans la production des discriminations, et dans leur endiguement. De cette histoire découle un héritage aux effets durables : la focalisation prioritaire sur les questions d’emploi et de travail – l’Education nationale faisant pendant ce temps mine d’ignorer cet enjeu, elle ne reconnaîtra formellement cette priorité que dix ans plus tard (circulaire de rentrée de 2008).

En outre, il faut souligner que l’orientation politique globale hésite dès le départ, entre le paradigme anti- discriminatoire, celui de l’intégration, et aussi celui de la sécurité – les Commissions départementales d’accès à la citoyenneté (CODAC), mises en place par le ministère de l’Intérieur en 1999, tirent typiquement la problématique vers les présuppositions de défaut de citoyenneté et d’enjeux d’insécurité. Jean-Michel Belorgey, chargé par la ministre de l’Emploi et de la solidarité d’un rapport public (1999), préconise notamment l’articulation d’une politique d’intégration et d’une politique de lutte contre les discriminations.

A compter de cette date et jusqu’au milieu des années 2000, l’Etat va initier une « politique de prévention et de lutte contre les discriminations », qui combine selon des proportions variables dans le temps : une production normative (loi du 16 novembre 2001...), une commande publique d’études et de recherches (travaux du Groupe d’études et de lutte contre les discriminations (GELD), programmes d’études principalement dans le domaine de l’emploi, l’insertion et l’apprentissage), des programmes expérimentaux (politique de la ville, services publiques de l’emploi), des programmes de formation des agents, surtout intermédiaires à l’emploi, des outils et dispositifs (parrainage...), et une institutionnalisation de l’administration de cette politique (transformation du FAS en FASILD [20]) ainsi que du traitement des plaintes (114-GELD, CODAC en 1999, puis COPEC en 2003...) [21].

Les années 2000 : un changement de cap politique avorté

La transformation du Fonds d’action sociale (FAS) en FASILD (Fonds d’action et de soutien à l’intégration et à la lutte contre les discriminations), par la loi du 16 novembre 2001, semble marquer une inflexion globale du cadre politique, symbolisée par le nouveau nom de l’établissement public : non plus la réalisation de l’intégration, mais le « soutien à » celle-ci, et surtout la reconnaissance officielle de l’enjeu majeur d’un travail sur les processus de discrimination qui traversent la société française. Le début de la décennie 2000 se fait donc sous le signe d’une articulation entre deux référentiels de politique publique : intégration + lutte contre les discriminations. Mais cela ne va pas durer, et l’on observe rapidement plusieurs glissements.

