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Le dispositif ABCD... et moi, et moi, et moi

Enregistrer au format PDF  Version imprimable de cet article Version imprimablemercredi 2 juillet 2014

Témoignage d’une professeure des écoles sur l’impact de la polémique autour des ABCD dans le quotidien du travail et de la relation aux familles.

Contexte

Filles/Garçons
image extraite du site "dessins d’enfants", Les filles et les garçons, c’est pareil ou différent ? Dessins réalisés par des enfants de 5/6 ans après une discussion sur ce thème

J’enseigne dans une école maternelle, située dans un quartier d’habitat social, anciennement ZEP, aujourd’hui RRS. Le collège, récent après démolition de l’ancien, n’est pas entré dans le dispositif ECLAIR, la volonté politique est d’en élargir le recrutement, mixité sociale etc... Nos écoles maternelles et élémentaires sont, elles, toujours en bas des tours, même si le quartier évolue, est rénové, réhabilité.

La directrice de l’école est déchargée à trois quart temps parce qu’elle est également coordinatrice de la ZEP. Sa disponibilité assure un certain confort, elle est toujours présente pour répondre aux parents qui la sollicitent, et bien des conflits sont désamorcés et n’atteignent pas les classes.

L’équipe est stable, la directrice et un noyau dur de l’équipe travaillent sur le quartier de longue date mais chaque année une personne est nommée à titre provisoire (sur la classe de la directrice) et ce sont toujours des rencontres et expériences enrichissantes. Du fait de cette stabilité les familles du quartier ont une bonne confiance dans l’école. Les dispositifs passerelles pour l’entrée à l’école sont l’objet d’un soin et d’une attention particulière pour l’équipe afin que la confiance s’instaure dès les premiers moments et dans des phases clés de la scolarité.

Les familles étaient jusqu’ici peu intrusives sur les contenus proposés, mais savaient qu’elles étaient toujours bienvenues. Des temps de rencontres, d’expositions de travaux d’élèves, les sorties sont autant de moments informels où l’on peut mesurer l’indice de leur confiance.

Pour autant les réalités sociales peuvent être très dures. Le rapport à l’école ou à la chose scolaire parfois difficile.

L’école et la conscience de la nécessité de lutter contre les préjugés

Au fil des ans, selon les cohortes et l’évolution de la société, les enseignants ont eu à faire face dans leurs classes à la nécessité d’éduquer au « vivre ensemble » de façon plus aigüe, résurgence de phénomènes « racistes », préjugés sexistes et malaise des enfants quand il s’agit d’évoquer les sujets liés au corps humain. Parallèlement aux contenus, développés en découverte du monde, sur le vivant, l’hygiène, le corps, l’équipe s’est donc saisie de ces questions de stéréotypes au quotidien, intervenant sur les « dérapages » et a également eu la volonté d’actions plus significatives.

Les enseignants de l’école sont vigilants sur ces questions et veillent à ne pas eux-mêmes induire ces stéréotypes, ils veillent à ce que filles et garçons aient accès aux mêmes jeux, essaient d’équilibrer les temps de parole, tout en ayant conscience également d’être eux-mêmes et elles-mêmes le produit de certaines constructions mentales et sans doute sujet à les reproduire.

Durant l’année scolaire 2011-2012 un temps fort d’une semaine a par exemple été organisé. Un projet pédagogique rédigé pour ce projet spécifique avec intervention d’une infirmière sur des ateliers autour des préjugés sexistes, de la conscience de son corps, des différences sexuelles garçon/fille... Des ouvrages de littérature de jeunesse ont été lus, partagés (par ex. Marre du rose, Ilya Green, A quoi tu joues, Roger &Sol, ed.Sarbacane...), des séquences pédagogiques (issues de 50 activités pour l’égalité filles-garçons à l’école, SCEREN) ont été menées, ont eu lieu, des jeux où les enfants se sont projetés pouvant exercer différents métiers quelque soit leur genre.

