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Effet pervers des objectifs de réussite sur l’ethnicisation des publics : observations dans une école élémentaire

Article paru dans la revue VEI-Diversité n°172 "La réussite éducative, enjeux et territoires", publié sur ce site avec l’aimable autorisation de l’auteure

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablejeudi 25 juillet 2013, par Isabelle LOHRO-LEMAIRE

La réussite éducative fait partie de l’éthique professionnelle des enseignants, mais elle est aussi une obligation de résultat de l’institution par rapport à son public. Obligation qui s’impose d’autant plus aux enseignants que les parents d’élèves connaissent parfaitement les enjeux d’un parcours scolaire chaotique sur l’avenir de leurs enfants.
Pour remplir leur mission, les professionnels recourent à toute la batterie de dispositifs d’aides scolaires et éducatives, mais ils se trouvent sur la défensive lorsque les difficultés d’un élève persistent. C’est ici que s’ouvre une brèche pour l’expression de préjugés ethniques euphémisés en handicaps socioculturels. Lorsqu’un élève n’atteint pas les compétences normées du cursus, la nécessité d’exclure, peu confortable moralement, va s’ancrer dans des discours dévalorisants sur les familles.

Professeur des écoles dans le Val d’Oise, j’ai mené pendant une année scolaire, une série d’entretiens et d’observations auprès des enseignants d’une école élémentaire. Il s’agissait de comprendre comment les catégorisations ethniques surgissaient dans les discours sur la difficulté scolaire [1]. Pour cette recherche, je me suis questionnée non pas sur les difficultés scolaires liées à l’origine ethnique mais sur l’apparition d’une imputation ethnique des élèves en difficulté. En d’autres termes, est-ce que le manque de réussite scolaire ne favorise pas une catégorisation ethnique des élèves.
J’ai observé plusieurs réunions professionnelles sur les élèves en difficulté ainsi que des équipes éducatives [2] ; j’ai également recueilli les témoignages des enseignants chargés de classe, ainsi que des enseignants du réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED).
Dans cette école élémentaire, qui ne relève pas de l’éducation prioritaire, les dispositifs prévus par la loi s’avèrent efficaces pour résoudre la difficulté passagère, mais certains élèves résistent aux remédiations. L’ambition de la réussite pour tous génère une pression sur les publics les plus fragiles.

La réussite pour tous et les élèves en difficulté persistante

Deux dispositifs mobilisateurs

La Loi d’Orientation de 2005 [3] affiche un objectif ambitieux de réussite pour tous, notamment à travers l’aide personnalisée et le programme personnalisé de réussite éducative (PPRE). A l’école T., ces deux dispositifs semblent jouer leur rôle mobilisateur.

L’aide personnalisée est organisée en petits groupes d’élèves. A chaque nouvelle période scolaire, le public des élèves pris en charge est modifié, ainsi que le contenu des différents ateliers proposés.

Tableau 1 : Fréquence de la prise en charge des élèves en Aide Personnalisée à l’école du T.
Nombre d’élèves Pris en charge au moins une période Pris en charge 1 période Pris en charge 2 périodes Pris en charge 3 périodes Pris en charge 4 périodes
216 117 42 26 20 29
100% 54% 19% 12% 9% 13%
100% 36% 22% 17% 25%

Une bonne moitié des élèves de l’école reçoit donc l’aide personnalisée, selon un pilotage assez fin puisque le dispositif est ajusté quatre fois par an. Pour presque 60% des élèves aidés, il n’a pas paru nécessaire de les soutenir sur plus de deux périodes. 36% d’entre eux n’ont été aidés que pendant une période. En revanche, une trentaine d’élèves ont été pris en charge à toutes les périodes observées : ils représentent 13% des élèves de l’école, et 25% des élèves aidés. Certains d’entre eux apparaissent aussi dans l’aide spécialisée, les Programmes personnalisés de réussite éducative (PPRE), et parmi les redoublants.
La rédaction d’un PPRE est obligatoire pour les élèves maintenus. Un PPRE doit également être rédigé pour les élèves qui passent de justesse, mais c’est l’enseignant qui en apprécie l’opportunité ; certains limitent la rédaction des PPRE aux critères obligatoires ( élèves redoublants) d’autres les rédigent pour éviter les reproches des familles, de leurs collègues ou de la hiérarchie. Certains enseignants, enfin, mettent en place des PPRE en cours d’année si une difficulté surgit.