Une technicisation et une dépolitisation de la question des discriminations

Le cadre politique à peine formulé, les administrations ont été chargées de décliner une action publique fondée sur un nouveau référentiel peu maîtrisé, et selon des choix de gouvernance peu questionnés. Avec plusieurs conséquences :
- Le rôle pionnier des représentants et militants syndicaux dans la lutte contre les discriminations (recherches, programme Aspect [22],...) semble être resté en déshérence. La reprise en main (en mots) de la question par les entreprises a vu paradoxalement le retrait des centrales syndicales concernées, qui se sont finalement remobilisées autour de l’Accord national interprofessionnel relatif à la diversité dans l’entreprise (2006).
- La logique expérimentale qui apparaissait initialement nécessaire a cédé le pas à un impératif de productivité : fournir des « résultats », des « outils », de la « transférabilité ». Cela a favorisé d’une part l’émergence d’une sphère marchande de consultance (puis, d’officine de lobbying) largement spécialisée dans la diffusion d’outils symboliques (labels, chartes...), au détriment d’un investissement long dans la transformation des institutions, de leurs normes et de leurs logiques sélectives.
- Cela a d’autre part favorisé la mise en avant de quelques acteurs, entreprises ou territoires qui avaient plus tôt et surtout plus visiblement que d’autres investi la question. On a souvent préféré le résultat communicable au détriment d’une stratégie de diffusion à la fois extensive et intensive, qui était nécessairement de longue haleine et moins aisée à communiquer. L’un des effets de cela est qu’une grande majorité des acteurs, publics et privés, ne se sont jamais engagés dans cette politique.
- Le choix d’une déclinaison top-down a conduit à réduire le problème des discriminations à une représentation assez éthérée et stéréotypée du problème. Les pouvoirs publics ont souvent pu apparaître comme « donneurs de leçons », alors même qu’ils peinaient à inscrire la question au sein de leurs propres administrations.
- Cette entrée par « en haut » a ouvert la voie à une technicisation de la question, qui va de concert avec une occultation de l’expérience des personnes discriminées : la lute contre les discriminations s’est vite réduite à initier puis faire fonctionner des dispositifs et des outils (parrainage, banques de stages, plans de lutte contre les discriminations, etc.).
- Cette entrée a en outre conduit à privilégier une consensuelle prévention, au détriment de l’idée de lute contre les discriminations, laquelle supposait un usage offensif du droit et une construction politique de l’expérience des discriminés.
- En conséquence, l’approche techniciste s’est rapidement retournée contre les groupes subissant la discrimination ainsi que contre une approche politique de la question : les personnes évoquant leur expérience des discriminations se sont vues accuser, jusque dans les rapports publics censés « capitaliser les bonnes pratiques », de « victimisation ».
- Cette approche culpabilisante témoigne plus généralement de la dépolitisation du référentiel : on a minimisé le fait que la discrimination se réfère au droit d’abord comme principe général et politique de justice (avoir en réalité les mêmes droits que n’importe qui d’autre, être traité également comme des citoyens), en traitant les revendications d’application d’un droit commun comme si elles étaient des demandes exceptionnelles et exorbitantes.
- Parallèlement, on a réduit le droit au traitement judiciaire et à la technique juridique. Cela a conduit à maintenir le droit comme un terrain de spécialistes (juristes, avocats, associations de victimes, etc.), eux-mêmes souvent peu formés à la spécificité de ces problématiques.
- Sur le plan de la tactique judiciaire, l’usage du droit a été restreint : on a minoré l’intérêt d’un usage des juridictions civiles (prud’hommes, tribunal administratif, etc.) qui offrent depuis 2001 un aménagement de la charge de la preuve, et on a peu utilisé l’effet symbolique de la possibilité d’une publicité des condamnations (alors même que l’on constatait que les organisations qui se sont engagées l’ont notamment été suite à des condamnations fortement publicisées).
- L’approche technique des discriminations a en outre conduit à mettre l’accent sur le problème de l’accès à (l’emploi, la formation ou l’apprentissage), en occultant très largement les dimensions internes des rapports de travail, du fonctionnement quotidien des institutions, etc. Cette focale réduisant la discrimination à un enjeu d’accès a eu trois conséquences :

  • d’une part, elle a rendu légitime de se concentrer sur les secteurs dans lesquels la question se posait en apparence principalement comme un problème d’accès extérieur à une ressource (emploi, stages, logement...), tandis que d’autres secteurs semblant donner à tous un égal accès a priori ont été écartés des préoccupations - c’est le cas pour l’institution scolaire ;
  • d’autre part, cette entrée s’est rapidement trouvée réduite à un enjeu implicitement supérieur, celui du résultat (avoir un emploi ou un stage), au détriment de l’égalité, de la justice et de la légalité des processus de sélection. Cela a conduit à réduire le problème à un simple « frein » à l’emploi, et donc à privilégier une logique d’insertion (autrement dit le report sur les publics de la responsabilité de s’adapter aux desiderata des employeurs...) ;
  • enfin, elle a ouvert la porte à un glissement du référentiel vers l’idée « d’égalité des chances » en réduisant la question des discriminations à une problématique des opportunités d’accès (emploi, stages, grandes écoles, etc.) au lieu de diffuser une mise en question des normes de sélection.