Ce travail s’est effectuée en toute transparence comme les activités « ordinaires » de la vie des classes et en fin d’année une exposition le présentait aux parents.

L’école et les ABCD de l’égalité

L’école ne se situe pas dans une académie retenue pour tester le dispositif et l’équipe pédagogique n’a pas eu l’occasion de prendre connaissance des contenus dans leurs détails. Cependant elle a accueilli favorablement la nouvelle de cette expérimentation quand il en a été question dans les médias, considérant que c’était une préoccupation du ministère qui rejoignait celles que nous estimons également prioritaires dans nos classes. Un a priori positif donc des enseignants... teinté également d’une certaine méfiance face aux « dispositifs imposés », au pilotage de certaines actions quand elles émanent « d’en haut » sans que les équipes n’aient pu se les approprier.

Mais la mise sous les feux de l’actualité des ABCD de l’égalité a par contre eu des répercussions sur les relations avec les familles et le sujet s’est invité au sein de l’école à partir du mois de janvier jusqu’à la fin de l’année scolaire. Dans un premier temps, il a semblé naturel aux enseignants de répondre aux angoisses des parents ceux-ci ayant eu vent (via les réseaux sociaux essentiellement) des annonces du mouvement JRE ("Journée de retrait de l’école"). Aucun parent n’a à l’école répondu à l’appel des JRE, par contre il a fallu beaucoup les rencontrer pour répondre à leurs questions.

Il est à noter que les enseignants n’expérimentant pas le dispositif se sont vus du jour au lendemain devoir réagir à un malaise qu’ils n’avaient absolument pas pu anticiper, certains apprenant par exemple le matin même à la radio le lancement des journées de retrait et leurs motifs, puis devant répondre aux questions des parents.

Les inquiétudes des parents ont été diverses, des rumeurs sur l’apprentissage de la masturbation, de l’inquiétude sur le fait qu’on apprendrait désormais aux enfants qu’ils n’ont pas de genre, qu’on obligerait les garçons à s’habiller en filles, etc.

Les enseignants ont essayé de rassurer... comme ils pouvaient, en s’appuyant sur la confiance qui régnait jusqu’ici. Pour certains parents le simple fait que les enseignants assurent que le dispositif n’était pas appliqué dans l’académie, d’expliciter qu’il était plus question d’éduquer au respect de chacun, que nous tenions les programmes à leur disposition, a été suffisant.

D’autres parents ont sollicité des entretiens individuels et ont eu besoin d’exposer les arguments JRE (et autres propos homophobes, ou délirants face auxquels il était difficile de rester sur sa réserve professionnelle) point à point pour entendre le discours des enseignants, leur garantissant la nécessité de traiter ces questions comme ils l’avaient toujours fait jusqu’ici.

Passés les premiers jours et l’emballement médiatique, quand encore et encore il a fallu expliquer et rassurer, une certaine lassitude s’est faite jour. Cela dépassait le travail ordinaire qui consiste à « penser » les relations école-familles. Les enseignants ont dû essuyer la mise en cause de la confiance fortement éprouvée dans cet épisode. Et pour le coup essuyer aussi la totale improductivité des échos du dispositif dans notre école, une classe santé telle que celle organisée auparavant aurait été impossible pour ne pas attiser les tensions, pour parler de sujets où il était fait mention de garçons-filles, il fallait peser chaque mot, si un enfant faisait un lapsus on courrait à la polémique...

Il a fallu déjà beaucoup renoncer. Renoncer, ou plutôt mettre en veilleuse, des convictions et des combats personnels de longue date. Pourquoi ? Pour continuer d’accueillir, pour rassurer du fait qu’on prenne soin du petit enfant qui nous est confié dans son intégrité, dans le respect des valeurs de sa famille, sans jugement. Accueillir tout en explicitant aussi que l’école c’est apprendre à vivre ensemble, y devenir élève, pour apprendre et se transformer, grandir et s’épanouir, s’autoriser à explorer des pans de connaissance inconnus. Avec le secret espoir que la transformation sera une forme d’émancipation pour tout un chacun-e.