Tableau 2 : élèves faisant l’objet d’un PPRE à l’école T. en 2011/2012
PPRE car redoublement (formalité obligatoire) PPRE car passage de justesse PPRE en cours d’année
13 élèves 13 élèves 3 élèves

Les treize redoublants ont rarement été pris en charge toute l’année en aide personnalisée, certains parce qu’ils n’ont plus besoin d’aide, d’autres, parce que les enseignants considèrent qu’ils ne sont pas suffisamment motivés ; le maintien n’a pas été efficace. Les élèves qui sont passés de justesse font l’objet d’une attention particulière : neuf sur treize sont aidés toute l’année. Les élèves qui ont fait l’objet d’un PPRE en cours d’année ont tous été maintenus ensuite.
Si l’effet propre du PPRE sur la réussite scolaire semble mitigé, du moins permet-il une attention particulière sur les élèves les plus fragiles.
Dans l’extrait d’entretien suivant, l’élève a rencontré des difficultés passagères qu’il parvient à surmonter. H. est élève de CE2 à l’école T..Maintenu, il a fait l’objet d’un Programme personnalisé de réussite éducative. « Son problème, c’est un problème de langue : ses difficultés concernent surtout le vocabulaire. Il travaille énormément, c’est un bon maintien car il a pris confiance en lui. Sa maman lui fait faire ses devoirs, à la maison. Elle le suit...en l’encourageant.... Il n’est pas pris en charge par le RASED mais il a eu de l’aide personnalisée deux fois dans l’année. » L’enseignante produit un discours positif sur H. et sa famille.

La difficulté persistante

Pour une minorité d’élève en grande difficulté, ni l’empilement des dispositifs d’aide, ni le recours à l’implication des familles, ne permettent d’atteindre les compétences demandées. Or, les textes officiels insistent sur la réussite, l’institution scolaire s’engage sur des compétences minimales à atteindre selon un rythme d’acquisition déterminé. Bien que la difficulté persistante relève spécifiquement du RASED, elle est souvent traitée par un empilement des aides. Ainsi, alors que les deux dispositifs ne devraient pas se recouper, quinze des vingt-cinq élèves pris en charge par le réseau d’aide ont également participé à l’aide personnalisée pendant les quatre périodes. Cette mobilisation éducative intense favorise les discours stigmatisants. Voici deux exemples où l’on observe à travers des extraits d’entretien comment la pression éducative peut susciter des jugements ethnicisants.

Acharnement éducatif, malaise professionnel et jugements dévalorisants sur la famille : deux élèves en grande difficulté au début du cycle 3, M et P, suscitent d’abondants commentaires.

Point de vue de l’enseignante du RASED sur P : « Il y a un gamin qui est en CE2, la numération ça ne passe pas. L’enseignante demande l’aide pédagogique. Elle est encore très optimiste en disant, "Il va arriver à sauter la dizaine", mais moi je sais que ce n’est pas la peine, elle va mettre le paquet dessus, et revenir, et revenir. »
« Je me suis battu avec le CMPP. Il y avait une psychopédagogue qui disait, "ça va venir, ça ne relève pas de l’orthophoniste, il faut construire les repères espace temps, le lien affectif et l’identité personnelle". Finalement je lui ai dit : je veux un bilan ortho. »
« Tout a été mis en place. En insistant lourdement il est allé au CMPP... » « Il vit dans un contexte familial difficile : 14 enfants, 3 mamans. Il dort par terre : ce n’est pas évident pour la construction de l’identité. En plus papa tape une des mamans... »