- L’absence quasi systématique de formation des responsables et des cadres, dans la plupart des institutions censées appliquer cette nouvelle politique, ont conduit ceux-ci à convertir leur discours sans nécessairement interroger ni les logiques ni les pratiques de l’action publique. Les institutions clés d’une politique répressive (Justice, Police, Gendarmerie...) n’ont guère été formés – sauf quelques expérimentations rares, limitées et peu légitimées (à l’exemple de l’Ecole nationale de police de Marseille). Cela a souvent amené à reproduire les logiques de sécuritaires ou intégrationnistes préexistantes, accompagnées d’une adaptation formelle du discours.

Une progressive banalisation de la problématique

- Les effets de la territorialisation de la politique publique :

Dès 2000, la lutte contre les discriminations est inscrite dans la politique de la ville. Si au départ, cela peut sembler faire partie de la mobilisation globale, officiellement justifiée par une « proximité » avec ceux qui subissent la discrimination, l’entrée par la politique de la ville devient en fin de compte l’orientation majeure, puis le seul terrain de compétence laissé à l’ex-FASILD devenu ACSE (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) à partir de 2006. Cela conjugue deux problèmes : d’une part, la reproduction et la banalisation des catégories (« quartier sensible ») fonctionne inévitablement comme cadre de stigmatisation. Cette approche par le territoire prolonge de fait le jeu de bonneteau de la « discrimination positive à la française », ce qui affaiblit la problématique en la confondant dans un ciblage indirect des publics des territoires concernés. D’autre part, cela légitime la démobilisation globale des institutions, le passage au territoire ayant abouti à « donner l’impression d’une mobilisation générale et occulter l’immobilisme des grandes institutions nationales, l’école ou la fonction publique » (Doytcheva, 2008, p.137).

- L’effacement de la dimension ethnico-raciale :

La lutte contre les discriminations a été inaugurée, en France, sous l’angle des « discriminations raciales » (le numéro vert mis en place en 1999, le « 114 », était par exemple dédié aux « victimes et témoins de discriminations raciales »). Le discours inaugural de la ministre de l’emploi se référait explicitement à « la couleur de la peau » et même au « racisme » dans l’entreprise, sonnant comme une rupture au plan symbolique, car jusque-là l’État français avait toujours été ambivalent sur ce point (refus officiel de nommer les rapports de race, mais contribution concrète et impensée à l’ethnicisation). L’arrivée de la HALDE, fin 2004, va légitimer un discours qui s’est peu à peu construit dans la politique de la ville : un élargissement à « tous les critères » prohibés. Si cela se comprend par l’approche légale du phénomène [23], cela signifie aussi un mouvement de déspécification de la discrimination ethnico-raciale, faisant f de l’histoire et du fonctionnement, à la fois singuliers et articulés, des rapports sociaux dits de « sexe », de « race », de « classe », ou autres. Le transfert du champ juridique (qui tend vers la protection équivalente des critères) au champ politique conduit en pratique à une logique de « marché », chacun choisissant les critères à travailler. Sont de fait privilégiés ceux qui semblent les moins polémiques. Ainsi, les organisations concernées bénéficiant à moindre frais d’une image progressiste labellisée par les pouvoirs publics. Ce que reconnaît la HALDE dans son rapport de 2008 : les accords d’entreprise sont « en majorité en faveur de la place des personnes handicapées (62 accords) et de l’égalité professionnelle (56 accords). L’âge fait plus rarement l’objet d’accords et n’est cité que par 12% des entreprises ». La disparition de la question raciale n’a fait l’objet d’aucun commentaire, si ce n’est que l’institution « préconise une politique globale de prévention »...

Une rupture de référentiel : retour en force de l’intégration et passage à la diversité