Les choses ont semblé se tasser, s’apaiser.

J’ai eu très peur personnellement lors du fameux épisode de la journée de jupe à la mi-mai, action lycéenne. Si en tant que citoyenne, en tant que femme, en tant que mère, je ne pouvais qu’être favorable à un tel pied-de-nez des lycéens, d’un point de vue professionnel je me suis sentie bien plus mal à l’aise. Alors que depuis des semaines je m’échinais à expliquer qu’il ne s’agissait pas d’inciter les garçons à se travestir en filles (alors qu’ils l’ont toujours fait allègrement dans les coins déguisements de nos classes sans que personne n’y trouve rien à redire) voilà cette action, relayée sur le site d’une inspection académique (autant dire avec sa caution si on fait des raccourcis simplistes) à nouveau sous les feux de l’actu. Je me voyais faire face aux discours de parents me disant : « On nous ment, on ne nous dit pas la vérité, vous dites qu’il ne s’agit pas de ça, mais ... », renchérir : « On vous l’avait bien dit, vous nous disiez, mais vous voyez, etc... »

Je ne me voyais plus faire face seule si, de nouveau, j’étais sollicitée sur le sujet par des parents. Nous avons pris la décision en équipe de renvoyer d’éventuels questionnements vers la directrice. Mais nous n’avons pas eu à y recourir sur cet évènement. Je crois que je me suis retranchée ces jours-là dans une certaine froideur, d’ordinaire si accorte, je me suis faite plus distante, ne tendant pas le bâton pour me faire battre en somme.
Durant le moment de convivialité d’accueil des familles suite aux festivités de fin d’année, d’autres parents sont à nouveau venus rencontrer les enseignants ressentant le besoin de parler encore et encore, montrant les tracts et prospectus distribués à la sortie de la Mosquée par le mouvement du Mariage pour tous. A nouveau expliquer, convaincre, éprouvés personnellement, fatigués de dépenser toute cette énergie.

Et réfléchir collectivement en équipe, se dire que là c’est bon, on ne peut plus faire face seul. Qu’une institution doit proposer, opposer un discours à celui que les familles reçoivent. Nous avons besoin d’une parole claire, estampillée (avec un logo officiel !), pédagogique qui soit le relai de la nôtre.

Alors, aujourd’hui, la fin des ABCD ?

Depuis quelques jours, il en est question dans les médias, certains syndicats ou mouvements pédagogiques s’en émeuvent, une certaine gauche crie au renoncement des valeurs.

Aujourd’hui l’annonce qui paraît comme une reculade dans la presse. Peut-être, je ne sais plus que penser. Au fond de moi quand même, comme un soulagement, un peu honteux. Est-ce que je ne serai plus progressiste, est-ce que je trahirais les valeurs de la République ?

J’aspire à retrouver de l’air pour essayer de faire mon travail sans être parasitée et empêchée de le faire. Enseignants en quartier populaire, notre quotidien peut être difficile, mais dans cette équipe, personne ne le subit, nous l’avons choisi, nous venons heureux de notre sort et volontaires, même si nous doutons beaucoup. Il y a fort à faire pour rapprocher les enfants les plus éloignés de l’école des normes que nous inculquons à nos propres enfants, nous enseignants.

Nous ne renoncerons pas à éduquer à l’égalité des droits, ce sont les valeurs de l’école, nous sommes obligés de le rappeler fermement à chaque fois que nous sommes interpellés par les familles sur le sujet, mais nous ne le ferons pas dans la défiance ni contre les publics que nous accueillons.

Et si par hasard, dans le plan de formation, ça pouvait être un sujet traité avec des formateurs vraiment outillés sur le sujet, hé bien… je m’inscris.

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