Echanges entre les enseignantes des deux frères lors d’une réunion : l’enseignante de M. est très contente parce qu’il sait lire « Alors lui vraiment c’est super ! ». Plus tard elle échange avec sa collègue « Ben oui, t’as son frère, c’est le même ! » Enfin dans un troisième temps la conversation revient sur ces deux frères : « Au moins, ils sont élèves » « Il est malheureux ». Les commentaires s’élargissent sur la famille : « ...ils ne font pas leurs devoirs, le contexte familial est difficile, la maman ne peut pas aider, elle fait à manger pour douze. Les cahiers sont sales, il y a un manque affectif. Le papa non plus n’aide pas, occupé à choisir sa femme pour le soir. »

Point de vue de l’enseignante de M : « C’est très bizarre, j’ai appris que ses grands frères avaient tous été en SEGPA ; ça, ça m’a interpellé... Quand je l’ai proposé, je ne le savais pas... Je l’ai pris en soutien aussi, et le coup de pouce du maître E a été très positif .... Là il arrivait à maturité pour lire...La maman n’est pas tellement ouverte au fait que son fils soit en difficulté, elle est trop contente. Il lit. Et puis on a valorisé ça. C’est normal ...ça fait trois ans que les collègues se battent, tout le monde est très content. Elle ne comprend pas qu’après je dise [qu’il faut une orientation SEGPA]...Mais il a un niveau CP ... je le garde en soutien, toute l’année...Cela ne sert à rien... mais si je ne le prends pas, il va se sentir abandonné. »

Lors de ces échanges très libres, les enseignants se sentent démunis devant le décalage entre les compétences exigées et le niveau de leurs élèves. Ces propos illustrent leurs efforts, leur sentiment d’impuissance et le jugement social qui s’inscrit dans ce contexte.

Une équipe éducative : où l’éducation des parents vient justifier un écart à la norme des compétences scolaires.

Les élèves redoublants dont la difficulté persiste sont l’objet d’équipes éducatives, réunions bilan entre les agents de l’école les partenaires extérieurs et les familles, dont l’enjeu réel est de préparer l’avenir scolaire : faire le point régulièrement sur les progrès de l’élève, et préparer les familles à une orientation dans les filières spécialisées. Le récit d’une équipe éducative illustre les ambiguïtés de ce dispositif.
N. est une jeune élève née en Tunisie. Une équipe éducative se réunit pour elle, à laquelle assistent l’enseignante, également directrice de l’école, le maître E, et la représentante de l’orthophoniste. C’est en raison de son faible niveau que l’équipe est réunie pour faire le point mais il n’y a rien à décider : elle a redoublé une fois son CP et passe au CE1 l’an prochain. Néanmoins, il existe un enjeu. En effet, la petite fille n’est pas autorisée à participer à la traditionnelle classe verte proposée à tous les CP et l’enseignante voudrait convaincre la famille de laisser partir cette élève une semaine avec sa classe, d’autant qu’elle a fait le voyage dans les mêmes conditions l’année précédente. La réunion commence en retard car la maman ne s’est pas présentée, et c’est la sœur, majeure, qui arrive pour représenter les parents. En attendant, l’enseignante expose les difficultés de l’élève :
« Elle a un très petit niveau bien qu’elle redouble ; les résultats aux évaluations CP, c’est moyen ou faible. En maths elle n’a pas réussi, ce qui est bizarre : elle a du être perturbée car d’habitude elle y arrive mieux. Il y a beaucoup de confusion de sons, elle va beaucoup chez l’orthophoniste. Mais à la maison, elle est une "chose" ». Pour l’enseignante, la maman éduque sa fille dans la passivité. La sœur de N. se présente alors et s’excuse pour sa mère qui ne parle pas bien français. Mais selon l’enseignante, « La maman se débrouille en français ». Au cours de l’entretien, la sœur de N. justifie ses difficultés de lecture par des confusions de sons qui en arabe ne sont pas différenciés, N. n’est en France que depuis deux ans. L’équipe éducative a constaté l’écart persistant entre les compétences de l’élève et les exigences scolaires, en identifiant une difficulté spécifique, la confusion des sons, qui s’explique par une acquisition récente du français. Néanmoins, la maîtresse craint que cette élève soit encore en difficulté l’an prochain et impute la lenteur des progrès à une éducation peu stimulante. Une grande partie de la réunion est consacrée à la négociation sur le départ de N. en classe verte.
L’équipe éducative fonctionne comme un rappel à l’ordre de la famille. Mais les arguments pédagogiques disparaissent derrière l’injonction éducative.