Très tôt déjà, l’histoire de la lutte contre les discriminations en France a pu donner l’impression de n’avoir été qu’une parenthèse. En 2004, un premier bilan faisait ressortir que l’action a été plus symbolique que pratique, dans le domaine de l’emploi : « Au-delà des chartes et déclarations formelles, les partenaires sociaux, notamment le patronat, se sont peu impliqués sur ce sujet et le déni reste encore très fort » (Aubert et Boubaker, 2004, p.8). Quant à l’Education nationale, on est plus encore dans une « non-lutte » contre les discriminations, comme le dit Françoise Lorcerie (2003) : la relance des CODAC, en 2001, confie aux Inspecteurs d’académie une vice-présidence de ces commissions, « afin de favoriser une mobilisation accrue des services de l’éducation nationale » [24] qui n’a jusque-là pas été au rendez-vous. Il faut attendre 2008 pour que la circulaire de rentrée pose formellement l’action contre les discriminations comme priorité – et encore le fait-elle dans des termes qui brouillent le référentiel politique (racisme, citoyenneté, intégration...) et visent les élèves plus qu’ils n’incitent à regarder réflexivement l’institution. Le rapport de 2010 portant en principe sur « Les discriminations à l’école » le confirme, en s’attachant principalement aux comportements des élèves. Il parle de « dérives identitaires » et de « harcèlement entre élèves » bien plus qu’il n’interroge la politique, les pratiques, le fonctionnement et les normes de l’institution.

- Le retour de l’approche intégrationniste :

Pourtant, alors même que le paradigme antidiscriminatoire peine à s’inscrire dans les organisations et les pratiques, on assiste dès 2003 à une rupture officielle de référentiel. Le Comité interministériel à l’intégration du 10 avril 2003 marque en effet, un retour fort de la logique intégrationniste (Contrat d’accueil et d’intégration, cérémonie d’entrée dans la nationalité française,...). Il annonce en outre une nouvelle priorité : « assurer l’égalité des chances dans l’accès à l’entreprise et la fonction publique ». Dans le même temps, la lutte contre les discriminations est subsumée à l’objectif de « Réaffirmer le pacte républicain », et vidée de son sens, puisque cela renvoie uniquement à la mise en place d’une conférence de consensus sur le logement, d’une Cité nationale de l’histoire de l’immigration, et d’une journée de la fraternité. Dans le Plan de cohésion sociale présenté le 30 juin 2004 par le ministre de l’Emploi, « l’égalité des chances » devient le « troisième pilier » après l’emploi et le logement, dans lequel la lutte contre les discriminations ne figure qu’au rang de vingtième et dernier programme.

Outre cette place symbolique, les années 2000 sont marquées par la quintessence de diverses polémiques majeures, souvent construites dans la décennie précédente, et qui ont pour visée le retour en force de l’intégration, appuyée sur une logique à cheval entre moralisme et sécuritarisme :

  • La polémique relative auxdites « statistiques ethniques », qui court depuis le milieu des années 1990, aboutit à la mise en place d’un Comité pour la mesure et l’évaluation de la diversité et des discriminations (COMEDD) – et d’un contre-comité, le CARSED (Commission alternative de réflexion sur les « statistiques ethniques » et les discriminations) - qui a rendu ses propositions en 2010.
  • La polémique autour du « bilinguisme » des enfants nés de parents immigrés, à partir du rapport dirigé par le député Jacques-Alain Bénisti sur la prévention de la délinquance. La première version de ce rapport – avant qu’il ne soit atténué, eu égard à la polémique qu’il a suscitée - pose explicitement un lien entre un « parler patois du pays à la maison » et un présumé « risque de délinquance », et il veut imposer aux mères de « s’obliger à parler le français dans leur foyer pour habituer les enfants à n’avoir que cette langue pour s’exprimer » (Bénisti, 2004, p.9).
  • La polémique relative à la laïcité, avec pour cible principale le statut de l’islam : c’est la question du « voile » et ses divers avatars ou prolongements (menu des cantines scolaires, « voile intégral »,...), etc. Le ministre de l’Education nationale, Luc Chatel, annonce puis publie dans la circulaire de rentrée 2012, une interdiction aux mères d’élèves de porter le voile pour accompagner leurs enfants dans les sorties scolaires32. Cette polémique trouve des échos également dans le monde du travail sous le thème de « la religion dans l’entreprise ». Divers observateurs ont noté qu’elle a des effets concrets en termes de libération de la parole raciste.

Cette cristallisation conduit à renforcer l’altérisation et à dramatiser tout particulièrement le statut de l’islam, en le construisant en « obstacle à l’intégration » - alors que tous les travaux scientifiques sur le rapport des musulmans à la société française invalident cette analyse, et que même l’Observatoire de la laïcité rappelle aujourd’hui que la situation réelle n’a rien à voir avec les fantasmagories agitées par la polémique. La circulaire de rentrée de 2012 aura cependant des effets concrets : elle « crée de fait une nouvelle discrimination, d’autant que, dans le cas évoqué, il s’agit d’un tri a priori des parents » [25]. Cette situation entre de surcroît en parfaite contradiction avec l’injonction qui est faite par ailleurs aux parents de s’impliquer dans le suivi scolaire de leurs enfants.

- L’offensive patronale sur le thème de la « diversité » :

Le retour en force de l’intégration se couple avec une autre requalification, venue, elle, des cercles d’une partie du grand patronat, de l’Institut Montaigne : le thème de la « diversité ». Une longue série de rapports, depuis 2004 [26], promeuvent de façon convergente, le passage à la « diversité ». Ces rapports ont en commun d’être concentrés sur l’étude de la mesure de la diversité dans la fonction publique ou l’entreprise, et non sur l’étude des processus de discrimination. Au-delà d’une « positivation » formelle (en regard d’une Lute contre les discriminations présentée comme approche négative), la proposition politique sous-jacente est en substance celle de remplacer une politique générale d’égalité, avec sa part de contrainte (référence de la loi), par une politique de promotion d’une élite minoritaire, centrée sur le volontariat moral et un intérêt d’image bien compris. Cette initiative patronale permet de masquer le constat établi d’un déficit d’engagement des entreprises comme des services publics contre les discriminations, en donnant rétrospectivement l’impression que l’entreprise est le fer de lance d’une politique publique enfin volontariste. La puissance de diffusion de cette idée, s’appuyant notamment sur quelques outils très stratégiques en termes de communication, telle la Charte de la diversité, terminera de brouiller les pistes et de dévier le référentiel. La refonte, en 2006, du FASILD dans l’ACSE (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) signera cette rupture de référentiel : la combinaison entre intégration et diversité, plutôt que l’investissement de la lute contre les discriminations.

Mais, le même constat d’ensemble demeure : la lutte contre les discriminations ethnico-raciales a peu progressé ; sa légitimité a même globalement régressé. Et l’argument de la diversité cache le fait qu’il y a peu voire pas de réelle politique de diversité – si l’on entend par là une politique de reconnaissance accompagnée d’une stratégie managériale de gestion des demandes de différenciation (dans l’entreprise, les cantines scolaires, etc.).

De grandes constantes et répétitions, malgré les variations de l’histoire

La lisibilité du séquençage de ce récit historique par décennie a sa limite dans le fait que cette histoire se caractérise par des continuations et des répétitions. Ces quelques dernières cinquante années au moins montrent une constante : une maltraitance politique des populations vues comme immigrées et issues de l’immigration. A travers la maltraitance politique, il faut voir une mésentente, c’est-à-dire une forme de surdité politique aux questions démocratiques majeures soulevées par les populations elles-mêmes, qui ont dénoncé de façon récurrente l’inégalité de leur condition et la racialisation dont elles sont l’objet. Cette surdité se traduit dans une occultation et une disqualification des paroles, des résistances pratiques et des luttes politiques, qui fait par exemple que l’on donne rétrospectivement une image pacifiée des « pères immigrés » pour mieux dénoncer la turbulence des générations suivantes. Dans le domaine de l’emploi tout particulièrement, cet argument sert à légitimer la discrimination. Les politiques publiques d’insertion et d’intégration, dans les domaines de l’emploi comme de l’école, ont largement repris à leur compte cette forme de disqualification, d’autant plus aisément que ces politiques reposent sur un paradigme handicapologique qui impute aux individus des manques et défauts censés expliquer leur condition.