L’ambition de réussite pour tous : une obligation de résultat qui émane de l’institution et des usagers de l’école

Une obligation de résultat ?

Au sein de l’école, les acteurs sociaux - agents de l’institution et parents d’élèves - sont parfaitement conscients des enjeux liés à la difficulté scolaire et ses conséquences sur le parcours scolaire. Lors de ma recherche, j’ai recensé dans les textes officiels les différentes exigences de l’institution. A travers les entretiens j’ai observé comment ces contraintes s’imposaient effectivement aux agents. Ceux-ci agissent pour faire respecter le système des paliers du cursus scolaire, sous le regard croisé de leur hiérarchie et de leurs pairs, tout en recherchant la coopération des parents.

Enjeu : réussite de tous les élèves (= bons résultats d’évaluations + pas de redoublement)

Contrôle de l’institution

La hiérarchie : Inspecteur de la circonscription relayé par la direction de l’école.
- Exemple : l’inspecteur de circonscription donne des directives pour limiter le nombre de redoublements : en cas de contestation de la décision de redoublement par les parents, le dossier de l’enseignant devra être très étayé s’il souhaite un arbitrage favorable de la commission des redoublements. Il ne faudra pas non plus multiplier les propositions de redoublement conflictuelles.

Les pairs : enseignants des autres classes
- Exemple1 : un enseignant de CE1 reproche à son collègue de CP de ne pas avoir signalé la difficulté d’un élève qu’il va être obligé de faire redoubler. Il aurait dû rédiger un PPRE lors du passage CP / CE1, car les parents pensent que la difficulté est récente et vient de l’enseignant actuel.
- Exemple 2 : Les professeurs de cycle 3 reprochent à leurs collègues de cycle 2 de négliger les mathématiques ; les élèves de cycle 3 ont des lacunes irrécupérables au cycle 3 et des mauvais résultats aux évaluations.

les pairs : spécialistes du RASED
- Exemple 1 : Dans un bilan anuel diffusé à l’inspection, le Réseau d’aide rend compte des demandes d’interventions des chargés de classe : « Nous notons parfois un manque de pertinence des demandes d’aides au cycle 1 et cycle 2 ... Des investigations ultérieures ont montré que ces demandes n’étaient pas forcément justifiées. »
- Exemple 2 Les enseignantes spécialisées évaluent les élèves susceptibles de redoubler et donnent leur avis sur la décision du maître.

Recherche de coopération des familles

- suivi scolaire : matériel, devoirs à la maison, signatures des cahiers
- rendez-vous enseignant / famille
- propositions d’aide du RASED : maître E ( aide pédagogique spécialisée), Psychologue scolaire
- propositions d’aides externes : orthophoniste, psychopédagogue, psychomotricien...

Une difficulté persistante met en défaut les systèmes de valeur de l’école, à la fois les valeurs égalitaires, et l’exigence légitime d’un niveau minimum pour tous [4]. Des enseignants ont évoqué dans les entretiens leur malaise sur le plan éthique, par exemple la difficulté morale d’imposer un choix d’orientation négatif : « Ce n’est pas toujours facile de décider, on ne sait pas si c’est vraiment le bon choix pour l’élève ». Ils sont interpellés par les critères raciaux qui semblent déterminer des orientations négatives : « Il n’y a presque pas de blancs en CLIS ...et c’est ça l’égalité républicaine à l’école de la République ???!!! »

Les modalités de relations aux familles : parent passif, parent résistant, parent coopérant