L’une des clés de cette mésentente est bien sûr dans un passé plus ancien : les rapports de colonisation et d’assimilation. Mais nous avons voulu, par ce rappel succinct et concentré sur les dernières décennies, montrer que ces processus historiques globaux sont encore à l’oeuvre de façon très pratique et circonstanciée, sous des formes et des appellations contemporaines. Ces processus sont intimement liés aux politiques publiques et aux stratégies de l’Etat à l’égard de l’immigration. De ce point de vue, le principe de séparation annoncé par le gouvernement entre « immigration », « accueil » et « intégration » veut certes détacher le sort des populations de France des stratégies de fermeture à l’égard de l’immigration, mais cela produit un point aveugle : non seulement cela n’affaiblit pas les logiques de discrimination, de ségrégation et de racialisation, qui sont précisément des manières de produire de l’altérité là où il y a de la proximité et de la ressemblance ; mais plus encore, cela les légitime dans la mesure où l’on maintient le référent politique qui sous-tend la question : l’immigration est toujours présentée comme un problème. Dans le contexte français, cette idée est intimement reliée avec la logique d’assimilation qui n’offre pour toute réponse qu’un « idéal » (ou plutôt un fantasme), la dissolution de l’altérité dans les marques de la francité.

Ce que nous avons tenté d’indiquer dans ce rapide parcours historique est que cette stratégie ne peut qu’échouer en pratique, et nous en avons dramatiquement chaque jour les preuves sous les yeux. Cette injonction à l’intégration produit globalement l’inverse de ce qu’elle prétend faire advenir. Par la stigmatisation de l’altérité et la fétichisation de l’unité, la politique menée jusque-là fonctionne comme une prophétie autoréalisatrice : elle fabrique de l’altérité et produit des minorités ethniques sous prétexte de refuser les logiques de minorité et de combattre l’ethnicisation . C’est un problème qu’il nous faut prendre très au sérieux, car la possibilité même de construire une société où chacun trouve sa place en s’y sentant suffisamment légitime et reconnu pour pouvoir s’identifier à cette « communauté de destin » - comme on l’a dit dans le compromis politique avec la Nouvelle-Calédonie - dépend de notre capacité à affronter ce paradoxe et à en tirer les enseignements. La construction d’une communauté de destin suppose de voir et tirer les leçons d’une communauté d’histoire, dont les migrations, entre autres, constituent les multiples traits d’union.

Sans plus de pathos, car cette histoire est un héritage que les générations d’aujourd’hui n’ont pas nécessairement voulu et choisi, mais qu’il nous faut bien assumer, les conséquences à tirer sont de deux ordres, conformément au cadre politique indiqué précédemment :
- Une nouvelle politique publique doit prendre explicitement en considération cette histoire pour proposer à partir d’elle, en assumant ce passé, de nouvelles lignes directrices pratiques, un nouveau discours, et une nouvelle symbolique. Elle doit poser de façon franche et claire – donc également d’une manière discutable et évaluable – un cap à moyen et long terme fondé sur le souci de favoriser l’élaboration par tous d’un sentiment de commune appartenance. Cet objectif majeur suppose de modifier « notre » rapport à l’image d’une telle communauté, qui s’est jusque-là construite, pour des raisons historiques, sur une surévaluation et un surinvestissement de l’approche assimilationniste et unitariste. Car le maintien de ce rapport idéalisant empêche d’affronter les défis de l’époque.
- L’orientation pratique d’une nouvelle politique doit en conséquence prendre à bras le corps les problèmes récurrents qui fabriquent et durcissent les frontières (internes et externes, les deux étant par définition liées) de la société française : la stigmatisation de l’immigration et l’instrumentalisation politique de groupes jouant le rôle de « bouc-émissaire » ; la permanence des logiques de racialisation, de ségrégation et de discrimination qui fabriquent en sourdine des hiérarchies et des clivages ; le déni et l’occultation de la parole des premiers concernés qui empêchent l’émergence d’une approche démocratique des politiques publiques ; les processus d’altérisation et de minorisation. Ce sont là, à notre sens, les clés réelles, à la fois idéales et pragmatiques auxquelles une nouvelle politique publique doit en toute priorité se consacrer.