Tous les parents ne disposent pas des mêmes capacités de négociation du cursus de leurs enfants. À travers les exemples rencontrés à l’école T., j’ai relevé trois types d’interactions. Dans certains cas, les parents ne peuvent ni coopérer ni résister aux pressions de l’école. Par exemple, à l’école T. une famille fait l’objet de mesures éducatives depuis des années. Les publics étiquetés de la sorte contestent rarement les avis des enseignants et s’efforcent de répondre à leurs attentes. Pour ces familles clientes du travail social, les différentes injonctions de prise en charge frisent le harcèlement. « Une famille de catégorie aisée, on prendrait des gants avant de l’amener à accepter une aide » (enseignant du RASED). Dans ces cas extrêmes, la contrainte exercée sur les familles n’améliore pas sensiblement le destin scolaire des enfants. A l’inverse, une famille peu sollicitée tout au long de l’année a dû accepter un maintien au moment des décisions de passage.
Certains parents qui subissent les jugements et les injonctions des agents de l’institution opposent une résistance. Ils entendent se comporter comme des usagers de l’institution. En ce sens, ils se conforment au rôle de l’acteur informé et rationnel du référentiel néolibéral [5]. Ils demandent l’avis d’experts indépendants, ils utilisent les ressources du marché scolaire, ils font appel des décisions. « Ils ont dit qu’ils allaient le mettre dans le privé, ça m’a énervé. Ils croient qu’ils pourront passer outre le redoublement. » (enseignant du RASED).
Dans d’autres cas, enfin, une coopération s’établit avec les parents, les relations apaisées permettent d’instaurer un partenariat, les décisions sont prises avec le consentement des parents. (Exemple de l’élève H. décrit plus haut).

Des discours ethnicisants venant justifier des orientations négatives

Ethnicisation et jugement professoral

Les catégorisations socio-ethniques sont des processus ordinaires décrits par la sociologie et la psychologie sociale [6]. L’ethnicisation est le « processus par lequel l’imputation ou la revendication d’appartenance ethnique devient un référent déterminant ... de l’action et dans l’interaction » [7]. Elle s’inscrit dans une dynamique de domination et de classement social.
L’école aussi est un lieu de catégorisation ethnico-raciale [8], par exemple lorsqu ’elle impute aux parents les difficultés sur la base d’ « une altérité qui cumule infériorité socio-économique et différence ethnique ». Des travaux déjà anciens ont montré que la relation maitre élève était influencée par des jugements sociaux et ethnico-raciaux [9]. Le jugement professoral est parfois perturbé par une implication trop émotionelle.

Typologies des jugements ethnicisants dans les discours recueillis.

A l’école T. les discours des enseignants ont pu aller jusqu’à des manifestations d’animosité et d’agacement assez marquées à l’encontre des publics en difficulté : « Je suis en colère contre la maman », « Il est d’une passivité ! Il n’a pas d’orgueil...il n’est pas touché ...Il est pervers.... ». Ces discours émotionnels vont souvent de pair avec une implication importante : « J’ai tout essayé » ou « Je rencontrais les parents tous les soirs ».
Tout au long de l’année, une quinzaine d’élèves en difficulté ont finalement suscité les commentaires les plus abondants : élèves pris en charge par le RASED, par l’aide personnalisée, proposés au redoublement, faisant l’objet d’équipes éducatives. En classant les discours sur la difficulté scolaire sur mon terrain d’enquête j’ai dégagé trois types de jugements qui réfèrent plus ou moins explicitement à l’imputation ethnique.

- Type 1 : Jugement très dévalorisant sur la famille sur des critères à la fois sociaux, culturels, et éducatifs. Imputation ethnique explicite, le groupe ethnique est nommé ( Africain, black) et stéréotypé ( polygamie, mouche tsé tsé, baobab). Parents « passifs » : se plient aux injonctions, ou évitent de contredire l’institution. Les élèves sont jugés agréables avec peut-être une nuance entre les garçons et les filles : garçons gentils mais un peu agités, filles effacées.

- Type 2 : Jugement dévalorisant envers les familles sur le registre de l’incapacité éducative. Pas d’imputation ethnique explicite, relations parents école sur le mode du rapport de force. Parents résistants qui se comporte en usagers. Tendance au rejet plus ou moins marqué de la part des enseignants. Élèves passifs et renfermés.