Voir en ligne : télécharger l’intégralité du rapport

Notes

[1Pour mémoire : des grèves de la faim contre les expulsions en 1972, la grève contre les actes racistes déclenchée par le Mouvement des Travailleurs Arabes en 1973, la grève des loyers de la Sonacotra (1975-79), puis les grèves dans le secteur automobile (Citroën et Talbot, 1982-84) sont quelques exemples qui témoignent de mobilisations souvent occultées ou minorées.

[2Ces deux mouvements étant représentés par exemple par l’émergence de nouvelles générations de hauts fonctionnaires, par le poids pris par le ministère de l’Economie, et par la création de la Direction de la population et des migrations. Cf. sur ces points les travaux de Sylvain Laurens (2009).

[310 A noter que certains scientifiques accordent du crédit à cette notion : des statisticiens de l’INED, par exemple, discutent de cela lors d’un « Séminaire sur les problèmes posés par les enfants de travailleurs migrants » (Paris, décembre 1968). La prégnance de cette idée, justifie aux yeux de certains élus, des pratiques discriminatoires dans l’accès à l’école, qui, pour certaines, donneront lieu à de premières condamnations pénales pour « discrimination raciale ».

[4Conseil de l’Europe, « Résolution (70) 35 du Conseil des ministres sur la scolarisation des enfants de travailleurs migrants ».

[5Des associations et surtout les travailleurs immigrés eux-mêmes ont dénoncé cette situation (manifestations, grève dans les usines de la Ciotat à l’initiative du Mouvement des travailleurs Algériens, etc.), avec le soutien d’une pression du gouvernement Algérien sur la France (décision de suspendre l’émigration vers la France, etc.).

[6SAGOT-DUVAUROUX Jean-Louis, « Cinq ans d’une loi », Droit et liberté, n°360, août 1977.

[7Cette banalité est connue des administrations centrales, puisque le ministère des Affaires sociales diffuse une circulaire explicite : « En ce qui concerne l’enregistrement des offres d’emploi par les services de l’Agence nationale pour l’emploi, la règle est désormais de refuser, en général, toute mention discriminatoire ». Ibid.

[8En réaction à la mort de plusieurs jeunes suite à des interventions policières au Minguettes (Vénissieux), entre 1979 et 1982, l’association SOS avenir Minguettes a initié la première « Marche pour l’égalité et contre le racisme », partie de Marseille le 15 octobre 1983 et arrivée à Paris le 3 décembre avec un défilé réunissant près de 100.000 personnes.

[9Selon le terme de la circulaire n°86-120, « Accueil et intégration des élèves étrangers dans les écoles, collèges et lycées », BO n°13 du 3 avril 1986.

[10La circulaire du 1er juillet 1981, dans ses annexes techniques, propose de retenir le critère du « pourcentage de classes élémentaires ayant plus de 30% d’étrangers ou non francophones [ainsi que] le pourcentage global d’élèves étrangers ou non francophones dans les collèges et les SES ». MEN, Circulaire n°81-238 du 1er juillet 1981.

[11Précisons qu’une politique de discrimination positive stricto sensu, comme celle pratiquée en Inde ou aux Etats-Unis d’Amérique, comporte une dimension politique et vise un objectif patriotique à savoir l’appartenance commune à la nation. Objectif qui semble couronné de succès, aux Etats- Unis, du point de vue de l’attachement patriotique des Noirs ou afro-américains.

[12Pour rappel, lorsque nous parlons de « question ethnique », cela renvoie strictement au fait que des processus fabriquant des assignations et des identifications « ethnique » et/ou « raciale » sont concrètement à l’oeuvre - alors que l’on voudrait au contraire bannir ces catégories ou éviter qu’elles ne soient structurantes de la communauté politique.

[13Au point que l’on retrouve le même argument, par exemple en 2008, dans les discussions de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), pour justifier de ne pas nommer « racisme » le sort réservé aux « Roms et gens du voyage ». La commission s’interroge (CNCDH 2008, p.31-32) : « Peut-on parler de racisme ? », et discute de savoir si le traitement qu’ils subissent est « lié aux origines et à l’identité culturelle même de ces personnes, plutôt qu’à leur mode d’habiter ». S’appuyant sur l’argument que « les Gens du voyage ne peuvent être assimilés à une minorité en raison de la diversité des situations (...), et surtout du fait que le droit français ne reconnaît pas la notion juridique de minorité », l’on écarte de fait la qualification de racisme.

[14Ces logiques se poursuivent, comme le montre le référentiel FLI, qui postule qu’il « serait nécessaire de parler d’abord la langue pour ensuite s’intégrer » (Bruneau et alli, 2012), ce qui est à la fois politiquement discutable et sociologiquement tout à fait hasardeux.

[15Les alternances politiques ont conduit à des reflux de ces logiques de durcissement (sous la Gauche), mais reflux toujours partiels, qui ne sont jamais arrivés à rompre avec une tendance globale à la diffusion du schéma ethnonationaliste.

[16Avis rendu par l’assemblée générale du Conseil d’Etat, n°346.893, séance du 27 novembre 1989.

[17Notamment, à travers la fameuse affaire « Gabrielle Defrenne vs Sabena » (1976), qui a conduit l’hôtesse de l’air à faire reconnaître le caractère contraignant des textes fondateurs de l’Union européenne (en l’occurrence, l’article 119 du Traité de Rome de 1957), et par voie de conséquence a permis de faire condamner sur cette base les discriminations salariales et de carrières entre hommes et femmes alors en usage chez son employeur comme plus largement dans l’aviation civile.

[18Déclaration sur la prévention de la discrimination raciale et de la xénophobie et la promotion de l’égalité de traitement sur le lieu de travail adoptée lors du Sommet du Dialogue social à Florence, le 21 octobre 1995.

[19Respectivement : URMIS, Unité de recherche « Migrations et sociétés » du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; CADIS, Centre d’analyse et d’intervention sociologiques de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

[20Respectivement : FAS, Fonds d’action sociale (pour les travailleurs immigrés et leurs familles), puis FASILD, Fonds d’action et de soutien à l’intégration et à la lutte contre les discriminations.

[21Le « 114 » est un numéro vert mis en place par le gouvernement en mai 2000, consacré aux « victimes et témoins de discriminations raciales », et géré par le groupement d’intérêt public, le GELD, chargé de combiner une mission d’études et le développement d’une action publique de lutte contre les discriminations. Les plaintes de nature discriminatoire sont alors renvoyées sur les CODAC (Commissions départementales d’accès à la citoyenneté) chargées d’y répondre localement par une médiation qui s’est avérée peu efficace, partiale et menée au détriment d’une logique de droit. Après une tentative de « relance », ces CODAC ont été remplacées par les COPEC (commissions pour la promotion de l’égalité des chances).

[22Le programme ASPECT (Action Spécifique Pour l’Egalité des Chances au Travail), conduit en Rhône-Alpes par ISM-Corum, est l’un des premiers programmes français impliquant les partenaires sociaux (1999-2001). CGT, CFDT, FO, CFE CGC, CFTC, MEDEF, CGPME et UPA ont notamment signé en juin 1999 une déclaration commune sur les discriminations raciales dans le monde du travail et cherché à sensibiliser les représentants du personnel dans les entreprises pour développer le dialogue social sur ce thème.

[23L’interdit légal couvrait à l’époque 18 critères, aujourd’hui 20 au pénal (et 21 dans le droit du travail).

[24Circulaire interministérielle DPM/ACI 2 n° 2001-526 du 30 octobre 2001.

[26C. Bébéar, Des entreprises aux couleurs de la France (novembre 2004), Y. Sabeg et L. Méhaignerie, Les oubliés de l’égalité des chances (janvier 2004), L. Blivet, Ni quotas, ni indifférence : les entreprises et l’égalité positive (octobre 2004), D. Versini, Rapport sur la diversité dans la fonction publique (décembre 2004), A. Begag, La République à ciel ouvert, (décembre 2004), E. Keslassy, Ouvrir les grandes écoles à la diversité (janvier 2006), et Ouvrir la politique à la diversité (janvier 2009).

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