- Type 3 : Peu de jugement marqué sur la famille. Imputation ethnique sur le registre linguistique,-être non francophone- et comme difficulté « technique » due à la langue parlée à la maison. Relations avec les parents sur le mode d’une recherche de coopération. Élèves jugés volontaires.

Décisions de maintien, préjugés socio-ethniques.

La réussite éducative a ses laissés pour compte, victimes précoces de la fonction hiérarchisante de l’école dans la société. Cette année là, à l’école T., cinq passages étaient problématiques au cycle 2. Dans deux cas, les enseignants se sont interrogés mais l’élève est passé de justesse. Dans deux autres cas, les enseignants n’hésitaient pas mais les parents voulaient contester la décision de l’école. Le cinquième cas était un passage de justesse qui s’est transformé en redoublement de façon inattendue.

Deux passages de justesse :
- Elève 1 : peu ethnicisé (catégorisé une fois comme « français »).
- Élève 2 : appartient au groupe ethnicisé type 3, élève ayant des difficultés linguistiques mais travailleur. Néanmoins, quelques jugements d’ordre « culturel » ont été émis sur la famille à travers deux entretiens individuels et une observation de réunion. Famille un peu « résistante » : a contesté une décision concernant la grande sœur il y a trois ans.

Deux redoublements problématiques : les deux élèves appartiennent au groupe ethnicisé type 2. Les parents discutent et contestent les décisions. Ils ont fait appel de la décision de redoublement, mais la commission d’appel a donné raison à l’école.

Un passage de justesse qui se transforme en redoublement : Alors que cet élève fragile devait passer de justesse d’après le professeur ( entretien de mars) et d’après la réunion de concertation (début avril), un redoublement a finalement été proposé in extremis à la famille, qui a accepté après un entretien avec la directrice. Groupe ethnicisé type 1.

Les jugements professoraux sont influencés par les représentations des agents sur les élèves et les familles, ainsi que par la relation avec les parents d’élèves. Dans le contexte de la difficulté scolaire, la pression éducative devient contre productive, elle renforce les hiérarchies sociales, et ethnico-raciales.

Pour aller plus loin

Isabelle Lohro-Lemaire, Saillance de l’ethnicité dans la construction des publics de la difficulté scolaire : observations dans une école élémentaire
Mémoire de Master 2 Recherche, Migrations et Relations Interethniques, Université Paris 7 Diderot

Notes

[2Décret n°89-122 du 24 février 1989 - art. 3 (V) L’équipe éducative « est réunie par le directeur chaque fois que l’examen de la situation d’un élève ou d’un groupe d’élèves l’exige qu’il s’agisse de l’efficience scolaire, de l’assiduité ou du comportement. »

[3Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école NOR : MENX0400282L Loi n° 2005-380 du 23-4-2005. JO du 24-4-2005

[4F. DUBET, Déclin de l’institution et/ou néolibéralisme ? , In Education et sociétés, 2010/1 n° 25, p. 17-34.

[5B.JOBERT, Le tournant néo-libéral en Europe idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan 1994. Le référentiel néolibéral repose sur la compétition entre individus et la mise en place par l’Etat des conditions d’une concurrence non faussée

[6F.LORCERIE, L’école et le défi ethnique. Éducation et intégration, Paris, 2003.

[7V.DE RUDDER, C. POIRET,F. VOURC’H, L’inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve des faits, Paris PUF 2000 p.31

[8F. DHUME, S. DUKIC, S.CHAUVEL, P. PERROT, Orientation scolaire et discrimination. De l’(in)égalité de traitement selon « l’origine », Ed. La Documentation Française, coll. HALDE/Etudes et recherches, 2011.

[9D.ZIMMERMANN, Un langage non-verbal de classe : Les processus d’attraction-répulsion des enseignants à l’égard des élèves en fonction de l’origine familiale de ces derniers, Revue Française de Pédagogie Juill.Aout Sept. 1978

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